Interview : Paul Duan utilise le pouvoir des algorithmes pour lutter contre le chômage

Mais qui est aux manettes du service public à l’heure du numérique ? Rencontre avec Paul Duan, fondateur de Bayes Impact et de l’app qui combat le chômage en France : Bob Emploi.

Lilas D.
Yellow Vision
6 min readJul 19, 2017

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Paul Duan est un jeune homme pressé. Sciences Po, Berkeley, data scientist dans la Silicon Valley à 20 ans. Puis, à 21 ans, il fonde à San Francisco Bayes Impact, une ONG qui utilise le pouvoir des données et algorithmes pour résoudre des problématiques sociales. Pressé certes, mais à contre-courant de celles et ceux qui, dans la Valley, croient religieusement à la valorisation de leurs dernières “licornes” ou qui ne jurent que par la disruption de la brosse à cheveux connectée (si, si elle existe).

Car son impatience angoissée le mène à questionner le sens de ce qu’il fait : il veut que sa création ait une finalité sociale. Cela lui a même valu le surnom d’apôtre de la “disruption bienveillante”. Depuis trois ans, Bayes Impact réinvente donc la chose publique en mettant les technologies algorithmiques au service des citoyens. Lancé l’an dernier, Bob Emploi accompagne ainsi des millions de demandeurs d’emploi en France : depuis six mois, certains d’entre eux bénéficient de conseils personnalisés grâce à un site et une application (en version bêta). On a rencontré Paul pour qu’il nous en raconte davantage.

Lilas : Comment est né Bob Emploi ?

Paul : Notre but chez Bayes Impact est de créer des services publics de façon indépendante et citoyenne. Nous avons notamment travaillé avec l’État de Californie et Medicare. Bob Emploi s’est donc imposé assez logiquement : l’emploi est le premier ressort pour permettre aux gens de s’émanciper et c’est un vrai domaine de service public. Les initiatives privées qui existent (Linkedin ou autres sites d’offres en ligne) s’adressent avant tout aux travailleurs très qualifiés, les “knowledge workers”. Par ailleurs, sur l’ensemble des personnes étant sorties des listes de Pôle Emploi, seules 10% d’entre elles disent avoir retrouvé du travail via une offre en ligne. La plus grande partie du retour l’emploi se fait grâce à l’accompagnement humain, auprès de groupes de population considérés comme “moins rentables” par le secteur privé des offres d’emploi.

Lilas : Comment Bob Emploi fonctionne-t-il concrètement ?

Paul : Bob Emploi permet à chacun de bénéficier de conseils personnalisés pour être pleinement acteur de sa recherche d’emploi. Les demandeurs d’emploi remplissent un certain nombre d’informations personnelles et Bob Emploi leur donne un diagnostic à partir des données du marché de l’emploi et d’informations renseignées par d’autres demandeurs d’emploi. Car la vraie innovation, c’est que c’est un outil open source et collaboratif, qui s’enrichit au fur et à mesure des conseils et des expériences passées de certains demandeurs d’emploi ou recruteurs.

Pour chaque utilisateur, le diagnostic est accompagné de recommandations précises sur lesquelles il ou elle peut agir pour améliorer ses chances d’emploi. Par exemple, “voici la compétence que vous pourriez acquérir pour être plus employable” ou “cette ville qui est peu plus loin a peut-être davantage d’opportunités pour vous”. Mais il s’agit aussi de conseils concrets, qui échappent aux statistiques : si vous cherchez un poste de boulanger par exemple, l’application vous conseille d’apporter votre CV à 4h du matin car c’est l’horaire auquel le boulanger fait son pain. En fait, il s’agit de donner envie au demandeur d’emploi pour qu’il se projette et qu’il soit aidé avec de nouvelles pistes.

Lilas : En 2016, tu disais lors d’une interview radio, “pouvoir faire baisser le chômage de 10% avec Bob Emploi”. Quel est le chemin parcouru aujourd’hui ?

Paul : Cette phrase a été quelque peu détournée. L’objectif de long terme est faire baisser le chômage de 10% car, à travers Bob Emploi, on permet à chacun d’être acteur de sa propre recherche d’emploi. C’est aussi un objectif collectif : Bob Emploi n’est pas la seule solution au problème du chômage. C’est pour cela que nous travaillons en partenariat avec des associations (comme la SNC) ou directement avec Pole Emploi. À terme, j’espère donc que ce travail de long-terme et inclusif pourra aider à fluidifier le marché de l’emploi. Mais j’ai bien conscience qu’il y a beaucoup de travail pour y arriver, et nous ne sommes encore qu’au début de l’aventure. En six mois, on a lancé une version bêta qui compte plus de 100 000 utilisateurs. Évidemment, il reste des groupes de gens que l’on n’arrive pas encore à aider, mais on cherche constamment à s’améliorer. On est encore très loin de tout ce que l’on a envie de faire, mais les statistiques montrent qu’il y a une demande et un engouement.

