Vers une Géopolitique des Smart Cities (1/3)

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7 min readFeb 9, 2023

Par Hubert Beroche

Cette série d’articles consacrée à la « Géopolitique des Smart Cities » ambitionne de montrer que les technologies urbaines sont en train de devenir des instruments géopolitiques ainsi que des outils stratégiques dans le cadre de conflits internationaux. A cet égard, Etats et institutions internationales déploient de plus en plus de moyens pour exporter massivement ces technologies et influencer leur développement. Dans ce contexte, mais aussi du fait de la rivalité croissante entre les Etats-Unis et la Chine, la « Smart City » et la « Safe City » constituent des récits stratégiques utilisés respectivement par le camp américain et la Chine pour remporter des confrontations technico-culturelles et de nouveaux marchés.

Dans ce premier article, nous commencerons par nous intéresser aux mutations géopolitiques qui se sont opérés depuis la fin de la Guerre Froide ainsi qu’au rôle des technologies urbaines dans ce « nouvel ordre mondial ».

Un nouvel ordre mondial

Historiquement, la géopolitique se définit comme « la rivalité de pouvoirs entre des Etats pour des territoires»[1]. Le partage de l’Afrique répond ainsi parfaitement à cette définition. En effet, pendant le Nouvel impérialisme (1881–1914), les États européens (France, Allemagne, Royaume-Uni, Italie, etc.) rivalisaient ouvertement par le biais de confrontations militaires et économiques pour le contrôle de territoires africains. Le reste du XXe siècle a élargi et intensifié cette condition géopolitique. Lors de la Première Guerre mondiale, la Seconde Guerre mondiale et la Guerre froide, des pays du monde entier ont ainsi pris part à des conflits internationaux. Si les alliances et les modalités de confrontation ont évolué pendant ces périodes, la réalité géopolitique consistant en des États rivalisant pour des territoires est restée inchangée.

Découpages territoriaux comparés du continent africain en 1883 et en 1913, Source : Wikipédia.

Toutefois, de profondes mutations géopolitiques ont eu lieu depuis la fin de la Guerre froide. A commencer par le fait que les États ne constituent plus les seuls acteurs des conflits internationaux. Villes, organisations et grands entreprises se disputent également des territoires. Pour mieux comprendre cette évolution, il convient de (re)définir ce qu’est un territoire. Traditionnellement, la notion de territoire recouvrait les quatre domaines opérationnels de la terre, la mer, l’air et l’espace. L’on y a récemment attaché le cyberespace comme « cinquième domaine ».[2] Il se définit généralement comme l’agrégation de trois couches interconnectées :

  1. La couche « physique » ou « matérielle », à savoir l’ensemble des infrastructures qui supportent le numérique (centres de données, antennes, câbles sous-marins, capteurs, smartphones,…)
  2. La couche « logique » ou « logicielle », qui constitue le « système nerveux central du cyberespace » et qui comprend les différents protocoles et logiciels à travers lesquels a lieu le traitement, l’agrégation et l’échange de données ;
  3. La couche « sociale », où les êtres humains et organisations consomment et produisent de l’information par le biais de plateformes, applications ou sites web. Il s’agit en substance de la manière dont nous interagissons couramment avec le cyberespace.

Cette dernière couche est si importante qu’elle a conduit certains spécialistes à conceptualiser un sixième domaine, cognitif cette fois.[3] On peut le décrire comme l’utilisation d’informations pour former l’opinion et influencer les comportements : « l’objectif de la guerre cognitive est de faire de chaque être humain une arme. » (OTAN).

Les trois couches du cyberespace

Ces deux nouveaux domaines revêtent une importance particulière car ils introduisent une nouvelle dimension dans la géopolitique contemporaine. Il ne s’agit plus seulement de contrôler et de se disputer des territoires, mais aussi des personnes. Il en découle également de nouvelles formes de contrôle. Si les quatre domaines traditionnels de la géopolitique étaient habituellement conquis par des moyens militaires ou par le biais d’un impérialisme économique, les cyberespaces et les domaines cognitifs peuvent quant à eux être remportés à l’aide d’instruments non-conventionnels tels que des cyberattaques et des actions de cyber-propagande.

Il est intéressant de remarquer que l’addition de ces deux domaines d’opération caractérise également un nouvel ordre international dans lequel “le rôle des dispositifs non militaires pour atteindre des objectifs politiques et stratégiques s’est accru et à même, dans de nombreux cas, dépassé l’efficacité des armes conventionnelles” (Général Valery Gerasimov). Ce phénomène, renforcé par la convergence de plusieurs facteurs (dont la hausse du prix de la guerre, l’interdépendance croissante des économies mondiales, l’interconnectivité numérique…), a conduit à ce que Mark Leonard appelle “l’âge de l’a-paix”. Dans cette nouvelle ère géopolitique qui s’est ouverte avec le XXIe siècle, les acteurs internationaux exploitent leurs interdépendances (numérique, économique, logistique,…) pour accroître leur puissance. Dans ces “guerres de connectivités”, les dispositifs et tactiques visant à occuper des espaces non conventionnels (tels que le cyberespace et le domaine cognitif) sont ainsi préférés aux conflits armés pour conquérir des territoires traditionnels (tels que les terres, la mer et les airs).

