Comprendre le succès du selfie

Vous avez probablement été témoin (ou acteur ?!) de la scène suivante : dans une salle de musée, devant une œuvre connue et reconnue, la personne à côté de vous attrape son téléphone pour se prendre en photo. L’objectif n’est pas de prendre l’œuvre en photo, mais de se prendre devant elle.

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4 min readJan 2, 2017

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Quel est le sens de ce décalage ? Cette irruption du soi qui n’est plus simple contemplateur le monde, mais qui s’immortalise trivialement in medias res ? Les nouvelles technologies créent de nouveaux usages. Le selfie est peut-être le plus emblématique de la génération smartphone et de l’apparition du deuxième appareil photo sur le devant du téléphone. Le mot lui-même a fait son entrée dans le dictionnaire en 2016, mais ses pratiquants n’ont pas attendu jusque-là pour les poster en masse. Que nous disent les selfies de nous-mêmes ?

Narcisses et la génération Y

Il s’agit du degré zéro de l’interprétation du selfie : la mise en valeur du soi, parfois du soi intime, et sa publicisation au reste du monde — ou, soyons humbles, à notre cercle de connaissances. C’est sous cet angle que le selfie est le plus souvent appréhendé et critiqué. Il est interprété comme une demande un peu médiocre lancée sur les réseaux sociaux de validation du soi par les autres : « Regardez [ma nouvelle coupe / mes muscles / la jolie personne à mes côtés / l’endroit stylé où je me trouve] ! ». Le selfie est assimilé à une démarche d’auto-marketing pour vendre au monde la meilleure version de soi.

Le selfie se propage par une génération de Narcisses subjugués par leur propre image au point d’y vouer un culte. Puisque ce sont les 18–33 ans qui le pratiquent le plus, ce sont ainsi eux qui sont pointés du doigt comme propagateurs de la tentation d’une demande de reconnaissance publique incessante et nocive.

Le selfie comme geste d’appropriation de l’image de soi

A la différence du Narcisse d’Ovide, qui se désespère de ne jamais pouvoir rattraper sa propre image, les preneurs de selfie s’approprient et mettent en scène leur image de manière tout à fait délibérée. A un moment de l’ère digitale où nous ne sommes jamais certains de rester maître de ce que les autres vont dire de nous sur les réseaux sociaux, des photos plus ou moins réussies dans lesquelles ils vont nous « tagger » sans scrupule et sans notre accord préalable, le selfie est un outil parfait pour contrôler notre image dans sa dimension publique. Dans cette perspective, le selfie est une pratique positive de réappropriation créative de notre image publique.

Le selfie comme outil de travail identitaire

Les travaux du sociologue Erving Goffman sont un cadre utile pour une autre interprétation du selfie. Goffman étudie en détail le travail que nous faisons tous pour construire notre identité publique, et présenter notre soi sur la scène de la vie sociale.

Différentes générations ont différentes manière de s’adonner à ce travail : en organisant l’intérieur de son appartement pour faire une place de choix à la bibliothèque, aux œuvres d’art provocatrices, aux photos prises dans la maison familiale, ou aux objets rapportés de voyages lointains ; en choisissant une voiture avec une certaine puissance ou en portant des vêtements d’une certaine marque, ou en refusant justement de porter des vêtements de marque.

Notre travail identitaire n’est pas simplement un acte d’introspection. Il comporte une dimension éminemment publique, et le selfie est simplement l’occasion de réaliser ce travail de production du soi dans l’espace digital. Le selfie est un geste qui présuppose un public — puisqu’il est voué à être partagé sur les réseaux sociaux. Il est aussi le résultat d’un travail, car il est rarement pris au hasard ou improvisé : le corps est soigneusement préparé, les pauses étudiées, le timing du post calculé.

Une conversation par image interposée

La dernière interprétation proposée ici est celle du selfie comme acte de conversation. Le sociologue André Gunthert, qui occupe la chaire d’histoire visuelle à l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), explique : « Le selfie n’est pas une image : c’est la marque de ma présence dans une situation. Thelma et Louise, en se prenant en photo avec un Polaroïd, fabriquent le souvenir d’un moment précis. Ce n’est pas un simple autoportrait. C’est une contextualisation dans le temps et dans l’espace » (Source).

Le selfie est une pratique polysémique, susceptible d’une myriade d’interprétation : le selfie comme marqueur de l’appartenance à une communauté, comme instrument de combat avec des rivaux par image interposée, le selfie comme instrument de la libération du soi par réappropriation de l’image, ou au contraire, le selfie comme soumission docile aux normes du devoir-paraître et encore plus, à celle du devoir-paraître-beau/heureux etc.

De cette myriade d’interprétations se dégage peut-être une constante : le selfie est un moyen de communiquer à notre cercle de connaissance sans passer par les mots. On communique sur soi, ou sur la situation dans laquelle le soi se trouve, en tout cas, on donne du contexte à notre existence. C’est là la tendance de fond, ce que les nouvelles générations accomplissent avec des apps comme Snapchat, sous le regard incrédule de ceux qui sont nés avant tous ces outils digitaux.

Source consultées :

Article écrit par Ariane Zambiras

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