toiles blanches

Chungking Express

Errances et hasards de l’amour dans le chaos-monde.

Alexis Rosier
les yeux rouges

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Chungking Express, Wong Kar-Wai (1995)

Dans le Hong Kong ou le Paris des années 90, ces villes-mondes dont la forme change plus vite que les cœurs des mortels, quelles étaient les chances que deux personnes destinées à s’aimer se rencontrent ? C’est la question que m‘inspira Chunking Express alors que je swappais sans conviction sur OkCupid. Chances infimes, bien sûr, car la rencontre amoureuse a tout d’un miracle comme en témoigne celle qui achève le premier chapitre du film.

Cette rencontre a lieu dans un bar de nuit désert typique du Hong-Kong fin de siècle dont Wong Kar-Wai a su si bien dépeindre l’atmosphère. L’homme agité qui échoue à son comptoir a le coeur brisé. Au point mort, poussé au désespoir par l’alcool et la nostalgie, ce calimero de minuit formule un voeu : tomber amoureux de la première femme qui passera les portes de son point de chute. Par chance une belle femme entre et s’asseoit au comptoir. Des faux airs de Marylin Monroe : trench-coat beige, lunettes noires, talons hauts. Elle fume à la manière des divas qui hantent les films noirs du premier âge d’or hollywoodien. C’est une femme en danger de mort, mais l’homme l’ignore et ne voit que la femme fatale (tant fantasmée par Wong Kar-Wai) qui exhausse son voeu d’amour.

Ces deux âmes errantes à la dérive des rêveries électriques de Hong-Kong échouent dans une chambre d’hôtel, quelque part dans la périphérie vague de la ville. Ils passeront la nuit ensemble, sans vraiment faire l’amour, puis se quitteront pour toujours, comme souvent chez Wong Kar-wai. C’est que le cinéaste ne croit pas tellement dans l’événement amoureux, mais plutôt dans le vœu de son avènement. Chez lui l’amour demeure à l’état d’aventure à venir indéfiniment. C’est souvent un problème de timing : les désirs ne sont pas vraiment raccords, les êtres ne s’alignent pas aussi bien que les astres — ou seulement par un heureux accident, à l’image des enseignes défectueuses qui constellent les ruelles des villes anciennes, qu’un faux contact fait clignoter parfois.

Depuis la nuit dangereuse dont elles proviennent, ces âmes en détresse trouvent pourtant une forme d’apaisement dans l’union éphémère de leurs présences. Toute la nuit l’homme veille en effet cette femme anonyme qui apaise son coeur agité. Il y a de l’humour, peu d’érotisme mais beaucoup de tendresse dans cette veille pieuse, pudique et depassionnée. Quant à elle, elle trouve en sa présence un sommeil oublieux qui la rend indisponible à l’amour, mais la sauve de la peur de la mort. Au lever du jour, après avoir pris soin de laver ses souliers comme sa mère lui a enseigné, l’homme délaisse le corps endormi de la femme alors que la nuit abandonne la terre, en douceur et en silence. Par ce geste de tendresse, c’est comme si le renoncement à l’amour se confondait alors à sa déclaration : adieu veut parfois dire je t’aime.

À l’instant où l’homme sort, la femme semble alors s’éveiller. Elle semble, car si un simple raccord de plan sépare ces deux événements, on sent bien que Wong Kar-wai brouille au montage les cartes du temps. Derrière les lunettes noires de cette femme qui émerge d’un cauchemar, il y a comme un frisson qui est peut-être l’indice d’un regret furtif. Peu avant le départ de l’homme, une chanson passe à la télévision et on peut lire à l’écran : « l’amour s’en va quand le soleil se lève ». A chaque fois que je regarde cette scène, je songe à ces oiseaux de nuit condamnées à vie à papillonner dans le vide, ou à brûler leurs ailes contre les flambeaux électriques des grandes villes, ces grands déserts d’hommes. J’ai rencontré quelques uns de ces êtres. Leurs amours supportent mal la lumière du jour et tant de cœurs se brisent ainsi contre l’aurore.

Chaque époque se plait à réinventer l’amour à son image. En inventant les applications de rencontre, notre époque a (prétendu) hacké Éros et programmé son miracle au moyen d’un algorithme. En 1895, l’artiste norvégien Edward Munch réalisa une gravure étrange qui contredit à mon sens cette hubris. Rencontre dans l’espace illustre la rencontre approximative entre deux êtres troubles et tristes sur une toile noire qui est peut-être l’espace infini des silences éternels — le cosmos. Ces êtres semblent se manquer d’un cheveu, car un rien suffit en effet pour manquer la rencontre décisive. Au dos de l’œuvre, Munch aurait inscrit une phrase énigmatique qu’on pourrait traduire ainsi : « une rencontre amoureuse est le télescopage de deux étoiles filantes ».

Telle est souvent la forme fantasmatique que prend la rencontre amoureuse chez Wong Kar-wai : le mirage comique d’un miracle tragi-cosmique.

Peut-être bien le match d’une vie.

Rencontre dans l’espace, Edward Munch (1895)

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Alexis Rosier
les yeux rouges

Designer narratif et scénariste interactif freelance basé à Paris.