Ces éléments nous permettent d’actualiser et d’élargir la définition traditionnelle de la géopolitique. Cette nouvelle géopolitique est caractérisée par l’émergence d’une multiplicité d’acteurs, l’adjonction de deux nouveaux terrains d’opération (le cyberespace et l’espace cognitif) et l’utilisation d’armes non-conventionnelles pour contrôler ces territoires et manoeuvrer dans l’âge de l’a-paix.

Les technologies urbaines jouent un rôle particulièrement stratégique dans ce nouvel ordre mondial. Les technologies urbaines désignent l’utilisation de technologies de l’information et de la donnée pour transformer les villes et l’environnement urbain. Il s’agit donc de « technologies hybrides » dans la mesure où elles sont à la croisée « des bits et des atomes ». D’un point de vue géopolitique, cela signifie qu’il s’agit d’instruments pluridimensionnels. De par leur capacité à opérer dans des espaces urbains et digitaux, elles peuvent se déployer dans (au moins) quatre domaines opérationnels : la terre, l’air, le cyberespace et le domaine cognitif (les personnes).

Cette capacité pluridimensionnelle constitue le premier élément permettant de mieux comprendre le rôle croissant des technologies urbaines dans le paysage géopolitique. Ce phénomène est renforcé par ce que Saskia Sassen a conceptualisé sous le terme d’« urbanisation de la guerre » (urbanization of war).[4] Les villes deviennent de plus en plus le théâtre de conflits internationaux. C’est évidemment vrai pour les guerres conventionnelles et ouvertes, mais aussi pour les guerres asymétriques, c’est-à-dire celles issues de « la rencontre entre des forces conventionnelles et non-conventionnelles ». Dans chacun de ces cas, la ville devient une « technologie de guerre ».[5]

Source : Modern War Institute

La convergence de ces éléments nous permet de comprendre l’importance stratégique des technologies urbaines dans cette nouvelle géopolitique, au moins conceptuellement. Mais qu’est-ce que cela signifie concrètement et comment les technologies urbaines peuvent-elles devenir des dispositifs de pouvoir ?

Vers une militarisation des technologies urbaines

On perçoit aisément comment les technologies urbaines peuvent être utilisées pour contraindre des États et des populations, par exemple en prenant en otage des infrastructures urbaines, en exploitant des données géolocalisées pendant un conflit armé, ou en ciblant des bâtiments à l’aide de drones kamikazes. À cet effet, l’utilisation croissante de technologies autonomes dans les villes donnera lieu à de nouvelles tactiques et formes d’attaques. En 2016, le journaliste Reeves Wiedeman publiait un article de fiction sur une cyberattaque frappant New York. Il y imaginait que les terroristes menaient leur attaque à distance, faisant s’écraser les voitures autonomes dans des murs et renverser des piétons. Paralysés par un virus informatique, les hôpitaux de New York s’avéraient incapables de faire face à la situation d’urgence tandis que le reste de la ville était privée d’électricité. Bien que fictif, cet article met en évidence comment les drones, les véhicules autonomes et les robots de livraison pourraient être instrumentalisés pour récolter des données ou causer des dommages aux villes. Conscient de cette menace, le gouvernement des États-Unis a ajouté DJI, le plus grand fabricant de drones chinois, ainsi que soixante autres sociétés chinoises dont Huawei sur une liste noire d’entreprises susceptibles de constituer une menace pour le territoire américain.

The Big Hack, Reeves Wiedeman, Source: NYMAG

Dans le domaine cognitif, l’Intelligence Artificielle Urbaine peut également être utilisée pour transformer des citadins en armes (phénomène dit de weaponization). Afin de mieux appréhender ces menaces, l’Army Cyber Institute (États-Unis) a imaginé plusieurs scénarios d’attaque cognitive. L’un d’entre eux met en scène un ingénieur de maintenance manipulé par des terroristes ayant utilisé des systèmes d’IA pour identifier sa personnalité et l’endoctriner à l’aide de « fake news » et de messages personnalisés avant de finalement le persuader de leur donner accès aux infrastructures urbaines dont il assurait la protection. Bien que fictif, ce scénario se fonde sur plusieurs éléments réels dont le scandale Cambridge Analytica et souligne la manière dont les technologies urbaines pourraient être exploitées pour transformer des individus en armes de guerre.

Brian David Johnson, Engineering a Traitor [Comment créer un traître] (2018)

Mais les technologies urbaines peuvent également être utilisées de manière plus soft pour contrôler des villes. Comme nous le verrons dans le prochain article de cette série, les plateformes digitales peuvent en effet contribuer à réguler les comportements urbains et reconfigurer des territoires.

[1] : Introduction to Geopolitics [Introduction à la géopolitique], Colin Flint

[2] : Cyberspace — The Fifth Operational Domain [Cyberespace — Le cinquième domaine opérationnel], gén. Larry D. Welch

[3] : Behind NATO’s ‘cognitive warfare’: ‘Battle for your brain’ waged by Western militaries [Derrière la « guerre cognitive » de l’OTAN : la bataille pour les cerveaux menée par les forces armées occidentales], Ben Norton

[4] : Cities at War: Global Insecurity and Urban Resistance [Villes en guerre : insécurité dans le monde et résistance urbaine], Mary Kaldor et Saskia Sassen

[5] : When the City Itself Becomes a Technology of War [Quand la ville elle-même devient une technologie de guerre], Saskia Sassen

A propos de Hubert Beroche

Hubert est le fondateur du Think Tank Urban AI. Il est également l’auteur de la newsletter Metropolis, Entrepreneur en Résidence chez PCA-STREAM et Etudiant à l’Ecole Polytechnique.

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