Cours 7 : Fun et gamification

Benjamin Berut
Web content : theorie et stratégie
12 min readOct 28, 2015

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Dans la continuité du storytelling, le concept de fun et son application au contenu web, la gamification, vont permettre aux élèves de créer l’engagement autour de leur stratégie de contenu tout en la rendant progressivement compréhensible pour les internautes.

La série d’articles “Mettre en place une stratégie de communication transmédia” est en fait le texte d’accompagnement du cours du même nom que je tiens à l’école de la communication à Sciences Po. De quoi donner aux élèves les moyens de revenir sur le cours, d’échanger avec eux et avec tous ceux que ça intéresse.

Et pour aller plus vite, le support de cours est ici.

Le fun, c’est maîtriser mentalement un problème

La théorie du fun

Contrairement à ce que l’on peut penser au premier abord, le fun ne consiste pas seulement à s’amuser au seulement à prendre du plaisir. En tout cas pour un game designer. Quand on parle de game design, et quand on s’appelle Raph Koster pour être précis, on définit le fun comme la maîtrise mentale d’un problème.

En effet, dans A theory of fun Koster explique que nos cerveaux sont en fait des machines à trouver un schéma dans la complexité. Le fun c’est être confronté à un désordre et à réussir à en tirer un schéma compréhensible et que l’on finit par maîtriser.

People are amazing pattern-matching machines — Raph Koster — A Theory of fun — 2013

Voilà ce qui constitue véritablement le fun. C’est ce très fin chemin qui permet de partir de la complexité pour réussir à y trouver un sens, sans tomber dans l’ennui qui vient lorsque le schéma est trop simple à comprendre. Car c’est là le problème, le fun se trouve en fait dans la progression et doit donc naviguer entre deux écueils : le trop compliqué à comprendre et le trop simple à comprendre.

D’un côté il y a la frustration et de l’autre l’ennui. Si je ne peux pas comprendre ce qui se trouve devant moi je vais m’en désintéresser parce que je suis frustré et si je comprends trop facilement je m’en détournerais par ennui. Et quand Koster nous dit comprendre, il dit également maîtriser ce qui signifie que le fun c’est de commencer d’un schéma complexe pour finalement réussir à le maîtriser.

Par exemple, dans Space Invaders lorsque la partie commence, que je me retrouve devant l’écran pour la première fois, il est assez difficile de comprendre ce qui se passe. Je vois des amas de pixels, certains blancs et certains verts. Je me rends compte alors que lorsque j’active les contrôles j’ai la maîtrise de l’un de ses amas de pixels et que l’un des boutons précisément permet de tirer vers les pixels blancs qui s’approchent.

La première étape du fun est alors de comprendre que l’on joue en fait un vaisseau chargé de défendre la Terre contre une attaque extraterrestre. Ce que l’on pouvait comprendre seulement avec le titre du jeu. Mais surtout, le fun va consister à m’engager dans cette scénarisation pour tenter de maîtriser le jeu. De réussir à défendre ma planète en éliminant, après de nombreuses tentatives, le dernier ennemi.

C’est cela qui motive le joueur et que le game design essaye de constituer : ce, ni trop facile, ni trop compliqué, ni trop ennuyeux, ni trop frustrant dans lequel le joueur peut s’investir. Une fois le jeu terminé, il peut être rejouable, il peut proposer un nouveau niveau de difficulté ou d’atteindre un high score, mais au-delà il n’apporte plus de fun au joueur qui l’a maîtrisé. Il finira donc par l’ennuyé progressivement, plus ou moins rapidement.

Ce qui nous donne ce schéma du Flow Channel, c’est-à-dire de cet espace qui réussit à conserver l’intérêt du joueur entre le temps qu’il consacre au jeu et les compétences que demande ce même jeu.

