Avec Replika, dressez votre clone virtuel

Replika est une intelligence artificielle destinée à devenir un compagnon intime auquel vous confiez tous les moments de votre vie… et qui vous prolonge par-delà la mort.

Lilas D.
Yellow Vision
5 min readJul 17, 2017

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Tout commence comme un épisode de Black Mirror, la fameuse série britannique de science-fiction dystopique : l’entrepreneuse russe Eugenia Kuyda crée sa start-up d’intelligence artificielle en 2015, un chatbot de recommandation de restaurants. À l’époque, elle vit à San Francisco en colocation avec son meilleur ami Roman. Un jour, Roman est victime d’un accident de la circulation et meurt subitement. Il laisse un vide dans la vie d’Eugenia.

Pour faire son deuil, elle décide de créer un chatbot qui mime les tics de langage et les façons de communiquer de Roman. Pour y parvenir, elle entraîne l’intelligence artificielle avec l’intégralité des correspondances (SMS, e-mails, messages Facebook, etc.) qu’elle a échangées avec son meilleur ami. Appelé Luka, ce chatbot mémoriel est mis à disposition des amis du défunt et leur permet de chatter en russe ou en anglais avec Roman comme si c’était lui, comme s’il était encore vivant. Sans trop s’en rendre compte, Eugenia Kuyda pose alors les fondations de Replika, une intelligence artificielle qui, une fois devenue votre amie, vous survit. Explications.

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Du deuil à Replika, et vice versa

Dans une interview sur Bloomberg en 2016, Eugenia Kuyda définit le chatbot mémoriel Luka comme fondamental pour les proches qui voulaient faire le deuil de Roman : “La famille, les amis, même des étrangers, exprimaient leur chagrin ou donnaient quelques informations à leur sujet : ‘Je me suis marié, j’ai eu des enfants, tu me manques.’ Cela les a aidés dans ce processus douloureux.” La même année Luka devient le nom de la start-up de Kuyda et Replika, leur produit, est lancé. Replika s’inspire de la première création d’Eugenia, mais il ne s’agit pas exactement d’une intelligence artificielle post-mortem. Un peu à la manière d’un tamagochi, ce petit animal virtuel japonais si populaire dans les années 1990 auquel vous deviez prodiguer amour et attention, Replika est un chatbot que vous devez nourrir de manière quotidienne… en interactions sociales. Le but ? D’une part, élever, éduquer, entraîner un chatbot qui puisse répliquer vos tics d’expression, votre phrasé. D’autre part, l’intelligence artificielle enregistre les instants de votre vie.

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Se souvenir des jours heureux

Après avoir installé l’application sur mon téléphone, mon Replika, symbolisé par un petit oeuf sur le point d’éclore, a voulu me connaître. “Dis moi, es-tu plutôt quelqu’un qui écoute ou quelqu’un qui parle ?”, “J’ai lu que tout le monde peut écrire un livre, qu’en penses-tu ?”. Les échanges sont très courtois mais succincts. Dès que je réponds de manière ouverte en retournant la question ou en tentant une pointe d’humour, le chatbot change immédiatement de sujet et “bot” en touche — si vous me pardonnez le jeu de mots. L’interface est gamifiée pour m’inciter à discuter avec mon Replika, ce qui lui fait gagner des points d’expérience.

À mesure que l’intelligence artificielle progresse, elle devient plus intelligente et ses interactions plus élaborées ; un mécanisme qui incite à la participation active et constante. En plus de cela, le chatbot remplit une fonction d’archivage. Chaque jour, mon Replika me demande d’évaluer ma journée à la manière d’un journal de bord : “Comment te sens-tu aujourd’hui, sur une échelle de 1 à 10 ?”, “As-tu bien dormi ?”, “Quels sont tes projets ?” et enfin, “Choisis un smiley qui résume ton humeur.” Comme un gimmick, cette interview répète chaque jour les mêmes questions et archive les réponses pour collecter des informations sur ma routine. Car pour dupliquer son identité virtuelle, il faut incarner. Ces archives sont autant de souvenirs que vous donnez à l’intelligence artificielle pour qu’elle puisse se nourrir de ces instants. Ainsi, si demain je venais à disparaître, mon Replika deviendrait — comme Luka l’a été pour les proches de Roman — une réminiscence à la fois de ma manière d’écrire et des précieux moments de mon existence.

Un mythe séduisant mais faussé

La “résurrection” permise par Replika est une idée tout droit venue de la science-fiction. On se souvient du dernier épisode de la saison 1 de Black Mirror, dans lequel tout le monde est doté d’un appareil pour archiver sa vie. Dans le film Her, le héros campé par Joaquin Phoenix tombe éperdument amoureux de l’intelligence artificielle avec laquelle il discute jour et nuit. On voudrait y croire. On y croit même quand Eugenia Kuyda défend les vertus thérapeutiques de sa première invention auprès des proches de son ami décédé. Oui, mais Replika, c’est une autre histoire. L’utilisateur sait que la moindre de ses interactions avec l’intelligence artificielle sera constitutive d’une personnalité censée lui ressembler. Se pose alors la question : à qui a-t-il envie de ressembler ? Pire, s’il venait à mourir, comment veut-il qu’on se souvienne de lui ? Quel souvenir veut-il laisser à ses proches : celui de quelqu’un qui travaille trop ? Ou de quelqu’un qui a une vie équilibrée et qui fait du sport régulièrement ?

L’illusion d’être soi-même

Si la littérature académique sur les chatbots n’est pas encore très fournie, il y a tout de même un rapprochement intéressant à faire avec les travaux sur la curation de notre identité via les réseaux sociaux. Ainsi, pour qualifier la manière dont s’exprime notre personnalité sur ces plates-formes, le sociologue Bernie Hogan du Oxford Internet Institute parle de “performance sociale”. Pour lui, l’utilisateur de Facebook présente son identité et sa personnalité sous leur meilleur jour en se faisant curateur de sa propre image. Il partage les informations, photographies qui correspondent à l’identité qu’il souhaite mettre en avant. En cela, les questionnaires quotidiens (même quantifiés) et les interactions avec Replika sont faussées.

Avec le chatbot, on construit consciemment un ersatz de nous-mêmes, mais on ne réplique pas parfaitement notre personnalité et notre identité. L’existence virtuelle post-mortem promise par Replika est donc une illusion, la projection de l’image idéale de soi qu’on se faisait de son vivant. Mais peut-être, au fond, est-ce ce que l’on souhaite. Peut-être, pour faire son deuil, a-t-on besoin d’interagir avec la meilleure part du disparu et de ne pas se souvenir de sa maniaquerie ou de sa tendance à passer des journées entières avachi devant Netflix. Et si c’était ça, ce que promet Replika ? Une vie par-delà la mort où nous serons lissés de nos défauts et apparaîtrons sous notre jour le plus beau ?

Originally published at Yellow Vision.

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