“Take me to church”: quand les jeunes Montréalais se rebranchent à la religion

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7 min readApr 20, 2017

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Dimanche, 18h15. Camilo Rodriguez se prépare à sortir. Il survole une dernière fois son fil d’actualité sur Facebook, enfile sa veste d’hiver et jette un regard furtif au miroir posé dans le couloir de son appartement du Mile-End à Montréal. La veste est propre, le dégradé de ses cheveux toujours apparent. C’est bon, il peut y aller. Lorsqu’on lui demande où il file, un sourire de nacre illumine son teint halé, diffusant un peu de soleil de son pays natal, la Colombie. « A mon Église », dit-il.

Génération « Moi »

En choisissant de vivre dans la foi chrétienne, cet étudiant de 28 ans ferait figure d’exception parmi les « milléniaux ». C’est le nom donné aux natifs de la période courant du début des années 80′ à la fin des années 90′. Les 19–35 ans constitueraient en effet la génération la moins engagée religieusement depuis 50 ans, selon une étude publiée l’année dernière par l’université du New South Wales, en Australie. La chercheuse Jean Twenge, qui a mené l’enquête auprès de jeunes américains, identifie la cause majeure de ce changement par « une augmentation de l’individualisme », qu’elle caractérise par des valeurs hédonistes, la liberté de choix et une attention portée prioritairement à soi. Elle explore ces tendances dans son ouvrage Generation Me, qui dresse un portrait sans complaisance d’une génération aussi « tolérante » que « désengagée » et « narcissique ».

Camilo a toujours cru. Ce qui tenait de l’habitude familiale s’est mué en conviction à l’adolescence. Il nous confie, cependant, comment le poids de son individualité a pesé sur son engagement religieux :

“Quand je suis arrivé à Montréal vers 23 ans, l’intensité de ma foi était assez basse. J’étais perdu dans mes choix de vie et en même temps, l’entrée dans l’âge adulte me donnait une grande confiance en moi. À la limite de l’arrogance. Je vivais surtout dans l’adrénaline et le bonheur du moment. Après un temps, je me suis rendu compte que je frappais un mur”.

Une réalisation qui l’a progressivement mené à se reconnecter à sa foi.

Tisser du lien

Camilo Rodriguez n’est pas le seul jeune à vivre en dehors des statistiques. A la chapelle protestante du Mile-End où il se rend ce soir, l’âge des membres oscille entre 25 et 35 ans. Un paquet de jeunes « exceptions » pour des réunions hebdomadaires qui rassemblent près de 1600 personnes, en incluant l’office de la chapelle de Rosemont. Il faut dire que les célébrations décoiffent, entre l’ouverture sur musique rock et le prêche énergique du jeune pasteur David Mirck : « on a voulu créer une église dans laquelle on aurait eu le goût d’aller », dit-il.

David Mirck officiant au théâtre Rialto, à Montréal.

En jeans et en t-shirt noir, une canette de Redbull à la main, il donne les dernières instructions à l’équipe qui gère le son et lumière de la célébration. Dans les baffles, siffle le célèbre Take me to Church du chanteur Hozier, une des sensations musicales de l’automne 2013. David et son épouse André-Elle, pasteur elle aussi, nous expliquent placer le lien social au cœur de leur engagement religieux :

“on voudrait recréer une communauté dans un monde où cette notion disparaît progressivement. On prend des nouvelles les uns des autres, on crée des groupes d’intérêts, on prie, on se soutient”.

David Mirck

Le besoin d’ancrage communautaire serait-il l’essence de l’engouement inattendu de certains milléniaux pour les religions organisées ? Le sentiment d’appartenance est en tous cas l’une des choses que Camilo est venu chercher à « La Chapelle», même s’il n’y voit pas exactement une famille. Il désirait se connecter à un groupe partageant ses valeurs, dans une ville dont il juge la spiritualité très « sèche », voire inexistante parmi les jeunes :

« Les gens de mon âge se définissent beaucoup par rapport à leur profession et à leurs sorties. Seulement, après la 105ème « house party », tu commences à sentir l’absurdité de ces bonheurs instantanés ».

