Mitterrand et François

Les deux faces du pouvoir politique.

Alexis Rosier
Tapage
6 min readJan 11, 2022

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© David Burnett, vers Château-Chinon (1978)

Voici une image troublante, pour ne pas dire louche.

Face à face, dans un portrait présidentiel baroque à l’image de ses deux septennats, Mitterrand le mythe et François le mystérieux, le monument et son ombre, l’homme de gauche et celui de droite posent pour David Burnett dans un train de campagne. C’est bien cela : en possession des pleins pouvoirs républicains, son buste sculptural posé sur un piédestal de ténèbres, François Mitterrand pose pour l’éternité. Sa tête est celle en réduction de l’État, prise en flagrant délit de fonction : la monstration même d’une vision politique.

François Mitterrand : un homme, deux faces inversées. Un seul et même homme et pourtant en apparence double ici. Entre ses deux faces, il y a une vitre qu’on ne voit pas, mais qui découpe une ligne de démarcation floue et cette vitrine contient en quelque sorte la folie de cette photographie. Marquons-la par un signe, ou plutôt par un sceau de protection : un trait sec comme les lèvres de notre homme : la barre oblique (/).

Pendant que nous admirons le Mitterand de gauche, le François de droite nous épie dans l’ombre et conspire notre chancellement. Comment cet homme fait-il cela, ce tour de passe-passe ? C’est comme si notre défunt président nous mettait au défi de capter le mouvement révulsif de son être. L’homme est réputé insaisissable et c’est pourquoi il ne faudra jamais cesser de le cerner. Comment dissiper son illusion ? Comment déchiffrer cette image stratifiée dont on ne peut séparer les deux feuilles sans les détruire (Roland Barthes) ? En épluchant l’image couche par couche, face-à-face par face-à-face, au moyen d’un va-et-vient constant entre la gauche et la droite, Mitterrand et François, l’ombre et la lumière.

Scène/Coulisse

Il y a deux portraits dans cette photographie : l’officiel et l’officieux.

C’est un portrait hypocrite, ambivalent, une scène politique, un plateau de vision, l’espace liminaire d’un débat de dupe. Il y règne un certain cynisme. À gauche, la star de la république incarne son rôle phare : l’allégorie du pouvoir. À droite de la scène, dans la coulisse — le tombeau du spectacle — , il y a le fantôme de cette star.

Un tour de magicien a lieu sur cette scène et l’artiste n’est pas celui qui tient la caméra. La politique est un art ancestral et secret, comme le bian lian. À l’image d’un change-visage, ces acteurs chinois qui peuvent changer jusqu’à vingt-quatre fois de masques au cours d’une représentation, François Mitterrand change de visage sous nos yeux. C’est son prestige.

Si cette photographie est bien une scène, alors dans quel théâtre nous trouvons-nous ? Le théâtre d’ombres des grands fauves français.

Le roi des masques, Tian-Ming Wu (1997)

(François/Jacques)

Derrière les faux-semblants, ne distinguez-vous pas une troublante ressemblance entre François Mitterrand et Jacques Chirac, son plus grand adversaire politique (de l’aveu même de l’intéressé) ? Certains hommes dévorent les autres hommes pour absorber leur énergie vitale. Les hommes politiques cannibalisent le charisme de leurs ennemis pour s’approprier leur aura.

François Mitterrand et Jacques Chirac © Photo AFP, Archives

Jupiter/Pluton

Regardons de plus près les expressions de notre homme.

À gauche, studieux, confiant et comme méditatif, voici le bon profil de Mitterrand, la vitalité du marbre, le charisme du pouvoir au fait de sa puissance. Vénérable proue du vaisseau national : porte-nation mythique. C’est le versant photogénique, la facette géniale tourné vers l’avenir, côté lumière. Quelle est la promesse de ce visage ? Un futur radieux, à l’image de sa sévère et jupitérienne bienveillance. Mais regardez plutôt sa peau parchemineuse. Que voyez-vous entre ses plis ? Sous les dessous du visage légendaire, un autre se cache : celui d’un homme en qui la mort chemine (la malade était bien avancée à l’heure de cette photographie).

