Interview Xpedition #2

Alexis - CPO @Tracktor

Zit
xpedition-guilds
10 min readSep 24, 2019

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Pointe du Millier

Quel est ton parcours et que fais-tu aujourd’hui ?

J’ai fait un master en architecture des systèmes d’information il y a une vingtaine d’années et j’aurais été destiné à travailler pour des grands groupes ou en AMOA dans des SSII du type Cap Gemini, EY.

Au lieu de ça, j’ai rejoint Google en première expérience à Dublin, dans les équipes en charge de l’analyse qualité du moteur sous la responsabilité de Matt Cutts. C’était un job assez abrutissant, évaluer brutalement du webspam sur des séries de plus de 500 sites par jour par individu. Mais à l’époque le SEO c’était encore le far west (le site de l’Assemblée Nationale spammait à coup de doorways sur le mot “Loi” par exemple.. comment traiter un cas pareil ? On ne peut pas les blacklister comme ça..), et je trouvais la chasse aux blackhat SEO assez réjouissante. On a été amené à préparer les premiers grands changements des algorithmes de ranking. Je pense que Panda doit parler à certains qui étaient présents à cette époque :)

Après 2 ans à Google je suis venu à Paris avec ma compagne, rencontrée chez Google, pour rejoindre en tant que premier Product Manager une startup toute jeune : Wikio. C’était au début un moteur de recherche d’actualités, fondé par Laurent Binard et Pierre Chappaz, avec plus de 500.000 sources d’informations et nous utilisions des moteurs d’analyse sémantiques sur les articles capturés pour les catégoriser dans plus de 150.000 catégories. Au pic de son existence (magie du SEO) on a du monter a 30M de visiteurs uniques par mois.
Un des produits que j’ai pu lancer avec Wikio et qui a fait pas mal de bruits à l’époque c’était le “classement des blogs”. On avait un classement mensuel par catégories (General, Politique, Gastronomie, Technologie, etc…) des blogs les plus influents à l’aide d’un algorithme que l’on avait travaillé avec Jean Véronis. C’est devenu à mon sens le début de ce que l’on a appelé “l’egosphère” et le blogging est devenu un véritable métier pour certains.
Par la suite la société a muté plusieurs fois, par fusion successives avec d’autres startups. EBuzzing, puis fusion avec Overblog, puis d’autres je crois avant de devenir Teads (acquisition par Altice).

J’ai quitté le projet avant que cela devienne Teads pour me lancer sur ma propre startup, Keemix, qui proposait une plateforme permettant de faire de la curation manuelle de l’information. On peut le rapprocher d’un Scoopit, ou d’un Pinterest, mais avec une dimension de mise en forme de l’information comme de véritables magazines fait par des experts.
Le positionnement B2C, qui aurait dû être B2B depuis le début, ne nous a pas permis d’avoir la traction suffisante au bout de 2 ans malgré la qualité du produit.

Arrivant au bout de la période de chômage qui nous assurait une situation correcte, on a décidé de mettre fin à l’aventure et j’ai rejoint en tant que Senior PM la société Leetchi qui était encore une jeune pousse. Le produit avait de la traction, mais il y avait une marge de manoeuvre importante et une perspective d’accélération évidente.

Chez Leetchi, un des premiers projets sur lesquels je me suis penché était la création d’une activité B2B, avec la création d’une identité et d’un produit bien distinct et donc le lancement de Mangopay.
Par la suite, j’ai choisi de me concentrer en priorité sur Leetchi plutôt que Mangopay, et j’ai fini par occuper le poste de lead PM sur ce produit avant de devenir Head of Product deux ans plus tard.

J’ai quitté Leetchi (acquisition par Arkea) au bout de 4–5 ans, pour me lancer dans une nouvelle aventure, préférant me concentrer sur les projets plus early où il faut préparer un scale-up.
On y retrouve un mélange d’entrepreneuriat où l’on intervient sur des urgences, des sujets très variés au cours d’une même journée, dans un joyeux bordel… tout en rationalisant et documentant pour structurer les process qui permettent de faire un véritable scale-up par la suite. Cet équilibre fragile dans l’exécution urgente et la construction structurée me plait énormément dans les startups à cette étape (généralement entre entre 15 et 80 personnes).

Cette étape est bien présentée dans les conclusions du rapport sur le Startup Genome :

Sur les 4 étapes initiale du développement des startups, ma préférence allant sur cette étape 3 de recherche de l’efficience.

Mon projet suivant fut Finamatic, une plateforme de structuration des données d’entreprises et de projets d’entrepreneurs pour l’aide à la recherche de financements publics. J’ai rejoint la structure en tant que CPO, on était une quinzaine à l’époque et nous construisions un produit aux grandes ambitions, avec un potentiel de diversification énorme. Au bout de deux ans suite à une série A plantée, nous avons dû procéder à la liquidation de la société. Deux des fondateurs racontent la liquidation dans un article de FrenchWeb.

