Mon Premier “4000”

Thomas Huguerre
1 livre, 1 don pour ACSE
36 min readAug 3, 2016

mardi 28 juin 2011 — Vallée du Glacier Blanc — Massif des Écrins

Réveil et préparation

“3 heures moins le quart !”

La voix du gardien du Refuge des Écrins me réveille.

Mais pourquoi les gardiens des Écrins ont-ils la manie de toujours nous réveiller seulement 15 minutes plus tôt que l’horaire ? Déjà hier, au refuge du Glacier Blanc... Pour nous permettre de partir à 3 heures précises ? Personnellement, je suis incapable d’être prêt en 15 minutes, et pourtant je suis rapide !

En tout cas, j’ai bien dormi ; presque d’une traite, malgré l’altitude du refuge. Dans les lits du bas, près de la fenêtre ouverte, il fait plus frais que dans le dortoir de la veille et ce n’est pas étranger à mon bon état du matin. Il ne sera pas utile de me le rappeler pour les prochaines fois, la leçon est déjà enregistrée.

Autour de moi, toutes les couvertures se mettent à bouger. Je n’ai pas beaucoup de temps avant que les frontales ne s’allument. Rapidement, je me redresse et je jette un coup d’œil par la fenêtre pour vérifier le temps. Instinctivement, mon regard se lève vers le Dôme. Dans le fond de la vallée où se situe le refuge, je distingue une masse sombre dont les arêtes supérieures se découpent nettement sur le ciel, plus clair et étoilé. Je reste un instant, immobile, à observer le spectacle, si simple, si beau. Le décor qui se déroule devant mes yeux est rare dans nos plaines citadines et la vue des étoiles, si claires et nombreuses à cette altitude, a toujours eu un effet apaisant sur moi. Comme hypnotisé, j’emmagasine des images sans penser à rien d’autre.

Et puis, soudain, je prends conscience que la vue des étoiles est synonyme d’un ciel dégagé et d’une météo clémente pour la journée, en tout cas pour les heures à venir. Le doute que nous avions hier soir concernant le temps vient de s’envoler ; j’ai l’impression que plus rien, désormais, ne pourra nous voler le sommet. Tout à ma joie de la belle journée qui vient de s’annoncer, je me retourne et j’informe, en chuchotant, Christophe et Alain de la bonne nouvelle. Je retourne, un instant, à mon observation. Le jeu des ombres et des différences de reflet entre la glace et la roche permettent de bien cerner les contours du glacier en contrebas. Mais il ne faut pas s’y tromper, il fait nuit noire et la frontale sera nécessaire pour s’y retrouver !

Je reviens à mon lit pour me préparer. Déjà de nombreuses frontales éclairent les différentes couchettes. Un indélicat me projette son faisceau en plein dans les yeux, habitués à l’obscurité de l’extérieur. Malgré cela, il ne me faut que quelques secondes pour tout boucler — magie de la préparation de la veille au soir — et, déjà, je suis à l’étage inférieur pour récupérer le plateau du petit déjeuner.

Le gardien, toujours de bonne humeur, me souhaite le bon jour. Oh que oui, le jour est bon ! Dans quelques heures, si nos poumons le veulent, nous franchirons la barre des 4000 mètres.

Je m’installe à une table pour affronter hardiment mon calvaire de la journée : avaler le petit déjeuner. Ceux qui m’ont déjà accompagné en montagne le savent bien : rien ne passe ! Je lorgne sur le pain qui semble me narguer mais, fort de mes bonnes dispositions de la veille, je décide de le repousser. Je sucre mon thé au maximum et commence à le boire. Christophe et Alain me rejoignent à ce moment et, ni une ni deux, tartinent allègrement leurs pains. Il leur faudra moins de temps pour tout ingurgiter que moi pour finir mon thé. Décidément, le petit déjeuner à 3 heures du matin, ce n’est pas mon truc.

Le temps de débarrasser le plateau et nous passons dans les sas d’entrée pour nous chausser. Après mes fidèles chaussures rouges, j’arrive à enfiler ma première guêtre mais la deuxième me résiste. La fermeture Éclair est bloquée et les longues minutes que j’y consacre n’y changent rien. Frustré, je retire la première et les range dans le sac. J’espère que la couche de neige fraîche n’est pas trop importante, sinon je risque d’avoir froid aux pieds. Je n’oublie pas de récupérer mon piolet, rangé dans le coin derrière les pelles du refuge, et je sors. Une odeur de cigarette m’assaille aussitôt ! Le plaisir que retirent les gens à fumer en pleine montagne à 3 heures du matin juste avant de partir pour une journée complète d’effort m’échappe complètement. Peu importe, ce ne sont pas mes poumons qui trinquent ; et quelques pas de plus me mettent hors de portée.

