Monsieur / Madame B.

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11 min readJul 3, 2015

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Cet article a été initialement écrit en avril 2013. À cette période, la France était divisée sur la question du mariage pour tous. Tous.

J’ai rencontré B. en 2001, alors que j’étais apprentie au Greta. À l’époque, B était un monsieur. Tout du moins se présentait il sous cette forme. Je suis rapidement devenue pote avec B. Pourtant, B. avait ce je-ne-sais-quoi qui m’énervait. Un jour, évoquant le sujet avec mon compagnon, je finis par lacher « Il m’énerve B., il est plus féminin que moi ! » Je dois dire que je ne l’avais pas vue venir celle-là. En quelques mots, je prenais conscience que B. avait beau tenter de passer pour un homme et d’enfiler chaque matin le même corset de masculinité tout en lui donnait l’impression qu’une femme essayait de s’échapper pour révéler au monde la dupperie dont lui-même ne semblait pas être conscient. Tout ce qui caractérisait monsieur B. m’apparaissait sous une nouvelle lecture : la douceur de sa voix, son absence de pilosité marquée sur son visage aux traits si fins, la finesse de ses hanches, sa sensibilité et surtout son attitude sans cesse protectrice même à l’égard de ceux qui prenaient du plaisir dans sa souffrance.

Suffit-il d’avoir peu de poils et les hanches fines pour être une femme ? Non bien sûr (si oui je me disqualifirais directement). Suffit-il d’être agressif et d’avoir une grosse voix pour pouvoir se prétendre un homme ? Je ne le pensais pas non plus. Je me retrouvais donc prise dans le tourment d’un incroyable questionnement sur le genre et sur ce qui caractérisait un homme et une femme et surtout : sur ce qui les différenciait. Je me rendais bien compte qu’en mettant à l’épreuve l’homme en B., j’interrogeais finalement la femme qui était en moi. J’y voyais donc de moins en moins clair dans cette affaire. Comme B. était mon pote, je n’avais pas besoin de pousser plus loin dans le collage d’étiquette et je faisais de mon mieux pour ne pas laisser cette perception un peu floue perturber notre amitié. Un jour, alors qu’on se connaissait pourtant peu (en tout cas pas assez, selon moi), B. me dit : « Je suis homo mais passif. » J’avoue que je n’avais, à l’époque, pas la moindre idée de ce que ça pouvait signifier. Je n’avais que 19 ans mais déjà pour philosophie qu’il n’y avait pas de sexualité normale au sens littéral du terme mais juste pleins de façons différentes de vivre sa sexualité. Je restais fidèle à ma règle de conduite “du moment que toutes les parties impliquées ont donné leur consentement, have fun ! “.

Un jour, B. voulu m’expliquer.
« Quand t’es passif, ça veut dire que ce sont les autres qui te pénètrent et que toi tu ne pénètres jamais personne.
- Jamais ?
- Jamais
- Ok. »
Après un silence gêné, il rajoute :
« … je ne sais pas si j’aime vraiment les garçons. C’est con parce que mon père m’a foutu à la rue et refuse de me parler à cause de mon homosexualité.
- Pourquoi tu couches avec des mecs si tu n’es pas complètement attiré par eux ?
- Parce qu’il n’y a qu’en me faisant pénétrer que je peux prendre du plaisir. » Il fit mine de regarder ses pieds, serra ses poings et me confia :
« En dessous de la ceinture, chez moi, y a rien qui marche, silence radio… depuis toujours.
- T’as jamais bandé ?
- Jamais. »
La nouvelle me semblait tellement terrible que je cherchais à savoir si je comprenais bien :
« Pas même un tout petit peu ? »
Il sourit
« Jamais de toute ma vie. J’ai juste un petit bout de chair qui me sert plus ou moins à pisser, ça ressemble même pas à un pénis. »
Quitte à être dans le sujet, j’y allais franco :
« Mais euh alors, t’as des couilles ou pas ?
- J’ai deux bosses mais rien qui soit des couilles. Aussi bien pour l’apparence que pour l’utilité. »
Notre conversation dû s’arrêter là car les cours reprenaient. Nous regagnâmes la salle de classe. Sans le savoir, c’était la dernière fois que je parlais à Monsieur B.

