De la mélodie à la tyrannie du bonheur

Thibault Maitre
WhozApp

--

“Le meilleur moyen de rendre les employés malheureux, c’est de prétendre s’occuper de leur bonheur” (Julie de Funès)

Le bonheur est dans l’air du temps. Vieux serpent de mer des sujets de baccalauréat en philosophie, le bonheur s’invite dans tous les domaines. Et le dernier domaine en date, celui où il fait le plus de buzz, c’est le travail. Depuis quelques années, il faut impérativement être heureux au travail, à tel point qu’on a même créé des Chief Happiness Officers. Mais est-ce que trop de bonheur ne tue pas le bonheur ?

Les bienfaits du bohneur

Le bonheur au travail dispose de défenseurs de poids qui ont su, au fil des ans, développer le corpus littéraire sur le sujet. On trouve parmi eux l’Américain Tony Hsieh, cofondateur de Zappos et auteur de L’entreprise du bonheur (2011), le Danois Alexander Kjerulf avec son ouvrage Happy Hour is 9 to 5 (2014) ou encore Laurence Vanhée et son Happy RH, le bonheur au travail (2013).

Au-delà des livres, on trouve désormais moult études qui font l’apologie du bonheur au travail, chiffres à l’appui. On peut notamment lire ici qu’un salarié heureux au travail est 55% plus créatif, 31% plus productif (les chiffres varient d’une étude à l’autre, évidemment…), 2 fois moins malade et 6 fois moins absent. Il semblerait même que le bonheur au travail soit plus important que le salaire (comme quoi, l’argent ne fait pas le bonheur après tout — voir ici).

Avec l’avènement des Millenials, cette génération tant adorée que redoutée de zappeurs invétérés, impossible de faire l’impasse sur le bonheur au travail. Là où les générations précédentes recherchaient la sécurité de l’emploi, cette génération n’hésite pas à changer dans une recherche hédoniste — et parfois très égoïste — de bonheur. Il était donc grand temps de faire quelque chose pour retenir les talents issus de ces jeunes générations !

Le bonheur mais comment ?

La mouvance autour du bonheur au travail a fait émerger de nouveaux postes — les fameux Chief Happiness Officers — mais également de nouvelles pratiques. L’agencement des bureaux en constitue un excellent exemple. En quelques années, les architectes d’intérieur sont venus révolutionner la manière de concevoir les espaces de travail qui sont désormais conçus comme des lieux de vie. S’il existe toujours des bureaux et des salles de réunions, on trouve de plus en plus d’open spaces, d’espaces de convivialité pour déjeuner ou prendre un café, d’espaces détente avec babyfoot ou consoles de jeux pour se retrouver entre deux réunions… Google, Facebook, Microsoft ou encore Criteo illustrent très bien cela.

Nous pourrions également citer les offres de restauration (qualité et prix des repas en particulier), la mise en place d’activités de team building allant de l’apéro à l’escape game grandeur nature…

Au-delà des signes extérieurs évidents de “cool attitude”, c’est également le mode de management qui est chamboulé. Il ne faut plus parler de salarié, terme qui induit une relation de subordination voire d’aliénation, mais de collaborateurs. Il faut miser sur l’autonomie, la responsabilisation, la transparence et l’esprit “start-up”. L’agilité devient le maître mot. Bref, chacun peut, voire doit, devenir entrepreneur.

Et si c’était trop beau pour être vrai ?

Plusieurs voix s’élèvent aujourd’hui contre cette dictature du bonheur. Non pas tant pour critiquer le fait de vouloir être heureux au travail — ça, c’est franchement une excellente idée — mais sur le fait de vouloir rendre l’entreprise responsable de ce bonheur avec toutes les dérives que cela peut entraîner. A ce titre, la conférence de Julie de Funès à l’USI est particulièrement éclairante. Ou encore cet article de Jean-Louis Bénard sur la tyrannie du cool.

Déjà, le bonheur, c’est quoi ? Sur le site dicophilo.fr, on trouve la défintion suivante :

“Le bonheur est un état de satisfaction complète caractérisé par sa stabilité et sa durabilité. Il ne suffit pas de ressentir un bref contentement pour être heureux. Une joie intense n’est pas le bonheur. Un plaisir éphémère non plus. Le bonheur est un état global.”