All the best games are easy to learn and difficult to master — Nolan Bushnell

Facile à comprendre et difficile à maîtriser, le flow channel illustre la loi de Bushnell sur le game design. Les premiers éléments d’un jeu doivent rendre celui-ci facilement compréhensible et engageant. Et ce jeu doit également être suffisamment profond et complexe pour faire vivre et renforcer cet engagement.

Pensez à un jeu comme Candy Crush, les premiers tableaux donnent tous les éléments de base du jeu et vous récompense massivement pour la moindre action. Puis, une fois que le joueur a intégré les mécanismes de base, le jeu lui propose un challenge toujours plus important soit en complexifiant les éléments existants, soit en en introduisant de nouveaux. Ce mécanisme d’engagement progressif qui fonctionne sur la rétribution du temps investi correspond très exactement au flow channel. Et c’est cette exploitation du facile à comprendre et difficile à maîtriser qui crée l’addiction au jeu, l’envie d’y revenir, de mieux le maîtriser, de se comparer avec ses amis…

Les quatre types de fun

En plus du travail de Raph Koster sur le fun comme le plaisir produit par la maîtrise mentale d’un problème, on peut également ajouter le travail de Nicole Lazzaro qui, elle, distingue, 4 types de fun.

Le easy fun, c’est-à-dire celui qui est obtenu sans effort, qui constitue une surprise, le push the button fun.

Le people fun, qui se trouve dans le plaisir d’échanger, de socialiser.

Le hard fun, qui offre un challenge difficile à compléter et qui justement constitue un plaisir parce qu’il demande du temps.

Le serious fun, qui, lui, se caractérise par la participation à un projet important, à quelque chose qui a du sens.

La définition de ces 4 types de fun reste dans l’idée qu’il s’agit toujours de maîtriser la complexité, mais en la divisant selon les modes d’appropriation de cette complexité et en y ajoutant les logiques de l’engagement du joueur puisque celui-ci doit pouvoir retrouver chacun d’eux dans un même jeu. Et, par extension, chercher à appliquer le principe du fun à un projet, c’est-à-dire de le gamifier, va nécessiter d’être capable d’y intégrer ces 4 formes différents de fun.

Le easy fun avec des éléments faciles à maîtriser, des réactions immédiates aux actions de l’internaute ; le hard fun avec la possibilité pour ce même internaute de trouver la possibilité d’approfondir les contenus du site ; le people fun dans le partage de l’expérience d’une marque web ; et le serious fun dans l’idée que, quel que soit, la marque web, elle incarne d’une certaine manière une question importante, un enjeu fondamental.

Ce que va donc permettre la gamification, c’est de penser la façon dont un internaute peut progressivement comprendre l’identité d’une marque, ses contenus, ce qu’elle propose à la manière dont le fun permet de concevoir l’appropriation progressive de la complexité d’un jeu par un joueur. Car oui, une marque web, la première fois qu’on la rencontre est une complexité, elle a ses codes, ses logiques, sa navigation, ses déclinaisons et la gamification c’est utiliser des éléments de game design pour les rendre progressivement compréhensibles et permettre à l’internaute de s’engager pour cette marque.

Ajouter des éléments de jeu dans un contenu qui n’en est pas un

Voilà comment on peut définir la gamification. Et plus précisément comment Kevin Werbach et Dan Hunter la définissent dans For the win sorti en 2012. Ainsi, de la même manière que dans un jeu, le game design a développer toute une série d’outils qui permettent au joueur de comprendre le jeu dans lequel il se trouve, son but, les étapes qu’il doit franchir pour l’atteindre et donc le garder motivé, la gamification utilise ses éléments pour créer l’engagement de l’internaute.

La gamification n’est donc pas le serious game. Ce dernier consiste à faire passer un message, à sensibiliser ou même à apprendre quelque chose en passant par le jeu. Le serious game est donc bien un jeu à part entière, il peut toutes sortes de thèmes, de formats, de déclinaisons mais il reste un jeu. La gamification elle, consiste à prendre des éléments de game design pour les intégrer dans un dispositif qui n’est pas un jeu (un site web, un réseau social, un document ressource…).

