Le dernier combat de Tran To Nga

Nouma Khaznawi
Éco-Habitons
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10 min readJan 30, 2021

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Une cinquantaine de personnes se sont réunies samedi dernier Place du Trocadéro, afin d’apporter leur soutien à Tran To Nga. Cette militante franco-vietnamienne est actuellement en guerre contre quatorze géants de l’agrochimie, dont Dow Chemical et Bayer-Monsanto, qu’elle accuse de la production d’un défoliant toxique utilisé par l’armée américaine durant la guerre du Vietnam. Revenons ensemble sur ce procès historique, dont les enjeux dépassent désormais largement les acteurs impliqués.

Crédits: Nouma KHAZNAWI

Un procès historique

« Je suis la fille du Mékong, du colonialisme et de la guerre, l’enfant d’une terre magique et empoisonnée ».

Tout part d’un herbicide tristement célèbre, « l’agent orange », épandu en quantités monumentales par l’armée de l’air américaine sur les forêts vietnamiennes entre 1961 et 1971. L’objectif premier était de détruire la végétation massive où se cachait la guérilla, puis de priver les populations de leurs ressources agricoles. Au total, près de 80 millions de litres furent déversés et plus de 2 500 000 hectares contaminés, détruisant près de 20% des forêts du Sud du Vietnam et polluant 400 000 hectares de terres agricoles. Cette catastrophe, non seulement dévastatrice sur le plan environnemental, eut également de très lourdes répercussions sur les vies humaines. En cause, la dioxine présente dans le défoliant, qui fut par la suite reconnue comme l’un des poisons les plus toxiques pour l’être humain. Treize fois plus nocive que le glyphosate, cette substance cancérigène et tératogène (produisant des malformations chez les nouveaux-nés) cause également des maladies de peaux, et porte atteinte au système immunitaire, reproducteur et nerveux. D’après le collectif Vietnam-Dioxine, depuis une soixantaine d’années, 4,8 millions de personnes auraient été directement exposées à l’agent orange, parmi lesquelles des centaines de milliers d’enfants, parfois de la troisième ou quatrième génération d’après-guerre.

« Le double traumatisme subi par ces familles est d’autant plus considérable qu’elles affrontent le désarroi le plus total, les génies de la forêt et de la rivière, ceux des plantes et des grands animaux sacrés ayant disparu, emportés par l’agent orange, qui a détruit leur représentation du monde ».

Un matin de 1966, Tran To Nga, alors journaliste pour l’agence d’information Giai Phong, aperçoit un « nuage blanc » dans le sillage d’un C-123 de l’US Army. Elle écrira par la suite dans ses mémoires:

« Une pluie gluante dégouline sur mes épaules et se plaque sur ma peau, une quinte de toux me prend. Je vais me laver. Et puis j’oublie aussitôt. Dans l’apocalypse environnante, dans les flammes de notre cher Vietnam, que peut bien représenter l’épandage d’un banal herbicide ? […] Avec cette première giboulée toxique, le mal commence à faire son nid au chaud dans mon corps ».

Les mois passent, la guerre cesse, mais les séquelles liées à l’agent orange sévissent toujours. De nombreux vétérans américains, australiens, canadiens, sud-coréens sont également touchés par le fléau. Au Vietnam, l’ampleur de la situation n’est pas tout de suite réalisée par la population. Perturbateur endocrinien, la dioxine s’est progressivement transmise sur plusieurs générations, par la grossesse et l’allaitement. Très vite, les nouveau-nés subissent de lourdes pathologies physiques et mentales : hydrocéphalie, malformations, incapacité à se développer, surdité ou cécité, tumeurs externes, mouvements incontrôlables, etc..

Vietnam. 12/24. A Quang Tri, NGUYEN THI TANG, 67 ans, prend soin de son petit-fils, NGUYEN DUC THANG, 9 ans, handicapé physique et mental. Crédits: Alexis DUCLOS

C’est alors que Tran To Nga perd sa première fille, âgée de quelques mois seulement. Ses deux autres filles, nées en 1971 et 1974, souffrent de complications cardiaques et osseuses. L’une d’elle hérite de sa mère une maladie génétique de l’hémoglobine, l’alpha-thalassémie. Tran To Nga vit aujourd’hui avec un diabète de type 2 et une allergie à l’insuline extrêmement rare. Elle a dû également combattre un cancer du sein.

« Pendant des décennies, j’ai cru que j’étais à l’origine des maladies de mes enfants. J’ai vécu ainsi plus de trente ans de ma vie avec des remords atroces, me reprochant d’avoir apporté le malheur à mes filles et pour ainsi dire, détruit ma vie et mon bonheur ».

