Le mythe du design centré utilisateur

Rémi Garcia
We Are Outsiders
Published in
9 min readDec 30, 2019

Comprendre, concevoir, évaluer.

Ce sont les 3 étapes de la conception centrée utilisateur. Comprendre l’utilisateur à travers des études et de la recherche, concevoir si possible en collaboration avec lui la solution et enfin évaluer les hypothèses de travail en testant les solutions trouvées.

En 10 ans, cette approche est devenue la méthode phare dans l’univers du design. Tout le monde n’a plus que ces mots à la bouche. UX Design, design thinking,… chacune de ces méthodes ont pour but d’apporter plus de valeur à l’utilisateur. Et pour ce faire, il faut savoir qui il est, ce qu’il veut faire et comment il le fait.

Les designers appliquent (ou du moins essaient) le process à la lettre. Ils organisent des campagnes de recherches avec des tests, des interviews et de l’observation. Ils mettent en place des ateliers collaboratifs pour trouver de meilleures solutions et enfin ils construisent des prototypes qu’ils pourront faire tester afin de s’assurer qu’ils vont dans la bonne direction.

De créateur, le designer est finalement devenu un simple évaluateur, un faciliteur dont la mission est de s’assurer que tout est bien compatible avec son utilisateur.

Un peu de sens critique

Avant qu’on me tombe dessus, je tiens à préciser que oui, cette approche a contribué à améliorer la qualité générale des designs. Oui, certains designers sont sortis de la démarche 100% artistique (un designer n’est pas un artiste malgré l’importance d’avoir une part artistique dans son travail) et ont commencés à produire des designs utiles.

Mais, comme toujours, la méthode devient un dogme et quand plus personne ne s’interroge sur les forces et les faiblesses de ces dogmes c’est qu’il y a un problème.

Pour ma part je ne crois pas à la supériorité de la méthode centrée utilisateur par rapport à la création intuitive par exemple. C’est un bon outil mais c’est tout. Surtout quand on prend conscience de ses limites.

L’imposture des personae

Tout ce qui ne fonctionne pas dans la recherche utilisateur s’incarne parfaitement dans le persona. C’est un classique de la méthode, le Saint Graal censé représenter au mieux le fameux utilisateur. Celui pour qui nous travaillons et auquel nous nous dévouons entièrement.

Si la synthèse d’un (ou plusieurs) profil(s) utilisateur peut apporter quelques informations intéressantes. Ce ne sont que des tendances et elles ne doivent être considérées que comme telles. Ce ne sont pas des vérités absolues, juste des inclinaisons plus ou moins fortes vers un comportement.

Déroulons la méthode pour être plus clair. Un client veut en savoir plus ses clients. Il fait donc appel à un designer (plus ou moins expert en recherche utilisateur) pour approfondir les besoins et attentes de ses clients. Le designer s’exécute, fait des analyses comportementales, des entrevues,… Il va ensuite recouper toutes les données retenues pour faire ressortir des motifs communs. Des comportements types partagés par l’ensemble des utilisateurs. Parfois il va découvrir plusieurs profils différents avec des variations plus ou moins prononcées des comportements types. Avec un peu de chance, il se peut qu’il trouve de vraies différences et des profils utilisateurs vraiment typés.

En analysant les utilisateurs d’un spécialiste du e-commerce, j’ai fini par découvrir qu’il existait chez eux 3 types de comportements.

  • L’achat direct qui s’incarnait par un utilisateur qui savait ce qu’il voulait et allait au bout de son achat rapidement.
  • L’exploration qui montrait que les utilisateurs consultaient énormément de produits (avec ou sans achat à la clé)
  • La comparaison où un utilisateur allait sur plusieurs sites pour comparer les avantages et inconvénients d’un e-commerçant par rapport aux autres.

Le premier réflexe est donc de construire des personae spécifiques pour chacun de ses comportements. Surtout qu’il y avait une corrélation avec des critères démographiques et de fidélité au site.

Les plus anciens clients avaient plus tendances à aller vers de l’achat direct récurrent alors que les nouveaux clients étaient plus dans l’exploration et la comparaison. Le tour était joué. En tout cas jusqu’à ce qu’on continue à creuser.

Le problème fondamental de la recherche c’est qu’elle cherche à trouver des motifs dans une pluralité mouvante. Dans le cadre du mon exemple, il s’avère que… tout le monde passe par ses étapes. Peu importe les critères démographiques, peu importe l’ancienneté,… La réalité est bien plus complexe et engrange bien plus de paramètres. Le prix du produit, les services annexes, l’attachement à une marque,… Il existe probablement des dizaines de paramètres conscients ou inconscients qui déterminent nos actions. Et cette complexité est impossible à appréhender vraiment.

