Ode au buffet à vaisselle

Emeline Brulé
Vaisselle ma belle

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La vaisselle est indispensable aux traditions d’hospitalité, même dans ses formes les plus simples, et objet de fierté. On la retrouve par exemple dans le décor dans les peintures de Carl Larsson, Suédois connu pour ses peintures d’intérieurs, ou encore dans la chaumière de Banshees of Inisherin. Les assiettes et plats, ornés, y sont exposés dans des buffets.

Banshees of Inisherin (2022), 58:59

Autrefois incontournable dans les salles à manger, meuble choisi avec soin lors de l’établissement d’un nouveau couple ou légué, le buffet à vaisselle a largement disparu de nos habitations. Il est remplacé par les placards intégrés des cuisines, sacrifié par manque de place, ou a simplement perdu de son utilité dépendant de la vaisselle d’apparat dans les classes moyennes. Le buffet à vaisselle fait partie de ces objets de famille dont la valeur semble compromise, ces meubles “dont les enfants ne veulent pas” parce qu’ils sont difficiles à déménager, trop massifs, passés de mode.

‘Getting ready for a game’ by Carl Larsson, 1901

Le buffet à vaisselle texture le décor des photos de famille, particulièrement celles des repas de fêtes pour lesquels ses services d’apparat sont requis. Il fait partie de la famille des armoires et peut-être défini d’une part par sa fonction, d’autre part par des similarités morphologiques relatives qu’a pu mettre en lumière l’enquête sur le mobilier traditionnel de 1941 à 1946. Le buffet simple est un meuble bas, mais pour accueillir des grands services à vaisselle, le buffet deux corps, composé de deux coffres superposés à portes battantes, devient plus courant.

Extrait de la typologie des buffets à deux corps en Savoie, de “Savoie: le mobilier traditionnel” par Denise Glück (1983, 2004)

Il se compose typiquement d’un corps à portes profond pour les assiettes et plats, surmonté par un plateau et un corps moins profond pour les verres. Il est l’objet d’un foisonement de styles et de variations que l’on peut retrouver dans les notices de ventes aux enchères : remplacement ou complément du corps férmé supérieur par des étagères de dressoir, tablettes sur les flancs qui peuvent accueillir des vases, portes vitrées, tiroirs ou élargissement du plateau pour disposer les plats.

Le buffet bas se répand dans les familles plus modestes au 18ème et 19ème siècle, parfois complété d’une partie vaisselier posée sur le plateau, des étagères conçues pour accueillir assiettes et bols. Il reste cependant rare et simple, est mentionné dans les contrats de mariage comme un apport du mari et le plus souvent utilisé pour ranger le linge. La présence du buffet à vaisselle à deux corps au delà des familles nobles semble se développer au 20ème siècle, mais c’est aussi là qu’on semble en perdre la trace, cesser de l’étudier. Le meuble semble s’élargir dans la deuxième moitié du XXe siècle, allant jusqu’a prendre l’entiéreté d’un mur, avant de disparaître, au moins partiellement, des meubles essentiels.

Archive personnelle

N’en possédant pas pour diverses raisons listées ci-dessus, je suis pourtant fascinée par l’attachement qu’ils suscitent et par leur développement et déclin presque simultanés dans les années 1930 à 1960. Illustration par cinq buffets à vaisselle dont on m’a raconté l’histoire.

L’un est un buffet de merisier acheté à la fin des années 1920 par un épicier, fils d’ouvrier. Sa fille aînée en a hérité. Après la perte de la maison familiale et un énième déménagement elle s’en est séparé, l’a donné à qui en voulait. Elle s’en désole parfois ; mais rappelle qu’il était déjà âbimé, ne tenait plus bien droit après les chocs d’un précédent voyage, qu’il était difficile à réparer. Ses panneaux étaient ornés d’animaux et de scènes pastorales.

