Silicon Valley, Stanford et Design

Rémi Garcia
We Are Outsiders
Published in
6 min readOct 20, 2020

Comment l’idéologie de la Silicon Valley façonne le design

Cet article est un extrait de ma newsletter sur le design : DEEX, dans laquelle j’explore les tenants et aboutissants du design et la formalisation d’un design moins “startupien” et plus français.

Si ça t’intéresse tu peux t’abonner ici : https://mailchi.mp/62681fdde936/deex-2

Il y a quelques semaines, j’ai regardé The Circle.

The Circle est un film sur le monde de la tech et les GAFAM.

(Si tu ne veux pas te faire spoiler l’intégralité du film, je te conseille de ne regarder que les 25 premières secondes)

Et même si ce n’est pas le meilleur film du monde, il permet de s’apercevoir de tout ce qui ne marche pas dans le monde magique de la Silicon Valley.

On y voit les dérives autoritaires de ces entreprises, l’injonction au bonheur, l’ultra communautarisation de ses équipes et les risques de l’innovation pour l’innovation.

Puis je suis retombé sur cette interview dans Thinkerview sur la souveraineté numérique de la France.

Nous avons perdu le contrôle de nos données pour des géants de l’industrie numérique qui sont capables aujourd’hui de prédire nos réactions, nos besoins et nos envies pour ensuite les vendre.

Et enfin il y a eu le documentaire Netflix, The Social Dilemma (Derrière nos écrans de fumée en français).

Aujourd’hui, sans que nous nous en rendions compte, ces géants gouvernent en partie notre vie.

Le pire, c’est que ce n’est pas un hasard.

Car ce monde qu’ils façonnent est le fruit d’une idéologie.

Une vision du monde née dans la Silicon Valley et à sa source l’université de Stanford et une forme littéraire : la science-fiction.

Mais pourquoi je te parle de ça, tu vas me demander ?

Qu’est-ce que ça à voir avec le design ?

La réponse est toute bête.

L’UX Design, le Design Thinking, le Lean Startup, l’approche technologique actuelle,…. tout est né dans la Silicon Valley et à Stanford.

Notre façon de faire du design n’est pas neutre.

Comme pour tout, et surtout en ce qui concerne les pratiques humaines, le contexte est essentiel.

Et dans notre cas, le contexte culturel est essentiel pour comprendre les fondements du design moderne.

Commençons donc par le commencement : Stanford et la Silicon Valley

Si la plupart des grandes universités américaines sont initialement fondées par des religieux, Stanford se démarque car elle née de la volonté de Leland Stanford, un industriel des chemins de fer et un des dirigeants du parti Républicain.

Rapidement, l’université de Stanford investit dans l’électronique et engage Frederick Terman, ingénieur en électronique.

Dans les années 30, Terman sera le professeur de William Hewlett et David Packard et les incitera à installer leur entreprise dans ce qui deviendra la Silicon Valley.

C’est le début du mythe des startups : des entreprises technologiques qui naissent dans des garages avec peu de moyens.

Frederick Terman va aussi créer une relation entre les labos scientifiques de Stanford et l’Armée américaine pour développer les technologies du futur.

Stanford devient alors la première source des talents de cette future Silicon Valley.

Voilà comment naît la culture de la Silicon Valley entre esprit d’innovation technologique et entrepreneuriat.

Dans les années 60, la Silicon Valley va prendre un nouvel élan.

Un vent de contestation souffle sur l’Amérique et les idéaux libertaires des mouvements hippies et hacker vont poser les fondations de la culture de la Silicon Valley moderne.

Le rejet de l’État, le communautarisme, l’égalité, l’horizontalité des structures sociales,…

Le futur sera ouvert, libre, individualiste, ultra-connecté, communautaire ou ne sera pas.

Cet esprit va petit à petit se radicaliser pour devenir le libertarianisme.

Une vision du monde où les acteurs sociaux (individus, groupes, entreprises,…) doivent être libres de faire et dire ce qu’ils veulent sans aucune contrainte.

Un monde où l’individu est seul maître de son destin.

(Sous-entendu, si t’es pauvre c’est de ta faute, si je suis riche c’est parce que je me suis fait tout seul et que je suis supérieur.)

C’est notamment, cet esprit qui se cache derrière notre économie néo-libérale.

L’autre force spirituelle de l’idéologie de la Silicon Valley se cache dans la science-fiction.

Les nouveaux héros de la Silicon Valley sont avant tout des geeks.

Et la science-fiction fait clairement partie de leur culture.

Des auteurs comme Isaac Asimov, H.G. Wells, Ray Bradbury, Aldous Huxley.

Des auteurs qui présentent des mondes hautement technologiques, où l’homme et la machine fusionnent (voire même parfois la machine domine) pour devenir des utopies.

La machine augmente l’humain.

Lui permet de révéler tout son potentiel.

De devenir meilleur.