Nous laisserons les philosophes argumenter sur le bien-fondé de cette définition mais elle nous semble constituer une bonne base de travail. Si le bonheur est un “état de satisfaction complète caractérisé par sa stabilité et sa durabilité”, comment l’entreprise pourrait-elle garantir cela ? Comment pourrait-elle seulement prétendre le fournir ? S’il est vrai que nous passons un temps long au travail, il n’en reste pas moins que nos vies ne se résument pas au travail. Notre bonheur dépend d’autres facteurs que notre travail, comme nos amis, nos familles, nos passions…

Le risque de ce credo du bonheur au travail, c’est d’instrumentaliser le bonheur dans un souci de performance. L’entreprise ne cherche pas à rendre ses collaborateurs heureux, elle investit simplement dans les conditions matérielles qui permettent de donner l’illusion du bonheur. Avoir accès à des sodas et des bonbons gratuitement n’a jamais rendu personne durablement heureux. Ce qui signifie qu’il faut aller chercher plus loin.

Du bonheur à l’épanouissement

Le bonheur n’est pas de la responsabilité de l’entreprise, c’est l’affaire de chacun. Mais cela ne signifie aucunement que l’entreprise n’a aucun rôle à jouer sur le sujet. A une époque où fleurissent les pathologies liées au travail — qu’il s’agisse du sur-engagement avec le burnout ou l‘ennui avec le bore-out — notre bonheur est lié à nos conditions de travail, à n’en pas douter.

Mais c’est plutôt vers la quête de sens qu’il faut se tourner, pas vers un bonheur illusoire et souvent trop matérialiste. Ce qu’il faut éviter, ce sont les les “bullshit jobs”, pour reprendre l’expression de l’article devenu culte de David Graeber. Notre métier doit faire une différence, apporter quelque chose de neuf et créateur de valeur(s).

Attention néanmoins à ne pas limiter ces métiers aux seules professions humanitaires et autres grandes causes ! Faire une différence, ce n’est pas forcément devenir Robin des Bois pour défendre la veuve et l’orphelin. Proposer une expérience unique, faciliter la vie de certains utilisateurs, améliorer les conditions de travail en simplifiant des processus métiers, c’est aussi un excellent moyen de donner du sens à notre travail.

Autre précaution oratoire : l’épanouissement n’est pas un absolu manichéen. Pour s’épanouir, il faut aussi accepter que certaines tâches sont moins intéressantes voire franchement rebutantes. Tout est question d’équilibre. Tant qu’un travail apporte plus d’opportunités de grandir et de s’épanouir que de se frustrer et de s’agacer, alors ça vaut la peine de continuer. Dans le cas contraire, il faut peut-être considérer en changer…

La compétence, enjeu de l’épanouissement de demain

De tels changements sont l’occasion de s’interroger sur soi, ses motivations profondes, ses attentes mais aussi ses compétences. Car l’épanouissement au travail est très lié à ce que nous avons à offrir : nos compétences — aussi bien celles apprises à l’école que celles développées tout au long de la vie — sont des “enablers” pour accéder aux métiers qui nous intéressent le plus. Soupirer après son job de rêve tout en sachant qu’il nous manque les compétences les plus élémentaires pour seulement pouvoir y postuler ne sert à rien. Nous pouvons toujours développer nos compétences et/ou en acquérir de nouvelles pour nous donner les moyens d’obtenir nos jobs de rêve. Mais encore faut-il savoir ce qui est attendu pour ça et l’écart avec ce que nous avons à offrir ! Sans oublier que les talents de chacun peuvent trouver mille et une manières de s’exprimer, encore faut-il se donner la peine de chercher…

Pouvoir identifier les compétences, les développer et les allouer là où elles pourront le mieux s’exprimer dans l’entreprise est la clé de voûte de l’épanouissement au travail. Ce n’est pas suffisant car il faut encore avoir l’opportunité d’exprimer la pleine mesure de ses compétences et disposer d’un cadre de travail stimulant et agréable.

Mais notre conviction chez Whoz est que la responsabilité des entreprises n’est pas tant de chercher à offrir le bonheur à tous mais plutôt de permettre à chacun de contribuer de manière pertinente et efficace à un projet dans lequel il/elle croit. Il y a encore beaucoup de travail pour transformer les différentes couches de management, casser certaines mauvaises habitudes, améliorer les conditions mêmes du travail. Mais en ce qui concerne la compétence, de son identification à son expression en passant par son développement, nous disposons d’ores et déjà d’outils solides pour faire de grandes choses et contribuer au bien-être des individus.

Et vous, vous êtes plutôt bonheur ou épanouissement ?

--

--