Monsieur B. loupait souvent les cours (et parfois le boulot) pour aller faire la tournée des musées. C’est pourquoi je n’étais pas spécialement étonnée de ne pas le voir le jour suivant ni même celui d’après. Je commençais à m’inquiéter la semaine d’après. Son mobile ne répondant pas, j’essayais de me faire une raison. Les premières nouvelles m’arrivèrent par notre responsable de formation. Elle vint nous trouver pendant une pause, la mine grave :
« Les hopitaux de Paris viennent de m’appeler. Voila une semaine qu’ils ont B. dans leur service. Il leur a été déposé par les pompiers après que ce dernier ait fait un arrêt respiratoire au Centre Pompidou. Il va bien, ne vous en faîtes pas mais l’hopital cherche à contacter sa famille. » Pas sûre que B. ait su comment les joindre ni même ait eu envie de les voir à ses côtés. Le soir, j’essayais une nouvelle fois de le joindre, sans succès.

Un matin, alors que j’étais au travail, mon téléphone s’agitait sur un coin de mon bureau. Un numéro inconnu. Je réponds et reconnais aussitôt la voix fragile : B. ! Après m’avoir rassurée, il me raconte sa vie depuis son “accident” :
« Je me souviens juste que j’étais devant des tableaux et d’un coup j’étais dans un lit d’hopital. Je continue de passer des tests mais apparemment c’est dû à un joli meli melo dans mon corps. Il y a comme une transformation qui s’est opérée. L’endocrinologue m’a dit que je devais faire un choix entre être un homme et prendre des suppléments de testostérone ou être une femme et prendre des hormones féminines. Être une femme semblait un peu plus compliqué mais bon ça fait plus de 20 ans que j’essayais d’être un mec et on peut pas dire que c’était génial. Il y a quelques jours, j’ai commencé à prendre des hormones féminines. Pour le moment, ça va. Si ça continue à bien se passer, je vais devoir subir quelques modifications parce que les hormones chez les nanas c’est… enfin euh… cyclique quoi. »
J’étais sur le cul :
« Wow ! » … et donc peu encline à faire preuvre d’une incroyable créativité au niveau de ma rhétorique.
« J’ai rejoint quelques groupes de parole notamment un groupe à la LGBT où des gens viennent parler du Syndrome de Benjamin etc. Je me rends compte que j’ai de la chance d’être tombé sur une équipe médicale qui ne me traite pas comme un monstre. T’imagine pas la souffrance de certaines personnes, c’est incroyable. »
C’était tout lui (ou bien devais-je déjà dire “elle”, je ne savais pas trop), penser aux autres avant lui-même. Je regardais mon reflet par la fenêtre et, comme trop rarement quand je rencontrais mon image, souriais. Même si son genre changeait, B. ne changerait pas, c’était quelqu’un de bien et il le resterait et finalement c’était peut-être ça le plus important.
« Alors tu vas devenir une femme ? T’es sûr que tu es prêt à vivre ça ?
- Je suis sûr que je suis prêt à vivre, Virginie. »
Il me dit cela le plus calmement du monde mais j’entendis comme le cri d’un corps trop longtemps enfermé qui réalisait qu’il pouvait enfin se déplier et prendre toute la place qu’il voulait, le corset était tombé. Ainsi, je réalisais que, pendant ses 20 premières années sur terre, B. avait été privé de ce dont on se sert dès le plus jeune âge pour nous définir et que sans cette base toute la création de son identité avait été fragile. J’avais pour ma part passé plus de 10 ans à espérer me réveiller un matin et être un garçon tant je ne me reconnaissais pas dans les projections d’images féminines. Malgré les livres sur la génétique expliquée aux enfants que mes parents m’avaient offerts, je n’avais réussi à me faire une raison. Je me rappelais de mes larmes lors de mes premières règles, l’impression d’être définitivement trahie par la nature. Je repensais rapidement à ces dernières années à devoir accepter que j’étais physiquement une femme et à m’efforcer sans cesse de coller à ce qu’on attendait de moi sous peine de me faire rejeter d’une part par les hommes parce que je n’étais pas attirante et d’autre part par les femmes car je refusais l’exercice de style auxquelles toutes semblaient se prêter avec tant d’application. J’étais d’un coup assez en colère contre cette société qui veut tout de suite catégoriser, mettre des étiquettes et envoyer à la fabrique à perception parfaite.
« B. je suis vraiment heureuse pour toi. Tu as du passer par des moments difficiles. Ta famille est là pour te soutenir ?
- Pour eux, ça fait longtemps que je suis un monstre, je préfère rester avec des gens qui me comprennent et qui me soutiennent. »
On se promettait de se revoir bientôt et de se donner des nouvelles. De mon côté, je savais que je mentais. Depuis quelques mois, des problèmes de santé avaient fait du soleil dans ma voix une fraude à présent plus qu’habituelle, un rituel, un de plus.