Par exemple un achat de plus de 100€ (pour une certaine catégorie de population) va passer par bien plus d’étapes d’exploration et de comparaison qu’un achat à 10€. Et ce n’est même pas une règle absolue car quand on est millionnaire par exemple, 100€ ça ne représente rien.

Et c’est sans prendre en compte toutes les représentations culturelles et personnelles des personnes.

Même en travaillant sur des publics cibles extrêmement resserrés, les différences individuelles peuvent complètement changer la donne des données recueillies.

Une moyenne est une moyenne, ce n’est pas une représentation de la réalité. Un très bonne exemple pour s’en rendre compte c’est l’espérance de vie au cours des âges. Au moyen-âge, l’espérance de vie était en moyenne de 30 ans. Est-ce que ça voulait dire que tout le monde mourrait à 30 ? Bien sûr que non. En fait les nobles pouvaient vivre en moyenne 10 ans de plus. Et il était fréquent que certains vivent même jusqu’a 60–70 ans.

Est-ce que les gens vivaient moins parce qu’ils n’étaient pas capable (biologiquement) de vivre plus ? Non plus. C’est parce que ce sont des périodes troubles avec des guerres, des épidémies, plus d’accidents et une médecine moins efficace. Le contexte social a un vrai impact.

Mais le fait intéressant vient quand on prend en compte la mortalité infantile dans le calcul. En l’incluant l’âge moyen passe de 30 à 14 ans. 14 ans, c’est le chiffre qui devrait être officiel. Imaginez la confusion dans l’esprit des gens.

Une moyenne est ce qu’elle est … à savoir une représentation simplifiée de la réalité. Si elle peut être très utile dans certains cas (pour voir des progressions par exemple), elle n’aura jamais la finesse nécessaire pour bien comprendre un cas.

Le persona est une moyenne de d’utilisateur. Et ce n’est qu’un des critères qui fait que le persona n’est pas fiable. Le panel consulté, la période de consultation, la répartition des comportements, le point de vue d’analyse de ces comportements. Ce sont autant de paramètres qui peuvent faussés.

Prenons l’exemple de l’élection de notre président actuel, Emmanuel Macron. Si on se base sur les chiffres du second tour, il a gagné sans conteste avec 66,10% d’électeurs. Une victoire claire, nette et précise avec un électorat acquis.

Or si on regarde les chiffres du premier tour, la donne est complètement différente. Seul 24% des électeurs ont volontairement choisis de voter pour lui. Donc on peut en déduire que les 42% restants pour atteindre les 66% ont votés par défaut. On est bien loin de la victoire écrasante.

Et c’est sans prendre en compte l’abstentionnisme qui était de 25% au second tour.

Cette vidéo montre bien comment la méthode d’analyse des résultats peut tout changer :

C’est tout le problème de la recherche utilisateur, plus on creuse, plus on trouve des failles.

Les sociologues dont c’est le vrai métier prennent toutes les précautions du monde pour y parvenir. De la sélection du panel à la confirmation des résultats par comité de lecture (le coeur de la méthode scientifique). Nous designers, nous copions au mieux une méthode complexe au résultat variable (c’est le problème des sciences molles), mais sans vraiment savoir ce que nous faisons.

Il est impossible de s’adapter à tous les cas

La phase de conception présente aussi son lot de problème. D’abord la pluralité des situations. Tout le monde ne fait pas les choses pour la même raison, ni de la même façon comme le démontre le point précédent. Surtout quand les méthodes d’analyses peuvent influer indirectement sur les résultats.

Il est impossible de s’adapter à toutes les situations. À moins peut-être de faire des designs absolument différents pour tous. Mais c’est impossible car il faudrait produire des centaines de designs différents. D’accord je grossis le trait mais finalement est-ce vraiment faux ?

En tant que designers nous sommes obligés de faire des choix pour nous concentrer sur ce qui est considéré le plus utile ou le plus pertinent pour notre utilisateur cible (et parfois les secondaires). Nous rationalisons et simplifions autant que possible nos choix pour simplement pouvoir les gérer et nous adapter au plus grand dénominateur commun.

Mais même si on met de côté ce risque. Il reste un problème fondamental que les designers “user centric” ne veulent pas admettre : nous ne sommes pas objectifs.

Les neurosciences nous le démontre bien. L’objectivité c’est un truc qui n’existe pas. Par définition notre cognition est le résultat de notre biologie, de nos biais, de notre culture et de notre expérience. Et tout ces éléments nous sont propres. Même des jumeaux absolument identiques sur le plan biologique (ce qui n’existe pas non plus) ont des cognitions différentes.

