La maison de retraite, et le thé dans un gobelet en plastique
La vaisselle, le bien vivre et le bien vieillir
C’était un dimanche passé dans une maison de retraite médicalisée dans le sud de la France. On appelle ces maisons Ehpads, Établissements d’Hébergement pour Personnes âgées Dépendantes. C’est un bon Ehpad m’avait-on dit, il est associatif, les pensionnaires s’y sentent bien, il n’y a pas de maltraitance. C’est mieux pour tout le monde.
Arrive l’heure du thé. Un gobelet rempli d’eau bouillante et une touillette sur un plateau vert. Tout est en plastique. Du thé en sachet. Un biscuit et du sucre, emballés. Les gobelets gonflent et se déforment sous l’effet de la chaleur.
Avant l’Ehpad, on faisait le thé dans une théière esprit art déco, en métal. On le buvait dans des tasses à anses, dépareillées, ayant connu meilleure fortune. On faisait du bruit en buvant le thé très chaud, la bouche ouverte pour ne pas se brûler. Nous ne disons rien, mais elle le remarque. Depuis qu’elle est arrivée ici, elle ne peut plus siroter son thé. Les gobelets sont trop chauds pour être manipulés avant que le thé soit tiède. Elle remarque qu’elle, au moins, reçoit un thé, ce qui n’est pas le cas de tous les résidents, car s’il n’est pas servi elle le réclame. Un gobelet de thé, mais pas deux. Il a fallu près d’une heure pour qu’un membre du personnel revienne dans la salle commune, pour obtenir de l’eau chaude pour une réinfusion.
Peut-être fais-je trop attention aux détails. “On a bien choisi l’Ehpad, pour qu’il n’y ait pas de maltraitance.” Sans doute n’y a-t-il pas de gestes violents.
Ce jour là, tous les soignants et les visiteurs se passent des règles les plus élémentaires de la politesse. J’explique à une résidente utilisant un fauteuil roulant que je ne peux pas passer et lui demande si elle peut se déplacer, ou si je peux l’aider à se déplacer. Une des membres du personnel se moque : il n’y a aucune raison d’être polie, personne ici ne peut me comprendre. Son fauteuil est poussé sans un avertissement, sans un “excusez-moi,” un “désolé” ou encore un “merci.” Sans aucune considération pour sa propriétaire.
Dans un article sur son expérience en tant que mère d’un enfant handicapé, Linda Derbyshire note que les micro-pratiques discriminatoires sont autant d’occasions où les discriminations structurelles s’expriment, dans un cercle sans fin normalisant les différences de traitement. L’entreprise pour laquelle elle travaille sépare les personnes en fonction de leur type de handicap à l’heure du déjeuner. Une salle pour les salariés avec des difficultés d’apprentissage qui n’ont le droit qu’à un mug pour boire leur thé. Une autre pour tous les autres salariés, y compris ceux avec des handicaps moteurs, où l’on boit le thé dans une tasse avec coupelle.
Les personnes handicapées, qu’il s’agisse ou non d’un effet de l’âge, se voient refuser les marques de considération les plus banales. Je ne doute pas que le travail en Ehpad soit lui même si peu considéré que cette déshumanisation en devient inévitable. Mais nous devrions être attentifs à ce qui semble être un détail. Pouvoir utiliser sa belle vaisselle, belle parce qu’elle témoigne de toute une vie, est plus important pour le bien vieillir qu’il n’y paraît.