Quelques mois plus tard, je reçus un dernier appel de B. Je n’avais même pas le temps de dire « Allo ? » qu’elle s’écriait :
« Quelqu’un vient de me tenir la porte et de me dire “Après vous mademoiselle” ! Putain ! J’en chiale ! C’est con hein, ça fait des mois que mes journées sont rythmées par les hormones, l’hopital et les paperasses pour changer d’identité mais là c’est fou, quelqu’un m’a vraiment pris pour une femme ! Je suis une femme, c’est fabuleux ! Je ressens cette chaleur au fond de mon ventre, c’est super étrange mais c’est magique ! »
Je ne trouvais pas les mots. J’avais les yeux mouillés. J’enviais sa rencontre avec la féminité alors que j’attendais toujours la mienne. B. me racontait rapidement son quotidien et aussi qu’elle allait bientôt changer officiellement de prénom. Pour le fun, il gardait un prénom commençant par un B., par contre il avait aussi décidé de changer de nom de famille. Apparemment, la prise de contact avec son père avait été un horrible fiasco et elle s’était une nouvelle fois traîter d’erreur de la nature et rejeter. Pourtant, il en fallait plus pour l’ébranler : B. était mue par la force d’un corps retrouvé, d’une nouvelle vie qui commençait et était bien décidée à saisir cette chance inespérée qui avait failli lui coûter la vie.
« Tu devrais me voir, je suis franchement pas mal. J’ai une robe à fleurs, pas un truc cucu, un truc classe et puis je suis maquillée juste ce qu’il faut.»
Je savais qu’à cet instant je devais naturellement proposer à mon amie de la rencontrer, célébrer avec elle cette nouvelle vie. C’était sans doute ma dernière chance de voir ce nouvel être rayonner de toute sa force et j’allais la laisser passer.
« Hey je dois retrouver des copines dans un bar ce soir, tu veux nous rejoindre ? Tu pourrais me voir -promis ça vaut le détour- et on pourrait discuter… »
Mon état de santé s’était pas mal étiolé depuis son dernier appel. Je ne pouvais m’empêcher de regarder mon corps échapper chaque jour un peu plus à mon contrôle pendant que je l’entendais rayonnant de ses retrouvailles avec la personne qu’il semblait avoir toujours été. Je pris conscience à quel point en quelques mois nos situations avaient changées. Nos vies avaient chacune pris un chemin différent. Nous étions trop éloignés alors que jamais nous n’avions jamais été aussi proches. Sans réellement m’en rendre compte, je sortis :
« Ah mince désolée. J’ai un truc de soir… avec mon copain tout ça, tu comprends… »
B. savait que mon mec habitait le sud de la France mais ne devait certainement pas avoir perdu sa politesse et réagit avec beaucoup de tact au mensonge éhonté que je venais de lui balancer sans même que j’eus pris la peine d’y mettre la moindre conviction.
« Ok pas de souci. N’hésite pas si tu changes d’avis. Ce soir ou un autre jour. N’importe quand.
- Bien sûr. Prends soin de toi hein…
- Toi aussi ma jolie. »
Il avait insisté sur ses derniers mots et je sentais une pression encore plus importante s’effectuer sur ma poitrine. Je n’arrivais définitivement pas à relever la tête de mes bras pliés sur le bureau, le front collé sur le bord, j’observais le bourrelet par dessus ma ceinture. Oui c’est toi que je regarde ! Je pensais à la chaleur dans le fond du ventre dont B. m’avait parlé et je cherchais la mienne. Tout ce que je ressentais c’était ce fichu vide qui depuis des mois semblait décidé à ronger mes parois. En poussant le téléphone sous un dossier, je réalisais que je tournais définitivement le dos à la fois à un ancien pote et à une nouvelle amie. J’ignorais que cette quête de la féminité allait me hanter pendant des années et animerait aujourd’hui encore mes doutes.