De devenir un dieu.

Mais ce qui marche pour l’humain marche aussi pour la société.

Dans le meilleur des mondes, Huxley présente une civilisation où tout fonctionne (presque) parfaitement.

Chacun est à sa place.

Les conflits n’existent plus.

Le monde est pragmatiquement parfait.

Cette notion est ce qu’on résume aujourd’hui sous la notion de transhumanisme.

Et c’est un des rêves de la Silicon Valley.

L’hyperconnectivité de Facebook.

L’hyperpersonnalisation de Google.

Les voyages vers Mars ou l’implant neuronal d’Elon Musk.

Car toute l’intention derrière le transhumanisme et le libertarianisme est de briser les limitations.

Les limitations sociales.

Les limitations biologiques.

Et c’est par le design qu’ils y arriveront.

Y as-tu déjà pensé ?

Pourquoi fait-on du design aujourd’hui ?

Pour réduire la friction.

Pour gagner est efficience.

Pour … gagner de l’argent (et oui ! Pour créer leur monde idéal, ils ont besoin de beaucoup d’argent pour fabriquer encore plus de technologies)

C’est dans cet esprit, avec ces objectifs que la forme moderne du design a été construite.

Une approche d’ingénieur qui voit le design comme un système.

Pas forcément intentionnellement.

Mais parce que le design moderne est le fruit de cette culture.

De cette vision.

Une vision qui voit le monde comme une machine qu’il faut réparer à grand renfort de technologies et de neurosciences.

Ces entreprises incarnent leur rêve.

Quand on y rentre on devient membre d’une communauté qui doit devenir parfaite.

Et le monde parfait est un monde heureux.

Mais en tant qu ‘ “humains-machines”, être heureux nous rend aussi plus productifs.

Et en étant plus productif, nous pouvons accomplir plus pour atteindre plus vite ce monde idéal.

Mais en quoi tout ça concerne TA pratique du design ?

Comment cet état d’esprit a infusé la façon dont nous faisons du design ?

D’abord l’approche moderne du design est profondément adaptée pour fonctionner dans un environnement capitalistique.

Le Design Thinking a été pensé pour le monde de l’entreprise.

Il est conçu pour favoriser l’innovation certes, mais aussi pour maîtriser les risques et assurer l’engagement des équipes.

Ce sont les frères Kelley qui ont donné sa forme finale à ce mouvement.

Et les frères Kelley, sont l’esprit du design de Stanford.

L’esprit libertarien pousse les designers à toujours renforcer l’influence du produit sur lequel ils travaillent par l’optimisation.

Il faut s’améliorer soi-même pour devenir plus grand.

Pour lui donner plus de pouvoir.

Lui permettre de devenir un empire.

L’esprit communautaire fait croire au designer que le design doit être collaboratif.

Que seule l’intelligence collective peut créer de vraies solutions.

Que seule l’implication de toutes les parties peut trouver ce qui est juste.

Le groupe sait alors que l’individu ne peut pas savoir.

La vision transhumaniste amène deux choses aux designers.

La première, l’idée que les gens, les utilisateurs, ne sont pas assez compétents et qu’il faut les améliorer.

Qu’il faut résoudre tous leurs problèmes à leur place.

La seconde, qui découle de la première, fait voir les personnes comme des individus-machines.

Des séries de données à analyser pour les optimiser.

Pour en corriger, les bugs.

Individus-machines qui sont les rouages de systèmes plus vastes.

Systèmes qu’il faut améliorer à leur tour, transformant ces individus en leviers qu’il faut manipuler.

Mes propos peuvent paraître cyniques.

J’en conviens.

Beaucoup de cet état d’esprit n’est pas conscient.

Les designers et les ingénieurs ne pensent pas foncièrement à mal quand ils font les choses.

Pourtant l’idéologie sous-jacente qui s’y cache reste présente.

Influencant nos pratiques dans l’ombre.

Optimisation, Nudge Design, approche Analytique, Scientifique, basée sur les données…

Toutes ces pratiques sont le fruit de cette idée.

PS. Ceci n’est que le fond idéologique de la Silicon Valley, si tu veux creuser un peu plus le sujet et comprendre comment nous, la masse, sommes devenus les “esclaves” de ces entreprises, des ouvriers du clic, je t’invite à te plonger dans ce très bon dossier de Esprit : https://esprit.presse.fr/tous-les-numeros/l-ideologie-de-la-silicon-valley/878

Et bien sûr de regarder les ressources qui sont en début de ce mail 😉

Cet article est un extrait de ma newsletter sur le design : DEEX, dans laquelle j’explore les tenants et aboutissants du design et la formalisation d’un design moins “startupien” et plus français.

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Rémi Garcia
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Designer d’expérience un peu rebelle, passionné d’éducation, touche-à-tout, illustrateur et auteur à ses heures perdues. Geek dans la vraie vie.