Black Dog: The Dreams of Paul Nash
Grandir en France en général et dans l’Est de l’hexagone en particulier, vient avec son lot d’héritage historique et de blessures collectives mal fermées. Sur ce plan, le XXe siècle fait figure de proue non seulement du fait de la proximité temporelles entre les événements qui y ont eu cours et notre propre époque mais aussi en raison de la résurgence actuelle de discours qui fleurent bon la montée en puissance des empires et l’extermination de son prochain.
Parmi toutes les horreurs perpétrées au cours du vingtième siècle, une attention toute particulière a été accordée à celles commises durant la Première Guerre Mondiale, du moins dans les livres de classes consacrés à l’Histoire et plus généralement au sein du programme d’enseignement français(1). La nature internationale de ce conflit, la redéfinition des frontières qui l’a suivi et les dimensions gargantuesques de la violence perpétuée(2) sont autant de facteurs ayant marqué les esprits. Sans oublier les avancées technologiques qui ont rendues possibles non seulement l’existence de photos (3) et de films d’époque (et donc autant de témoignage visuels) mais aussi de nouveaux types d’armes et de stratégies militaires aux effets dévastateurs(4).
Un des aspects les plus fascinants de ce conflit est la prise en considération et légitimation soudaine de la notion de traumatisme de guerre(5) et les avancées psychiatriques qui les ont suivies. Tout à coup, les corps meurtries et estropiés des soldats revenus du front n’étaient plus les seuls témoignages de l’horreur subies ni l’unique source d’avancées médicales (6). La profondeur de la blessure psychique devait laisser une marque au moins aussi profonde et durable sur cette génération sacrifiée, partie faire la guerre à 20 ans, que sur l’ensemble de la société responsable de son sort. Et quel meilleurs support pour dire l’inexprimable que l’art et la peinture?
C’est ainsi qu‘en Allemagne, des artistes tels que Otto Dix (2 décembre 1891–25 Juillet 1969) se sont faits les portes étendards de la « Neue Sachlichkeit » (nouvelle objectivité), qu’en Angleterre, Paul Nash (11 mai 1889–11 Juillet 1946) s’engageait résolument sur le chemin du « Modernisme » et que le dadaïsme battait son plein en France (7). La Grande Guerre est entrée par la petite porte des chevalets et la grande porte de l’art à travers une représentation des combats fort éloignées des canons classiques de la peinture. Fi des scènes peuplées d’officiers militaires se consultants sur telles ou telles stratégies ou engageant le combat à dos de cheval, l’épée dégagée et les cheveux au vent. L’atrocité des champs de bataille, leur caractère misérable et les séquelles infligés aux corps s’affichent désormais en plein jour comme autant de témoignages d’artistes revenus du conflit(8).
La Grande Guerre est entrée par la petite porte des chevalets et la grande porte de l’art à travers une représentation des combats fort éloignées des canons classiques de la peinture.
Et c’est tout naturellement que cet héritage pictural trouve dans le roman graphique du XXIe siècle un digne successeur à travers des œuvres telles que Black Dog : The Dreams of Paul Nash, le dernier projet personnel du dessinateur et illustrateur américain Dave McKean. Commandité par le Royaume Unis pour commémorer le 100e anniversaire de la Première Guerre Mondiale, cette bande dessinée est une ode aux peintures de Nash dont la vie sert de toile de fond à un récit qui s’étend de 1904 à 1921(9). Agrémentée de séquence de rêves et de souvenirs d’enfance mais aussi d’évocations aux courants artistiques de cette époque, Black Dog est une expérimentation visuelle de qualité, un récit de guerre poignant et une œuvre dans la droite lignée des univers de McKean.
Commandité par le Royaume Unis pour commémorer le 100e anniversaire de la Première Guerre Mondiale, cette bande dessinée est une ode aux peinture de Nash dont la vie sert de toile de fond à un récit qui s’étend de 1904 à 1921
Les amoureux de romans graphiques auront certainement reconnu le nom de McKean pour ses nombreuses collaborations avec l’auteur Neil Gaiman sur des projets tels que The Sandman, Black Orchid ou Signale to Noise. D’autres se souviendront peut être qu’il fut l’artiste de Arkham Asylum, un roman graphique de Grant Morisson aux répercussions non négligeables sur l’univers de Batman. Les plus investis évoqueront aussi Cages, une bande dessinée solo et essai graphique sur la notion d’artiste et d’art. Autant d’éléments qui ont convaincu le Tate en 2017 de monter une exposition en son honneur(10). Spécialiste des collages et des experimentations graphiques de différentes sortes, McKean met à contribution toute l’étendue de son talent pour restituer la souffrance d’un homme troublé.
Dans Black Dog, les corps et les décors s’étirent, se déforment et s’entremêlent sur fond de paysages oniriques ou ravagés. Les tons de beige, ocre, gris, noir et rouge dominent les expérimentations graphiques de McKean sous forme de doubles pages, de découpages divers et de savant mélanges de photographies, d’images numériques et de dessins. La violence des traits l’emporte sur celle des paroles, parfois complètement occultées, dans un récit qui explore la part des rêves quelques fois morbides de l’inconscient humain. Le lecteur est invité à toucher du doigt, l’espace d’un instant, la sensation d’incompréhension et de détachement décrite par divers soldats atteints de commotion cérébrale durant le conflit. Les sensations saturent les sens et bloquent l’accès à toute compréhension immédiate des événements qui deviennent autant d’interrogations livrés aux théorie psychanalytiques des personnages du roman.
Des œuvres comme Black Dog sont d’autant de raisons d’espérer de nouveaux projets solo de la part de Dave McKean, un auteur dont la majorité du travail s’est jusqu’ici concentré dans le domaine de l’illustration. Elles sont également une nouvelle preuve de la qualité narratives et de la capacité qu’à la bande dessinée américaine d’aborder des sujets qui vont au-delà de l’univers des superheros, auquel on l’associe un peu trop souvent, et de traiter, parfois avec un regard neuf, des sujets qui ne sont pas directement lié à son histoire.
Sources:
(3) https://www.histoire-image.org/fr/albums/photographier-premiere-guerre-mondiale
(5) https://theconversation.com/les-traumatismes-psychiques-de-la-grande-guerre-105766
(6) https://www.erudit.org/fr/revues/racar/2016-v41-n1-racar02672/1037548ar.pdf
(8) https://www.gallery.ca/magazine/your-collection/at-the-ngc/the-great-war-a-hundred-years-on