L’agent orange : premier cas « d’écocide ? »

Le concept de crime d’écocide n’est pas récent. Il était déjà débattu en 1947 au cours de la Commission du droit international pour préparer le Code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. Ce n’est qu’en 1970, lors de la conférence sur la guerre et la responsabilité nationale, que le terme « d’écocide » fut employé pour la première fois par le biologiste américain Arthur Galston, qui le désigne alors comme « la dévastation et la destruction visant à endommager ou détruire l’écologie de zones géographiques au détriment de toute forme de vie, qu’elle soit humaine, animale ou végétale ».

Le mot écocide a pour racine « Eco » qui en grec « ΟΙΚΟΣ» signifie la maison et « cide » du latin « cidere » qui signifie tuer. Depuis les années 1990, de nombreuses tentatives eurent comme ambition d’intégrer ce terme dans le droit international, sans succès véritable à ce jour.

Pour le juriste Laurent Neyret, l’écocide peut être étudié sous une perspective évolutive, à partir de trois approches. Il y a d’abord l’approche rétrospective, que nous avons menée jusqu’à présent en nous intéressant au cas de l’agent orange et son utilisation durant la guerre du Vietnam. Au XXIème siècle apparaît l’approche positive, à la suite d’un ouvrage écrit par l’avocate britannique Polly Higgins, Eradicating Ecocide. Celui-ci avait pour ambition de dénoncer l’affaire DeepWater horizon. Pour la première fois, le terme écocide est utilisé pour dénoncer une catastrophe non intentionnelle, sans rapport avec un quelconque conflit mondial. C’est en partie grâce à cet ouvrage que naîtra l’initiative militante End Ecocide on Earth, en 2012, dont l’ambition est la reconnaissance du crime d’écocide au niveau du parlement européen.

Enfin, plus récemment, les chercheurs ont commencé à mener une approche prospective, dans l’objectif de classifier les différentes infractions environnementales et mieux saisir les spécificités autour du crime d’écocide. Pour Laurent Neyret, il existe aujourd’hui deux principaux obstacles à sa reconnaissance internationale : le principe de légalité et le principe de souveraineté. En effet, comment soumettre et réduire la complexité et l’imprévisibilité de la donnée environnementale à un cadre pénal qui se veut si clair, précis, et prévoyant ? Une fois cette limite dépassée, se pose alors la question de la délimitation spatiale du crime d’écocide, qui dépasse bien souvent les frontières nationales. Devrait-il être considéré comme un crime transnational, par le biais d’une harmonisation des différentes droits nationaux ? Ou s’agirait-il plutôt d’un crime supranational, relevant d’une approche universelle et devant se baser sur le droit international ? À cela viennent s’ajouter de nombreuses autres questions plus spécifiques à la mise en œuvre du crime d’écocide, à partir de diverses considérations sur les responsables potentiels (individus, multinationales, États), la mise en œuvre d’une force opérationnelle pouvant préserver la sécurité environnementale, la question de la sanction à l’égard de ce crime ou de la jurisprudence compétente pour pouvoir faire appliquer cette sanction. Ce sont tant de problématiques auxquelles les chercheurs doivent s’atteler afin d’institutionnaliser le crime d’écocide.

Crédits: Nouma KHAZNAWI

De réelles avancées sont cependant à constater, au niveau européen particulièrement. Un amendement pour la reconnaissance de l’écocide a ainsi été adopté ce mercredi 20 janvier au Parlement européen, en partie grâce aux efforts et à mobilisation du groupe parlementaire « Alliance Écocide ». Le crime d’écocide, qui figure maintenant dans le rapport annuel sur les droits humains et la démocratie, est donc en bonne voie pour s’inscrire dans les statuts de la CPI comme crime international, voire même dans le droit interne européen.

Concernant la France, les progrès sont plus balbutiants. Ainsi, malgré la requête de la Convention Citoyenne pour le Climat, visant à faire du crime d’écocide un véritable projet de loi, le gouvernement a revu cette proposition à la baisse et n’a proposé la création que d’un simple délit général de pollution et d’un délit de mise en danger de l’environnement. Si à première vue ces efforts peuvent sembler encourageants, une lecture plus attentive du projet de loi nous permet d’attester que le délit d’écocide pourra être très compliqué à appliquer dans les faits.

Effectivement, la loi concernant le délit général de pollution ne prévoit de sanctionner les pollutions faites aux eaux, au sol ou à l’air uniquement si celles-ci sont le fait d’une « violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement » et si elles « entraînent des effets nuisibles graves et durables sur la santé, la flore, la faune ». Néanmoins, pour Marine Yziquierdo, avocate et coordinatrice plaidoyer de l’association Notre affaire à tous, «la majorité des pollutions sont le fait d’imprudences ou de négligences : par exemple, quelqu’un qui a mal refermé une canalisation ou qui a oublié de faire une vérification. Si on enlève ces critères de négligence ou d’imprudence, ça va vraiment restreindre le champ d’application ». De plus, il semble très difficile de réussir à prouver à la fois que le délit en question est bien issu d’une violation de la prescription règlementaire, et à la fois qu’il a engendré des effets graves et durables. Comment d’ailleurs mesurer des notions si larges que celle de la gravité et celle de la durabilité ?