Tout ce que nous produisons passe par nos filtres personnels. Nos préférences. Faîtes le tests et demandez à 10 designers de produire quelque chose sur les bases d’un persona et vous verrez que vous aurez 10 résultats différents.

C’est un exercice que j’aime faire régulièrement et je suis surpris (ou pas) de voir à quel point personne ne fait jamais la même chose.

Le plus intéressant c’est de voir que les “utilisateurs” se soucient peu de la forme finale. À moins que l’interface soit vraiment mal foutue (et encore il faut qu’elle soit vraiment horrible), la plupart d’entre eux s’en serviront sans se poser des tonnes de questions.

Les gens n’analysent pas tout ce qu’ils font.

Ce qui nous amène à l’évaluation d’un design. Là encore il y a une faille fondamentale dans l’exercice. L’évaluation n’est pas la réalité.

En faisant volontairement tester un outil à une personne, vous la mettez dans une position où elle va intellectualiser son action. C’est à dire qu’elle va consciemment analyser ce qu’elle fait, voit et répond. Or dans le monde réel personne n’analyse. Au mieux on clique partout pour voir ce que ça fait mais personne ne se pose devant un site ou un application et se lance dans une démarche consciente d’analyse.

Cette intellectualisation de l’action apporte un biais très important dans la démarche d’évaluation. Biais qui peut fausser complètement une analyse.

Et là vous allez me sortir que Norman & Nielsen ont fait les essais et que les tests c’est super bien et qu’avec seulement 5 utilisateurs on est capable de trouver 80% des problèmes.

Ce à quoi je réponds qu’un cabinet de conseil scandinave (je crois, impossible de retrouver la source) a fait le test. D’un côté ils ont fait analyser une page par des spécialistes de l’ergonomie et de l’autre ils ont conduit des tests utilisateur. Il s’avère que les spécialistes ont relevés plus de problèmes d’interface que les utilisateurs. Ils ont été bien plus efficaces et pertinents.

La conclusion de leur étude était de dire que le test utilisateur avait surtout pour but d’aider à prioriser les problématiques les plus importantes. Pas beaucoup plus.

Un état d’esprit avant d’être une méthode.

Il existe d’autres exemples qui montrent bien que la démarche centrée utilisateur est moins pertinente que ce que l’on pourrait croire. Mais cet article commence à être vraiment long et j’en parlerais donc dans un autre billet (le prochain pour être précis).

À mon sens, toute l’erreur de la démarche centrée utilisateur est de croire que seule la méthode permet de produire des designs adaptés. Pourtant pendant des milliers d’années les humains ont fait du design sans jamais faire un test utilisateur ou une entrevue. C’est un peu présomptueux de la part des designers de croire que seule une méthode, qui n’a même pas 50 ans (si on prend en comte le design thinking), est capable de produire du design de qualité.

La méthode n’est au mieux qu’un garde-fou (quand on ne la suit pas aveuglément) qui est la pour éviter aux designers et aux entreprises qui les embauchent de faire n’importe quoi (et quand on voit la quantité de produits et services absolument inutiles, on peut se poser des questions sur la pertinence de tout ça).

Le postulat de départ de la démarche centrée utilisateur qui veut qu’on apporte du bon à ce dernier est, sans aucun doute, une approche louable. Mais n’importe quel designer qui se soucie un peu des gens est par définition centré utilisateur. Celui qui sait qu’il ne fait pas du design pour lui mais pour les autres. Même si l’idéal est de faire du design qui l’inclus dans les autres (on a alors un maximum d’empathie).

Au contraire, le postulat qui veut que la démarche centrée utilisateur est un moyen de proposer aux gens, des outils simples à utiliser est bien moins vertueux. C’est prendre les gens pour des idiots incapables de se servir d’outils. Mais comme je l’expliquerais dans le prochain article, l’humain est tout à fait capable de s’adapter aux technologies et si il ne le fait pas c’est juste qu’il n’en a pas l’intérêt. Que ce n’est pas suffisamment utile pour lui.

Vouloir prendre soin des gens est la clé pour être un bon designer. Se préoccuper de leurs besoins est le plus important. Mais il ne faut jamais oublier que les gens ne sont, la plupart du temps, pas conscient de pourquoi ils font les choses, ni ce qu’ils veulent vraiment et que toute forme d’intellectualisation d’un comportement automatique peut être mal interprété par lui autant que par soi.

La méthode n’est qu’un moyen et pas un finalité en soi.

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Rémi Garcia
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Designer d’expérience un peu rebelle, passionné d’éducation, touche-à-tout, illustrateur et auteur à ses heures perdues. Geek dans la vraie vie.