Les éléments du jeu

Alors quels sont ces éléments de jeu qui permettent de rendre la progression compréhensible pour le jouer et de le garder motivé. Ils sont bien-sûr nombreux et certains relèvent de la scénarisation et du rythme du jeu quand d’autres relèvent plus son ergonomie.

Par exemple, le Boss fight, c’est-à-dire le palier décisif avant une nouvelle étape ou la progression par niveau avec une alternance entre une difficulté élevée et des temps de repos, dépendent plus de la scénarisation. Ils constituent des mécanismes sous-jacent qui sont connus au moins empiriquement et qui peuvent donc rejoindre une approche du contenu comme une narration (cf le cours 6). Ils sont un moyen de rendre compréhensibles les rôles et les valeurs portées par les personnages, de faire comprendre les étapes d’un récit.

D’autres éléments de game design dépendent plus de l’ergonomie du jeu, de son interface avec le joueur, et servent à donner à ce dernier des éléments de repère dans sa progression. Contrairement aux éléments de jeu qui dépendent de la scénarisation sous-jacente, ceux-là sont parfaitement visibles. et Werbach et Hunter, sans vouloir limiter la gamification à ses seuls éléments, en proposent trois grandes catégories. Auxquelles on peut en ajouter une quatrième.

Les points : repères dans la progression et la qualité

Les points constituent le repère parfait dans la qualité et dans le niveau de réussite, mais également dans la progression si il faut atteindre un certain nombre de points.

Les quatre entrées (Mario, pièces, monde et vie) me permettent de me repérer rapidement dans la progression du jeu

Ces points peuvent également se retrouver sur un contenu web pour permettre à l’internaute de comprendre sa progression et de rester motiver en voyant les étapes qu’il franchit.

Sur Linkedin, la progression c’est celle du nombre de contacts et du niveau d’expertise

Les badges : marquer les étapes

Les badges permettent de marquer une compétence, de signaler le passage réussi d’un seuil. C’est quelque chose que l’on conserve pour marquer une compétence, une capacité acquise.

Dans Pokemon, les badges marquent les victoires du joueur contre les gardiens d’arène.

Dans une stratégie de contenu, les badges permettent également de marquer la progression dans la découverte du contenu, dans la maîtrise que l’on en a.

Code academy, un site pour apprendre le code, marque chaque “achievement” par un badge

Les Leaderboards : se comparer, savoir où l’on est par rapport aux autres

La motivation peut également venir de la comparaison, de la possibilité que l’on a de se positionner par rapport aux autres.

La gamification peut appliquer ce principe à des contenus qui ne sont pas des jeux non plus pour donner à l’internaute sa progression personnelle mais on positionnement par rapport aux autres.

A suivre sur Twitter

L’avatar : s’incarner et fixer sa personnalité

Dans un jeu, le moment où l’on définit son avatar est fondamental. On peut passer des heures à choisir qui finalement on veut incarner dans un monde ouvert et plus encore dans un jeu de rôle.

Sur un contenu web qui n’est pas un jeu, le principe d’avatar permet de se donner un rôle. Rôle plus ou moins sérieux mais qui incarne le ton donné ou que les internautes veulent donner à cette nouvelle marque web qu’ils rencontrent et s’approprient.

Garder l’internaute motivé en lui rendant le dispositif compréhensible

Voilà la gamification résumée à ces deux verbes : motiver et rendre compréhensible. Motiver parce que les éléments de jeu assurent une compréhension du sens de la marque, de son ambition, de ce qu’elle propose de faire. La gamification a pour but de gérer la progression, l’acquisition progressive des codes de la marque web. Et rendre compréhensible en donnant, comme le storytelling, un sens à ce contenu.