Lilas : Qu’est ce qu’implique de travailler avec l’État pour créer un service d’intérêt général ?

Paul : Travailler avec l’État permet de s’appuyer sur une infrastructure, qui nous permet d’entreprendre à grande échelle. Avec Bob Emploi, on a lancé un partenariat d’un nouveau genre avec l’administration, qui lie un gouvernement et une initiative citoyenne. Nous n’avons pas de cahier de charges, nous ne sommes pas prestataires : nous travaillonsde façon indépendante — nous sommes une association loi 1901 — Cette donne nous permet de ne pas rentrer dans les jeux d’acteurs existants tout en donnant la liberté de créer un service qui est utile aux personnes que l’on veut aider. Ceci est aussi un enjeu fondamental pour en faire un outil participatif, créé et développé en continu par la communauté.

Plus concrètement, l’État nous met à disposition un certain nombre de données (à travers Pôle Emploi mais aussi Etalab par exemple) et des locaux. Et nous pouvons créer un service public d’un genre nouveau. C’est d’ailleurs pour cela que nous souhaitons travailler en complémentarité avec les services publics existants, comme Pôle Emploi, ou avec des associations d’aides à l’emploi ou à la réinsertion professionnelle.

Lilas : Bob Emploi s’adresse aux chômeurs connectés. Comment vous adressez-vous à ceux qui n’en ont pas les moyens, ou qui n’ont pas la même aisance avec Internet ?

Paul : On a tendance à penser le sujet de manière un peu binaire : des urbains connectés contre des ruraux déconnectés, des classes plus aisées très à l’aise avec l’app contre les classes défavorisées qui sont moins familières. En réalité, ce constat est à nuancer. Par exemple, beaucoup de personnes qui sont dans les zones rurales vont justement utiliser Bob Emploi car l’agence Pôle Emploi se trouve à 1h30 de route. Il y a tout un spectre d’utilisations, avec notamment certains utilisateurs qui sont à l’aise avec un ordinateur et pas sur mobile. Cette question est au coeur de notre réflexion sur l’interface : c’est pour cela que l’on veut rendre Bob Emploi le plus simple d’utilisation possible. Mais on reconnaît qu’il faut être connecté et un minimum à l’aise avec le média. Et au delà-du numérique, il y a également des utilisateurs qui ont des problématiques personnelles plus complexes (alphabétisation, etc.). Et c’est pour cela que l’on redirige vers le service public, qui offre un accompagnement humain plus compétent.

Lilas : Après l’élection d’Emmanuel Macron, on a beaucoup parlé de la notion d’État plateforme, c’est-à-dire un État dont les services sont plus adaptés aux besoins des citoyens à l’heure d’internet. Ses détracteurs y voient une conception néolibérale de l’État, pensé comme une start-up qui change de stratégie et de public comme de chemise. Comment garantir que l’État plateforme fournisse un service universel ?

Paul : L’État plateforme donne le comment : il permet d’ouvrir les APIs, par exemple. C’est une vision logistique, et pas une vision du service public ; elle ne désigne pas concrètement les acteurs qui fournissent un service, elle ne donne pas de garanties. La vraie question, c’est qu’est-ce qu’on fait de l’État plateforme ? Cela implique de redéfinir la notion de service public et de ne pas faire n’importe quoi, comme le privatiser. Ou de ne pas avoir, à l’inverse, une vision naïve : “Ouvrons les données et les citoyens s’en empareront pour construire spontanément de nouveaux services.” Car souvent, ce sont des gadgets. Avoir de l’impact social à grande échelle demande beaucoup de travail. Le risque de l’État-plateforme, c’est de confondre les moyens et la fin, de proposer un service public comme un services au public, et oublier que celui-ci a une signification propre, ainsi qu’une démarche et des garanties qui vont avec. Donc je pense que ses détracteurs ont raison de s’inquiéter, car c’est un risque réel. Le service public doit être neutre et universel. Et c’est pour cela qu’il est important aujourd’hui d’élaborer une vraie vision de ce qu’il doit être à l’heure du numérique. C’est l’ambition de Bob Emploi : être un service public citoyen.

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