À l’heure où j’entends chaque jour des propos d’une connerie impressionnante sur ce qui semble être obligatoirement requis pour former un couple et ses composantes, je repense de plus en plus à B, à la féminité et au genre (si tant est que ce dernier existe). Si avec le temps j’ai fini par comprendre qu’il y avait un fossé incroyable entre être physiquement une femme et l’être psychologiquement, je dois néanmoins admettre que je continue de peiner pour définir ce qui caractérise une femme. J’ignore si je peux m’estimer heureuse d’être née dans la peau d’une femme mais je sais que cette identité sexuelle m’a permis de construire une grande partie de mon identité et de ma personnalité (tantôt dans l’acceptation, tantôt dans le rejet). B. n’a pas eu la chance durant les 20 premières années de sa vie. Tout ça pour quoi ? Parce qu’un père voyait en la naissance d’un enfant intersexué une mise en doute de sa virilité. Tout ça parce qu’il est encore trop aisé à l’esprit de chacun qu’il n’existe que 2 choix possibles : un homme ou une femme. Le reste ne serait ainsi qu’une issue mineure, un pourcentage ridicule devant être laissé à la discrétion du malchanceux à qui ça arrive. Ce pourcentage, parlons-en.

Il est difficile d’avoir des chiffres précis du nombre d’enfants intersexués naissant chaque année. Et pour cause : c’est un sujet extrêmement tabou. Alors que certaines données parlent de 1 naissance sur 2.000 d’autres évoquent 1 sur 12.000. Dans tous les cas, il nait chaque mois en France plus de 60.000 bébés. Cela voudrait dire qu’il y aurait au moins (et donc certainement plus de) 60 enfants qui chaque année en France débuteraient leur vie sans pouvoir se construire une identité à partir du traditionnel schéma binaire imposé par notre société. Refuser cette réalité, persévérer dans l’idée qu’il n’existe qu’un monde exclusivement binaire à possibilités limitées c’est refuser l’idée que ces enfants puissent exister dans notre monde, c’est les condamner à se sentir rejetés par un système de pensée qui cherche sans arrêt à classifier et à séparer en 2 un monde pourtant garant à chaque instant d’une diversité incroyable. Je ne peux m’empêcher de penser quel tel déni est d’une violence tout aussi silencieuse qu’injuste.

Quelques sources et articles
• L’indispensable page wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Intersexuation
• La classification de Prader : http://fr.wikipedia.org/wiki/Classification_de_Prader
• L’association Orfeo qui soutient les personnes intersexuées et leurs procheshttp://asso.orfeo.free.fr/intersexuation/
• Fille ou garçon ? Non, intersexué. Un article du Monde Magazine http://www.lemonde.fr/week-end/article/2011/04/22/fille-ou-garcon-non-intersexue_1511136_1477893.html
• TXY, un blog qui parle d’intersexualité : http://www.txy.fr/blog/tag/intersexualite/

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