J’ai finalement rejoint comme CPO une nouvelle startup début juillet, dans le marché en pleine explosion de la ConstructTech (les startups dans le monde du BTP) : Tracktor, plateforme de location de matériel pour le BTP, l’Industrie et l’événementiel. Le marché est colossal (5,5Mds € en France), opaque et atomisé. En plus d’être backé par Kerala, le défi de me lancer sur le marché du BTP après toutes ces années dans la Fintech m’a vraiment excité et j’ai pu y rencontrer une équipe jeune, diverse et pleine d’énergie, soudée autour de fondateurs avec les pieds sur terre et une grosse ambition. Je les rejoints en tant que CPO pour construire la stratégie produit, monter l’équipe et les process Produit/Tech, et faire un produit sexy sur un marché qui ne l’est pas en apparence :)

Comme j’aime à le répéter ces derniers temps sur les recrutements : les gosses regardent les engins de chantier avec des étoiles plein les yeux. J’aimerai que l’on redonne ce regard à tous ceux dans l’écosystème des startups qui trouvent que le BTP n’est pas un domaine assez sexy.

À quoi ressemble une de tes journées type ?

La magie du product management dans les startups early… pas vraiment de journée type :)

Alexis

J’essaye de mettre en place néanmoins une routine, notamment grâce à des templates sur Todoist, mais il est rare que ce soit respecté à la lettre.

Le matin :

  • Traitement des urgences
  • Traitement des divers inbox (mails, chats, pipes de feedbacks, etc)
  • Surveillance analytics & KPI
  • Veille concurrentielle, veille sectorielle, veille marque, veille métier
  • Stand up meeting

L’après midi :

  • Recrutements / HR
  • Traitement des diverses inbox
  • Points avec la team

Et entre toutes ces “daily routines”, il y a bien entendu le travail de fond (discovery, spécifications, priorisation, etc...), les projets en cours, les routines hebdo ou mensuelles (backlog grooming, enrichissement, traitement d’insights sur product board, etc…) et enfin toutes les réunions qui vont avec le poste ;)

Ta citation préférée ?

It turns out that an eerie type of chaos can lurk just behind a facade of order -and yet, deep inside the chaos lurks an even eerier type of order.

Douglas Hofstadter

Qu’est-ce que tu kiffes dans la culture Produit ?

Domaine en transformation. On se réinvente en permanence, on essaye de se structurer.

Il y a 15 ans le PM était inconnu, aucune formation, aucune théorisation sérieuse. On mélangeait les notions de PM, de PO, on parlait d’UX a tort et à travers. Et je ne parle pas de ceux qui ont eu l’expérience absurde de tenter d’expliquer ce que l’on faisait et comment nous classer dans les codes de l’ANPE (Pole Emploi).

Certains d’entre nous, en particulier Fabrice des Mazery chez Thiga, apportent enfin des éléments de rationalisation de notre métier. Un de ses articles récemment m’a énormément aidé à clarifier les postes d’une équipe produit, et comment faire évoluer les PO et PM dans leur carrière : https://blog.thiga.co/et-si-on-se-penchait-sur-les-carrieres-produit/.

Sur l’activité même, c’est probablement un des poste les plus variés dans l’écosystème. On est à la fois des psychologues, des détectives, des inventeurs, des bouchers, des évangélistes, des pompiers, des diplomates, des chefs d’orchestre…

Et la taille/étape de la boite change radicalement le scope du poste. Un CPO d’une startup early va devoir mettre les mains dans le moteur, faire des spécifications, de la recette, voir traiter des tâches qui n’ont rien à voir avec le PM. Par exemple, pas plus tard que cette semaine j’ai benchmarké, configuré et fait la formation de la boite sur l’usage de 1Password pour la gestion de nos accès sécurisés.
A un moment donné, dans une startup early, le PM va se retrouver avec tout ce que les autres ne feront pas. Et si on veut que cela avance…

Par ailleurs à cette étape de vie d’une entreprise, il y a souvent “de la casse”, et un CPO doit rester calme et lucide, éteindre les incendies et rebondir sur ces incidents pour faire avancer le produit, les process, les outils, etc…
C’est ce que j’ai appelé avec le temps le “judo” ou “l’aïkido” du product management. On utilise la force de l’adversaire (des incidents), pour les retourner à notre avantage.

J’ai un comic-strip que j’affiche généralement quelque part sur un mur à côté de moi et qui résume un certain aspect du caractère d’un CPO (early stage) :

Un sujet sur lequel tu as travaillé et dont tu es satisfait sur sa réalisation ?

Mangopay
Mon premier projet chez Leetchi concernait le “Leetchi Wallet Management Services” qui s’avérait, après m’être plongé dedans, être les fondations du futur service B2B que nous avons lancé. J’ai donc pu proposer et être activement impliqué dans la création d’un spin-off de Leetchi, avec un business model et un produit complètement différent de celui que j’avais initialement vu en arrivant.