Le second est un buffet en chêne, acheté en 1935 lorsque les finances familiales se rétablissent de la crise de 1929 qui avait empêchée l’achat d’une salle à manger au mariage. Pièce unique réalisée par un ébéniste pour un appartement d’attique dans un bâtiment haussmanien, il est décoré de fleurs, fruits et volutes. Légué à sa fille, celle-ci a fait scier et remplacer le chapiteau par une pièce moins haute lors du déménagement de l’appartement familial. Il fallait l’adapter à un appartement contemporain dont la hauteur de plafond est limitée pour économiser énergie et espace, accessible et plus approprié au temps de la retraite. Celle qui en a hérité et le conserve précieusement le décrit comme le buffet de son père, pas celui de ses parents. Elle pense que personne n’en voudra.

Le troisième, acquis à la fin des années 1940 par un instituteur et hérité par sa belle-fille qui l’admirait, est un meuble en noyer clair, à la décoration plus sobre d’inspiration art déco. Il est assemblé par des vis, plus discret, moins large et moins haut que les exemples précédents. Son propriétaire insiste : cela reste une pièce unique, un beau meuble, il espère qu’il trouvera une nouvelle maison car il ne le considère pas démodé.

Le quatrième n’a qu’un corps, des panneaux coulissants et est utilisé en commode. Il longe un mur et est un exemple typique du modernisme. Il n’est pas sculpté, les pieds se sont affinés. Produit industriellement au début des années 1950, il a été échangé entre cousins.

Le cinquième est un buffet en chêne à deux corps avec un large plateau, réalisé et offert par un père menuisier à sa fille lors de son mariage au début des années 1960 avec une table assortie. Les placards du haut sont vitréset les portes moulurées. Il occupe tout un mur de la salle à manger. C’est la dernière création d’un ensemble de salle à manger, bien que certains enfants possèdent leur propre buffet, de moindre taille.

De nombreux aspects de la passation du buffet dans les classes moyennes m’ont frappé. D’abord, qu’il s’agisse d’un don de père en fille et parfois à la belle-fille. Il semble que les buffets achetés avant 1950 reflète l’accession à la classe moyenne, permise par le changement d’occupation du père. C’est donc lui qui est considéré propriétaire du meuble. Les deux exemples d’après 1950 sont propriété du couple et des meubles reflétant à la fois de nouveaux usages et une tentative de continuation des traditions. La classe moyenne ne peut plus se permettre le même apparat et le mobilier s’adapte.

Extrait de Kristina Wilson, Livable Modernism: Interior Decorating and Design During the Great Depression, 2004

Kristina Wilson, dans Livable Modernism, montre une réduction du buffet à vaisselle dès la Grande Dépression des années 1930, avec la diminution des surfaces d’habitation changeant les manières de recevoir. On passe du repas servi assis au buffet partagé, et les services de porcelaines se réduisen. Ces changements reflètent aussi le passage de la fabrication artisanale à la fabrication industrielle, ou les tentatives d’améliorer les conditions de vie par l’optimisation des achats ménagers.

Conserver un buffet familial, c’est aussi vouloir perpétuer des manières de faire et un soin pour les objets qui représentent ses parents, soi-même, sa famille. Les meubles résistent mieux au temps que le linge du trousseau ou la vaisselle, plus susceptibles de s’abîmer ou casser. Leur perte ou abandon coïncide avec des évènements traumatiques, perte de la maison, divorce, une perte de statut social qu’il faut expliquer. Les difficultés à les léguer sont exliquées par un changement des temps et des modes, plutôt que par la perte de la stabilité que ces générations nées entre 1900 et 1950 ont pu connaître après la seconde guerre mondiale et qui a permis cet attachement à un art de la table qui était déjà en train de disparaître.

Vous avez hérité ou au contraire refusé un buffet à vaisselle ? Vos grand-parents vous ont raconté la provenance de ce meuble ? Dites-nous tout en commentaire.

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Emeline Brulé
Vaisselle ma belle

I write about design, accessibility and social sciences. Had a hand in building h.ai. Lecturer at University of Sussex.