Et c’est justement là que storytelling et gamification se rejoignent. Le premier focalise l’attention sur la résolution d’un désordre et le second, lui, oriente la compréhension de ce désordre. L’un comme l’autre suivent des règles d’organisation qui sont connues au moins empiriquement par les utilisateurs et schématisent les relations entre les acteurs. Adjuvants, opposants, destinateurs et destinataires se sont vite retrouvés dans les jeux vidéo à la manière d’un Donkey Kong qui rendait compréhensible le déplacement des pixels à l’écran en en faisant le parcours semé d’embûches d’un plombier pour sauver une jeune fille enlevée par un singe géant.

Voilà donc deux modes de construction de l’identité d’une marque sur la table ronde et de constitution d’une communauté et cela parce qu’ils rendent compréhensible la complexité, focalisent l’attention et définissent les valeurs de la marque. Mais là où le storytelling a été accusé d’être la nouvelle seringue hypordermique avant d’être un concept à la mode décliné dans tous les domaines possibles et imaginables, la gamification a eu la chance, elle, d’arrivée en donnant l’impression qu’elle pouvait sauver le monde.

Utopie et dystopie d’un concept

Si tout se passe bien

A son arrivée dans la sphère médiatique à la fin des années 2000, la gamification, ou en tout cas l’idée que l’on peut utiliser les mécanismes du jeu pour motiver le public, a engendré un discours extrêmement enthousiaste. On allait, par exemple, pouvoir mobiliser l’attention de groupe entier sur des projets humanitaires, ou simplement gamifier nos vies pour les rendre meilleures.

Ce mouvement, qui a sans doute pris beaucoup d’ampleur parce qu’il permettait à toute une communauté de joueurs de trouver une reconnaissance et une place fondamentale dans la société, a été portée par certaines figures comme Jane McGonigal notamment à l’occasion d’une fameuse conférence TED où elle proposait de faire du jeu une nouvelle étape dans nos société.

Autre porteur de l’idée que la gamification peut changer le monde, Gabe Zicherman pour qui la notion de fun est le mécanisme et la science à maîtriser aujourd’hui pour créer le sens et l’engagement, assurer la survie de son contenu dans l’univers de l’information massive où nous nous trouvons.

Et si ça ne se passe pas bien… ?

L’autre point de vue, lui, est dystopique. La gamification y subit les mêmes critiques que le storytelling : c’est un moyen asymétrique de contrôle des uns par les autres. Il y a ceux qui maîtrisent et ceux qui ne maîtrisent pas. Et en plus, dans le cas de la gamification, cela s’accompagne de tout un dispositif technologique qui nous laisse dans une réalité vide et nous rend dépend d’elle.

Par exemple, dans ce court métrage qui raconte, dans un futur proche, l’utilisation qu’un jeune homme fait d’une dating app pour séduire une quelqu’un qu’il vient de rencontrer sur le web. Ils ne se connaissent pas. Ils prennent un premier verre ensemble et, au fur et à mesure, l’application va donner à son possesseur, sans que la personne en face ne le sache bien-sûr, toutes les choses à faire ou pas si il veut finalement coucher avec elle.

Là encore, la crainte sous-jacente c’est celle de ces techniques qui permettent d’orienter l’adhésion et de créer l’engagement. Pourtant, le film illustre la limite de cette critique de la manipulation puisqu’à là, alors que la fille décide de partir quand elle se rend compte que toute la rencontre n’était pilotée que par une application, la seule conclusion possible est celle d’un pouvoir supplémentaire que le garçon a sur sa conquête. La seule réponse à la critique de l’asymétrie de l’outil que dénonce le film, c’est une asymétrie encore plus forte, encore plus violente. Seul véritable moyen de dire que, “oui, en fait et bien les gens restent libres mais que, quand même, c’est dangereux.”

Conclusion, storytelling ou gamification, l’internaute reste indépendant avec tous ses modes d’interprétation que l’on ne maîtrise pas.

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Benjamin Berut
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