Accoudé à la rambarde de protection qui surplombe la pente descendant jusqu’au glacier, j’observe rapidement ce qui s’y passe. Tout en bas, sur la droite, des cordées sont déjà en train de s’équiper sur “l’aire d’encordement”, sur la rive gauche du glacier. Je peux voir leurs frontales qui s’agitent fébrilement. Ces cordées ne sont pas en retard sur l’horaire : elles visent probablement la Barre des Écrins, 100 mètres plus haut que notre propre objectif, le Dôme des Écrins. Deux sommets très proches. Seulement 100 mètres mais une difficulté bien supérieure pour la Barre. Je repense à l’alpiniste que l’on a croisé avant-hier presque en bas, vers 12h. Lui aussi venait de la Barre. Ceux qui s’encordent en ce moment doivent être de la même trempe. Avec ma très maigre expérience de la montagne et mon physique de citadin, ils m’impressionnent. Nous ne les verrons probablement qu’une seule autre fois dans la journée : lorsqu’ils nous croiseront durant leur descente, pendant que nous serons en train d’en baver juste avant le sommet.

Sur ma gauche, dans le chemin descendant du refuge, d’autres lumières zèbrent la pente à différents endroits. Dans le faisceau des frontales, je reconnais les névés — ces langues de neige persistantes — vus la veille. Les allures varient considérablement entre les cordées, preuve que la descente ne sera pas si aisée que cela. J’hésite alors à chausser mes crampons. Je rejette un coup d’œil rapide au chemin qui descend jusqu’au glacier, que je devine dans le noir. Je finis par me dire qu’il y aura plus de passages en pierres qu’en neige : les crampons restent dans le sac.

Christophe vient de sortir du refuge et me rejoint avec Alain. Nous sommes prêts à partir. A 4 heures du matin et à 3200 mètres d’altitude, nous commençons notre ascension… par une descente. 100 mètres à perdre pour rejoindre le glacier.

En meilleure position, je prend la tête et m’engage dans les premiers passages rocailleux de la pente. Rapidement, nous rejoignons un couple qui avance prudemment sur le premier névé. Dès le premier pas, je regrette de n’avoir pas chaussé mes crampons. Comme nos prédécesseurs, dès que nous le pouvons, nous sortons du névé par la gauche pour repasser dans les éboulis, quittant ainsi le chemin tout tracé. Nous ferons un petit détour mais nous éviterons ainsi les pentes de neiges… et les grosses gamelles.

Je profite des passages un peu plus délicats, où nous attendons notre tour pour passer, pour jeter un coup d’œil derrière moi. Tout le long du chemin, des frontales éclairent la pente comme le ferait une descente au flambeau, le charme des flammes en moins. Je m’aperçois que tous ceux partis après nous, nous ont suivi dans les rochers. Je m’amuse de l’ironie quand je pense que le chemin que nous suivons n’est pas le bon. L’effet de groupe est souvent piégeur et il faut savoir prendre du recul sur les décisions prises en communauté…

Il nous faudra plus de 30 minutes pour descendre les 100 mètres de dénivelé qui séparent le refuge du glacier. En bas, nous commençons à nous équiper. Je passe mon baudrier puis me rends compte qu’il est à l’envers. Je dois le retirer complètement pour arranger les sangles. Je m’attelle ensuite à mettre les crampons. Là encore, probablement pas assez réveillé, je mets du temps à effectuer les bons serrages. Décidément, entre les guêtres, le baudrier et les crampons, je me rends compte que le sommeil embrume encore bien mon esprit ! Je me reprends et commence à m’occuper de la corde. Je la love rapidement pour en trouver le milieu que je tends à Christophe. Je récupère ensuite les deux bouts, un pour Alain, un pour moi. Je suis plus rapide sur cette partie. J’ai terminé avant mes deux compagnons que j’essaie de prendre en photo, sans grand espoir de réussite ; effectivement, la nuit donnera un cliché totalement flou.

Je regarde autour de moi. Nous sommes facilement 40 personnes à nous préparer sur ce petit bout de glacier. Les conversations sont rares mais quelques mots fusent par-ci par-là. Déjà, de nombreuses cordées se mettent en route. Quelques minutes après, nous sommes prêts et commençons nous aussi à remonter le Glacier Blanc.