L’obsession du sens

Dans ce que la littérature nomme la « philosophie de l’absurde », l’écrivain Albert Camus fait de l’absence de sens une justification de la pensée athéiste. Il s’agit, pour l’auteur, d’accepter l’absurdité immanente de la vie en abandonnant tout espoir de sauvetage dans l’au-delà :

“Il apparaît ici […] que la vie sera d’autant mieux vécue qu’elle n’aura pas de sens. Vivre une expérience, un destin, c’est l’accepter pleinement…”

La citation est issue de son essai Le mythe de Sisyphe, inspiré du supplice de ce héros grec condamné à pousser un rocher au sommet d’une montagne sans jamais y parvenir. L’auteur voit dans la renonciation à toute quête de sens, le seul chemin satisfaisant pour ce héros absurde. Un état d’esprit qui fait mouche auprès des jeunes adultes, si l’on en croit les recherches de Jean Twenge sur les différences générationnelles :

“La religion peut impliquer une recherche de sens, or, ce désir a significativement diminué depuis les baby-boomers jusqu’aux milléniaux”.

Pour autant, cet abandon est-il assumé ?

Albert Camus

Le désenchantement de la mort

D’après le théologien Jean-Philippe Perreault, le rapport à la mort serait l’une des clés de voûte de la culture milléniale et des crises qu’elle rencontre.

A l’heure où la jeunesse est considérée comme l’âge d’or de l’existence, l’entrée dans l’âge adulte se heurte à la nécessité de faire des choix, vécus de façon plus contraignante que libératrice.

Le temps qui passe confronte les jeunes à l’inéluctabilité de la mort et les pousse à redéfinir leur identité. Lors d’une conférence donnée en 2011 au centre culturel chrétien de Montréal, il traduisait ainsi ce mal-être générationnel :

« Les jeunes sont prisonniers d’un temps de vie non par manque de volonté individuelle, mais parce qu’il n’est plus socialement souhaitable de vieillir. De passage, la jeunesse tend à devenir une impasse […] À l’enchantement d’un contrôle humain de la vie comme promesse de réussite ou d’immortalité, la mort, ultime désenchantement, relance la question du sens » …

…et envoie nos milléniaux crouler sous le poids de leur rocher.

Sisyphe, par Titien, 1948–1949

Pour Camilo, Dieu est une vérité dans une nuit de hasards. Il y trouve une source d’amour inconditionnelle, la seule indéfectible face à la réalité de la mort :

« Les hommes sont incapables de contrôler leur destin, ils sont imparfaits, tout comme le sont les circonstances de leur vie. Dans un monde où les gens que j’aime peuvent mourir du jour au lendemain, l’amour de Dieu est ma seule certitude ».

Sisyphe et la foi : même combat ?

Cette appréhension de la mort dans ses contradictions pourrait bien expliquer, selon le Professeur Perreault, l’intérêt des 19–35 ans pour les valeurs chrétiennes :

« L’enjeu spirituel de la jeunesse pourrait […] se résumer à vieillir dans une société de la mort niée. Traverser la mort, vivre en abondance, être pleinement humain. La tradition chrétienne n’a-t-elle pas développé une certaine intelligence de ces enjeux » ?

Elle propose en tout cas, à qui veut l’entendre, une certaine idée du bonheur. Cet état d’âme, ultimement recherché, n’est pas différent de celui du Sisyphe de Camus dans l’acceptation de son sort :

« Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. […] La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux ».

***

L’office s’est terminée il y a une heure. Camilo est de retour chez lui et mange tranquillement un bol de céréales en relisant ses notes de cours. A côté de lui, une bibliothèque contenant des livres d’histoire, de politique, une Bible, des DVD…Un peu à l’écart, le fameux mythe de Sisyphe.

« Tu l’as lu ? », lance-t-on à Camilo.

« En partie… », répond-il, « …mais je ne l’ai jamais terminé ».

Par Perrine Larsimont

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