Volte-face.

A droite, depuis les rebords du cadre, dans l’antre de son cabinet noir, l’Adversaire nous épie. On perçoit sa présence sans tout à fait la voir, comme une onde à la surface de l’eau, comme une ombre dans le dos. Il émane de lui un je-ne-sais-quoi d’ambivalent où fuite la malice et le complot. Impossible de le percer à jour sans risquer son évasion. C’est la « face cachée » de Mitterrand, qui est au président ce que la coulisse est à la scène. Et en cette fin d’après-midi d’hiver, dans le clair-obscur de ce petit wagon régional, le reflet de notre défunt président ressemble à un fantôme.

© François Mitterrand, Daniel Druet

Visionnaire/Espion

Balayons le regard hors-champ de Mitterrand (à gauche) pour nous concentrer sur le regard-caméra de François (à droite). Le code de ce regard en biais, n’en doutons pas, est celui de l’espion. Les regards parlent et celui-ci nous murmure : « Vois : je te sais m’admirer. » Cette image cache un dispositif d’espionnage, un piège vieux comme les complots des premiers rois de France. Par un retournement diabolique, celui-qui-est-vu (lui) reprend ici le pouvoir sur celui-qui-voit (nous).

Dans le dévoilement de ce subterfuge, il faut peut-être lire l’aveu ironique d’un maitre-chanteur au sommet de sa gloire. Tout est là dans la mise en abyme de la grande mise en scène politique. La psychologie des foules, la production de mirage de masse. On cache au grand jour les faits accablants en détournant l’attention générale par des leurres séduisants et de grands discours. Et dans le cas échéant, des menaces polies. Dans ce dispositif machiavélique, le photographe (David Burnett), si puissant soit son regard, n’est qu’un intermédiaire. Par un coup d’œil de génie, François subtilise sa vision comme on capte, par un miroir, un rayon lumineux.

Illusion/Vérité

Que fait au fond François Mitterrand dans ce portrait ? Il orchestre la monstration de sa duplicité. Camouflage, subterfuge et dédoublement. Tel est, d’un regard, l’aveu cynique d’une manipulation inavouable qui vaut comme une tentative d’assassinat symbolique de Démos. La vitre du temps nous sauve pourtant du désastre. Comme le miroir de Persée, qui permet au héros de contempler le reflet de la Gorgone sans être affecté par la puissance pétrifiante de son regard, le Temps fait écran au rayonnement noir de ce regard. Sans la défense de cette vitre, la vérité nous serait insupportable.

Précisons, de quoi parlons-nous ? Nous parlons d’une présidence scandaleuse. Intimidation des médias. Fumées et miroirs. Esprit de cour. République des affaires. Assassinats ? Nous parlons d’un trou dans le cœur de la République : un cabinet noir. La France n’a jamais exorcisé la grande trahison de 1981. Le tournant néo-libéral. Plus de vingt ans après sa mort, François Mitterrand continue ainsi de hanter notre scène politique, survivant dans notre mémoire collective sous la forme d’un symbole de cire : celui d’une ère maudite par les secrets d’état.

Caricature dénonçant le Cabinet noir, Bodleian Libraries (1815)

Janus

L’homo politicus est un être double.

En lui deux puissances antagonistes s’affrontent dans un duel fratricide qui est peut-être celui des ténèbres et de la lumière. Qui gagne scelle un temps le sort de notre destinée collective.

Aux deux corps du roi correspondent ainsi deux profils de pouvoir. Le profil institutionnel, qui représente et aspire à l’émancipation du Peuple. Et le profil confidentiel qui l’espionne et conspire son asservissement — parfois à son propre service.

Jupiter n’est qu’une facette du pouvoir et cette facette est impuissante sans celle de Pluton, sa complice. Jupiter et Platon sont les deux faces de nos démocraties. Tel est le scandale qui fissure cette photographie : elle ose la représentation impossible d’une évidence insupportable : la face sombre de nos idéaux de lumière.

© Musée de Pergame

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