Marche d’approche

Je prends de nouveau la tête et je m’écarte progressivement de la pente rocheuse pour rejoindre la trace qui passe à quelques mètres. Dans la nuit, malgré la frontale, il est difficile de la repérer. Je la pensais plus large que cela, plus nette. Je suis obligé de me concentrer sérieusement pour ne pas la perdre et ne pas la confondre avec les petits sillons naturels du glacier. La surface de celui-ci est bien gelée et je n’arrive pas à poser mes pieds correctement à plat. Régulièrement, mes chevilles se tordent. Pas violemment, mais suffisamment pour que la marche soit fatigante et désagréable.

Devant nous, les cordées ont un peu d’avance, peut-être 300 ou 400 mètres. Il est difficile d’estimer les distances dans le noir, en particulier sur des glaciers relativement plats comme celui-là. Les hauteurs et les distances sont trompeuses, que ce soit dans un sens ou dans l’autre. Derrière nous, deux cordées suivent et une ou deux autres sont encore sur l’aire d’encordement.

Dès le début de la marche d’approche sur le glacier, le silence s’est fait dans notre cordée. Chacun finit de se réveiller et est dans ses pensées. Nous avons deux kilomètres à parcourir avant d’atteindre la base de la pente principale et j’ai tout le temps de penser à ce que je veux. Je me concentre sur le rythme de la marche : pas trop rapide pour commencer, mais régulier. La marche n’est toujours pas agréable dans cette première partie de la trace. Mais les chevilles finissent par chauffer et encaisser plus facilement les aspérités du terrain.

A chaque départ de nuit, j’ai toujours cette même impression étrange : mes compagnons de cordées sont là à quelques mètres seulement derrière moi mais je me sens seul, dans une bulle lointaine. Une bulle pas très grande, mais confortable, sereine, qui rend flou et distant le monde extérieur. Comme si les bruits et les sensations de l’extérieur me parvenaient atténués, comme filtrés par la paroi de cette bulle imaginaire. J’ai l’impression de me trouver dans un autre monde ; peut-être, le réveil étant encore proche, le monde onirique ne m’a-t-il pas complètement quitté ? En tout cas, j’aime cette sensation de calme, de solitude. Je suis seul avec moi-même et peux laisser mes pensées aller et venir à leur guise. C’est un moment unique, vrai, où l’on peut faire le point avec soi-même, sur sa vie, ses envies ou, moins personnellement, penser au monde. Peut-être est-ce cela philosopher ? Méditer ?

Soudain, à deux mètres devant moi, je perçois un brusque détour de quelques mètres dans la trace. Elle contourne une première crevasse qui s’ouvre de quelques centimètres devant mes pieds, puis une deuxième également ouverte d’une dizaine de centimètres. Je ne les ai pas vues venir. Probablement parce qu’elles sont petites. Heureusement d’ailleurs. Les enjamber plus loin ne posera aucun souci.

Après avoir plus ou moins longé la pente rocheuse, la trace s’en écarte progressivement pour traverser en oblique le reste du glacier. Devant, les cordées qui nous précèdent se retrouvent en plein milieu de la mer blanche, comme perdues sur cet océan de glace. Elles terminent l’ascension d’une pente douce derrière laquelle elles disparaissent. J’imagine qu’elles sont maintenant au pied de la pente principale, d’autant que les premières frontales sont visibles dans le bas de la face, orientée plein Nord. Je me dis que nous avons un bon rythme, plus rapide que je ne pensais et que nous sommes en avance sur l’horaire. Je m’apercevrai quelques minutes plus tard qu’il n’en est rien ! Nous sommes à peine à la moitié de la traversée du glacier. L’effet d’optique a été trompeur : la pente douce masquant les cordées devant nous cache le reste du parcours, encore long.

Doucement, puis de plus en plus fort, une lumière semble venir éclairer mes pieds. Je me dis que Christophe vient de réussir à faire repartir sa frontale, qui avait quelques soucis au moment de l’encordement. Il s’agit en fait d’une cordée qui est en train de nous doubler par la droite à un rythme soutenu. A sa tête, je crois distinguer une femme qui mène la marche et un homme derrière qui semble souffrir un peu, comme subissant ce dépassement impromptu. L’échauffement n’est pas encore terminé ? Après nous avoir doublé, la cordée se replace dans la trace et ralentit un peu le rythme mais reste plus rapide que nous. Nous sommes maintenant officiellement l’une des dernières cordées à tenter l’ascension du Dôme des Écrins.