Quant au délit de mise en danger de l’environnement, celui-ci ne concerne que les faits prévus dans l’article L.173 du code de l’environnement et dans l’article L.252 du code des transports. Cela signifie que ladite « mise en danger de l’environnement » s’applique uniquement aux activités qui n’aurait pas été soumises à des autorisations préalables, et non à toutes les activités. Là encore, il faudrait réussir à prouver que la mise en danger aurait des effets graves et durables qui pourraient durer jusqu’à dix ans au moins .

Pour de nombreux juristes et associations de protection de l’environnement, les raisons d’un tel manquement sont à attribuer aux organisations patronales, qui auraient fait barrage au projet de loi via le ministère de l’économie. Cyril Dion, garant de la Convention citoyenne, a d’ailleurs tweeté : « Un message à Bruno Le Maire et aux intrigants du Medef qui ont œuvré, une fois de plus pour détricoter le délit d’écocide qui était déjà un détricotage des propositions de la Convention citoyenne : ce que vous faites est criminel. Pas d’autres mots ».

Le combat de Tran To Nga

Revenons-en donc au premier procès écocide de l’histoire, celui de Tran To Nga, contre non moins de quatorze multinationales agro-chimiques, toutes accusées de la fabrication ou de la commercialisation de l’agent orange. Après six ans, dix-neuf reports d’audience, et une proposition d’accord à l’amiable de la part des multinationales, refusée par l’ancienne vétérante, le combat continue. Au cœur de ce combat, un profond sentiment d’injustice: en 1984, des vétérans américains qui avaient servi au Vietnam, et qui présentaient des pathologies similaires, reçurent une indemnité de 180 millions de dollars. En revanche, les plaintes vietnamiennes n’obtinrent jamais gain de cause. L’enjeu est donc de taille. Si le tribunal d’Evry parvient à établir un lien entre l’exposition à la dioxine et les maladies développées par Tran To Nga, ce sont des millions de victimes vietnamiennes qui pourront espérer prétendre à des indemnités pour couvrir leurs soins extrêmement coûteux.

S’agissant d’un procès civil, tout repose sur la “charge de la preuve”. Preuve d’abord de la faute, si les sociétés américaines accusées ont effectivement fourni un produit qu’elles savaient dangereux. Preuve ensuite du préjudice: les nombreuses pathologies développées par Tran To Nga, et plus précisément leurs liens de causalité avec la dioxine contenue dans l’agent orange. C’est ce dernier élément qui pose le plus de difficultés: « Nous avons mené une enquête en consultant un certain nombre de scientifiques et en nous rendant au Vietnam à la rencontre des victimes. Et nous avons eu accès à un important volume de documents récupérés par l’avocat américain chargé d’initier un contentieux au nom de l’association Vava», raconte Monsieur Bertrand Repolt, avocat de la victime.

De l’autre côté de la barre, les conseils des multinationales ont plaidé lundi l’incompétence du tribunal d’Evry pour traiter ce dossier. Avançant que ces sociétés “agissaient sur l’ordre d’un Etat et pour son compte”, le conseil de Monsanto a fait valoir qu’elles pouvaient bénéficier de l’immunité de juridiction et qu’en conséquence, la juridiction française n’était pas compétente à juger de l’action d’un Etat étranger souverain dans le cadre “d’une politique de défense” en temps de guerre.

La patience et ténacité de Tran To Nga vis-à-vis des géants de l’agrochimie qu’elle affronte, malgré son âge et sa maladie, sont un véritable enseignement. Il ne tient qu’à nous désormais de partager son combat, et de le rendre accessible à tous.

Crédits: Nouma KHAZNAWI

C’est donc bien l’Histoire qui a occulté cette guerre chimique — pourtant la plus importante de l’histoire de l’humanité. D’une part, on ne restaure pas l’Histoire écrite et imposée par les vainqueurs et puissants en claquant des doigts tandis qu’elle continue d’être insufflée dans les esprits depuis le plus jeune âge au travers de discours erronés et de manuels scolaires au contenu inexact relayés sans fin comme vérité. D’autre part, nous savons que la première empreinte reste quasiment indélébile dans les esprits. Or, il ne nous est pas enseigné de réfléchir, mais de répéter. Aussi les gens vous regardent avec des yeux incrédules lorsque vous parlez de millions de victimes “inconnues”, et ne vous prennent pas au sérieux, même si vous l’êtes bien davantage qu’eux. Et puis il ne s’agit pas d’une simple réhabilitation qui déboucherait sur la bonne conscience de la chose enfin reconnue donc “réparée”, puisque les victimes sont là, aujourd’hui, cinquante ans après, sous nos yeux qui regardent ailleurs »

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Nouma Khaznawi
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