Les cagnottes publiques sur Leetchi
Elles se nomment maintenant “Cagnottes solidaires”.
Avec la responsable marketing à l’époque, on a pu observé que certains de nos utilisateurs détournaient l’usage des cagnottes, jusque-là réservées aux évènements privés (anniversaires, mariages, pots de départs, etc…) pour récolter de l’argent en distribuant la cagnotte publiquement ou sur des communautés élargies.
Après analyse de ces usages et l’émergence de services aux US tels que GoFundMe, nous avons réalisé qu’il existait tout un marché qui n’était pas couvert par les services de crowdfunding de l’époque. On a donc sorti une nouvelle partie du site dédiée à ces usages.
Nous avons eu par la suite des tas d’histoires incroyables : positives (des vies sauvées, des projets réalisés, etc…) ou tristes (Leetchi a été utilisé de fait pour chaque série d’attentats en France, depuis Charlie Hebdo, en passant par le Bataclan, Nice, etc… Les proches utilisaient les cagnottes pour récolter de l’argent pour les victimes des attentats).

Ce que tu ne veux pas (re)vivre comme expérience dans ton job ?

Un des rôles “secret” du CPO est de canaliser les “fondateurs historiques” pour protéger ses équipes, le produit, la roadmap, etc…
Quelque part l’arrivée d’un CPO prive ces fondateurs de certains privilèges et d’habitudes qu’ils avaient : pouvoir prendre des décisions et d’interagir directement avec les personnes en charge de l’intégration. Ce parasitage de l’opérationnel et de la stratégie produit par des founders qui ne respectent pas les règles que l’on a mis en place peut devenir toxique pour la startup et même s’il existe des méthodes pour le limiter, au bout du compte cela revient forcément à un lien de confiance et un engagement clair entre les CxO et les fondateurs.
Et avec Tracktor ça a l’air plutôt bien parti pour ne pas en arriver là. On a trouvé dès les premiers entretiens l’équilibre que l’on cherchait des deux côtés.

Le Gif qui t’as fait bcp rire ?

Deux en fait.

Tu peux nous partager une capture d’écran de ton dock ?

C’est quoi un dock ? Je suis sur Windows.
Et je lance toutes mes applications avec les raccourcis clavier.
Mon stack :

  • GSuite
  • Todoist
  • Notion (j’ai fini par quitter Evernote pour tout basculer sur Notion)
  • Pocket
  • Inoreader
  • Snagit
  • Tous les navigateurs possibles. Même si BrowserStack facilite un peu les tests maintenant.
  • ProductBoard & Jira

Ton produit préféré ? Et pourquoi ?

Slack : J’ai commencé à utiliser IRC quand j’avais 14,15 ans et un modem 14.4. Beaucoup de mes connaissances et amis à l’heure actuelle sont des gens avec qui je discutais à l’époque (sur EFNet et IRCNet principalement. J’ai même été IRCop sur IRCNet dans une vie antérieure). Sur un usage professionnel c’était devenu un outil que j’essayais de déployer sur mes différents projets, notamment en prenant en référence le travail incroyable de Etsy qui se reposait sur IRC dans tous leurs processus.
Quand Slack est arrivé, ceux qui utilisaient IRC depuis des dizaines d’années se moquaient d’un produit qui n’était qu’un habillage d’une techno plus vieille que le web. Et finalement, la magie de l’onboarding, la simplicité de l’usage, une expérience utilisateur travaillée méticuleusement et une intégration avec tout un écosystème d’outils et de services en a fait un incontournable dans nos activités pros (et persos) ainsi qu’une société valorisée à plus de 25 Milliards de dollars.

Pas vraiment un produit, mais je m’intéresse énormément ces dernières semaines à un langage de modélisation de processus, le BPMN, qui vient remplacer l’UML que j’utilisais depuis mon Master.
Avec des acteurs du monde des startups comme https://camunda.com et des outils OpenSource / gratuits, les perspectives d’application de ces modèles sont impressionnantes.
Une video d’introduction pour ceux que cela intéresse :
https://www.youtube.com/watch?v=Uk6WaW9QWn8
Je suis en train de me pencher sur l’application concrète du BPMN chez Tracktor, et j’espère pouvoir faire un retour d’expérience concluante d’ici quelques mois :)

Quel est le meilleur conseil qu’on t’ait donné ?

Pas vraiment un conseil qu’on m’a donné directement, mais une série d’articles sur l’importance de savoir et la manière de dire “non”. Aux stakeholders, aux utilisateurs, etc…

Même si je n’aime pas spécialement l’univers d’Apple, Steve Jobs l’a bien résumé quand il disait que ce que l’on décide de ne pas faire est tout aussi important que ce que l’on décide de faire.

Où peut-on te retrouver sur l’internet ?

Un lien internet que tu souhaiterais nous partager ?

Mon site de référence pour l’UX : https://www.lingscars.com
(je vous suggère de voir les conférence de Ling, c’est… intéressant).

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