Le jour commence à se lever doucement. Je ne vois pas l’aube, derrière moi, mais je perçois les couleurs qui commencent à changer tout autour de moi. Dans le fond de vallée, le noir s’éclaircit doucement pour passer par des nuances de gris puis, sur les rochers, une sorte de violet, très foncé. En altitude, le Dôme s’éclaircit rapidement. La neige du sommet bleuit légèrement puis se teinte progressivement de rose et d’orange quand les premiers rayons du Soleil l’atteignent. Bientôt, il fera jour ici bas et nous pourrons éteindre nos frontales. En attendant, nous avons tout le loisir d’embrasser, d’un seul regard, l’intégralité de cette face Nord qui mène à notre objectif du jour. Cette configuration est rare. Souvent, des ressauts, des aiguilles, des falaises nous cachent la suite du parcours. Plus nous avançons, plus la montagne grandit et devient imposante. J’observe la trace faite les jours précédents, que je crois deviner à certains endroits. Je compte un, deux, trois, quatre virages principaux. Seulement 4 tout au long des 800 mètres de dénivelé que compte la pente. Le reste n’est que lignes droites ou légères courbes, dont l’inclinaison est forcément notable. J’observe le dernier virage, que je devine en haut à gauche du flanc du Dôme. Vu d’ici, le dénivelé sur ces quelques mètres est imposant. Je sais que la carte ne me contredit pas et que ce sera probablement le passage le plus raide du parcours.

Évidemment, la vue de cette pente me pose des questions. Y arriverez-vous ? Serez-vous capables de tenir le rythme jusqu’en haut, un rythme suffisant pour être dans les temps et redescendre avant la fonte de la neige ? L’altitude vous fera-t-elle “bénéficier” de ses effets ravageurs ? Je ne cherche pas à répondre. Je me dis que la réponse importe peu. Nous ferons demi-tour si nous le devons, que ce soit parce que nous serons hors délai ou parce que nous n’aurons plus la force de monter. La journée est magnifique, le ciel est entièrement bleu, l’environnement est merveilleux. Je profite de l’instant présent et repousse l’avenir à plus tard, quand il arrivera.

Au sommet de la butte que nous venons d’atteindre, à mi-parcours du glacier, nous pouvons contempler le reste de notre parcours jusqu’à la base du Dôme. La plupart des cordées qui nous précèdent sont groupées au même endroit, à quelques mètres du début de l’ascension véritable. Elles sont toutes en train de faire une petite pause et de finir leurs préparatifs : refaire les sacs ou réajuster les cordes. Au fur et à mesure que nous progressons, elles quittent une à une l’aire commune pour entamer la longue et lente escalade. Nous décidons de nous arrêter un peu avant pour, nous aussi, nous restaurer, boire quelques gorgées et peaufiner les réglages de nos sangles. Ainsi, nous restons à l’écart du brouhaha général. De plus, après être repartis, nous aurons quelques dizaines de mètres supplémentaires pour reprendre le rythme et attaquer la première pente avec le bon souffle. En attendant, nous observons la vallée tout autour de nous. Sur notre droite, nous voyons désormais clairement la pente qui mène à la Roche Faurio (3730m), un sommet normalement facile, à la portée de tous. Aujourd’hui, une longue et large langue de glace remplace la voie normale. Elle donne l’impression d’une cascade de glace qui sortirait de la neige. Les quelques cordées qui tentent le sommet devront la contourner si elles souhaitent éviter de cramponner de façon trop importante. Derrière nous, une petite lumière brille dans les rochers, sous le Pic de Neige Cordier. C’est notre point de départ, le Refuge des Écrins. Au-dessus de notre hébergement d’une nuit, juste à la limite des arêtes rocheuses qui délimitent la frontière entre la Terre et le Ciel, des nuances d’orange embrasent le ciel. Le Soleil n’est pas encore visible. A notre gauche, une longue série d’arêtes et de sommets s’enchaînent en revenant vers nous, jusqu’à la Barre des Écrins. Devant nous, en plein milieu de la face que nous emprunterons, une énorme barre de séracs surplombe un grand cirque dans lequel certains de ces blocs de glace sont venus s’écraser. Il ne fait pas bon rester à proximité de la trajectoire de ces monstres : la trace ne s’en approche pas trop par le bas et la contourne ensuite par le dessus. Le gardien nous a bien briefé la veille : on ne fait pas de pause en-dessous de la trajectoire de ces blocs, dont certains peuvent avoir la taille d’une maison.

Pendant que Christophe et Alain terminent de se préparer, je sens que mon ventre se remet à faire des siennes. Décidément, le thé fait avec l’eau du refuge ne me réussit ni au moment de l’avaler ni au moment de le digérer. Je regarde autour : il n’y a pas un seul endroit où se dissimuler. J’hésite. Je me tourne vers la pente et sais que dans quelques minutes, je n’aurais pas le choix, alors que nous serons en pleine ascension. A contre-cœur, je retire mon baudrier et m’éloigne de quelques pas pour me placer à mi-chemin entre la trace qui mène au Dôme et celle qui mène à la Roche-Faurio… en plein milieu du glacier. Une cordée la suit d’ailleurs et passe juste devant moi. A l’aide de mon piolet, je creuse un trou que je rebouche après m’être soulagé. Comme hier, l’effet est immédiat et je pourrais presque gambader joyeusement. Rapidement, je me ré-équipe. Christophe et Alain m’attendaient pour repartir. Nous échangeons les premiers mots depuis une heure. Nous convenons que, une fois dans la pente, nous adopterons un rythme volontairement lent mais sans arrêt. Surtout, pas d’arrêt.

Nous repartons. Cette fois, les choses sérieuses commencent.

Ascension

Après les quelques cordées qui tardent à se remettre en route, la surface du glacier se transforme radicalement en quelques mètres. Non seulement la surface gelée que nous avons depuis deux kilomètres se recouvre rapidement d’une petite épaisseur de neige dont la croûte supérieure, glacée, cède sous notre poids mais, en plus, la pente se redresse progressivement pour atteindre une inclinaison que j’estime aux environs de 40° dans le premier virage — imaginez qu’à partir de 45°, vous devez vous courber pour vous aider des mains afin de gravir la pente — . Heureusement, les cordées passées les jours précédents nous ont laissé une trace clairement visible et exploitable sous la forme d’un escalier dont il suffit d’emprunter les marches naturelles. Le regel nocturne a globalement bien fait son oeuvre et rares sont les marches qui s’écroulent complètement. Il suffit donc de monter un pied puis l’autre sans se poser trop de questions, hormis celle de la conservation de son équilibre.

Comme convenu, j’essaie d’avancer lentement et régulièrement. Jamais je n’avais encore gravi de pente si raide et, rapidement, je dois trouver le moyen le plus efficace de conserver le rythme tout en m’économisant. Avancer lentement mais régulièrement chaque jambe s’avère rapidement épuisant et je préfère finalement marquer une pause entre chaque pas. Le temps de la pause détermine donc l’allure de la cordée — j’expérimenterai dans les années suivantes que nous avions encore la chance d’avoir des marches, la position des pieds étant alors naturelle : le vrai cramponnage, technique, commence avec les pieds en oblique ! —

Dans ce premier virage sur la gauche qui nous oriente vers l’Est, nous atteignons le premier passage raide du jour. Derrière, j’entends Christophe qui souffle presque à chaque pas. Dans la corde qui nous relie et que je maintiens tendue, je sens ses hésitations, ses pauses. Sans me retourner, je sais quel rythme adopter. Je le ralentis un petit peu sans pour autant le casser.

J’en profite pour faire le bilan de mon côté, je m’écoute pour prévenir toute défaillance : la respiration est bonne, le rythme cardiaque n’est pas trop élevé, les jambes tiennent le coup. Par contre, je me rends compte que j’ai froid aux pieds. Je ne comprends pas comment cela a pu arriver si vite ; quelques secondes plus tôt je n’avais rien senti. Évidemment, depuis quelques dizaines de mètres — le bas de l’ascension — , nos pieds sont en contact permanent avec la neige et sont toujours à l’ombre. Mais la rapidité du phénomène me surprend. Je ne peux pas faire grand chose pour le moment sinon surveiller comment cela évolue. Et puis, malgré l’altitude, les températures ne sont pas non plus hivernales et donc peu en-dessous de 0°…

Profitant que l’on gagne doucement en hauteur, je tourne la tête sur ma gauche pendant que je marque une pause entre deux pas : les deux kilomètres du Glacier Blanc s’étalent devant nos yeux pour passer devant le Refuge des Écrins, que l’on distingue encore grâce à sa petite lumière, et finir par disparaître avant sa vertigineuse descente dans la vallée. Bien plus qu’hier, cette distance nous donne l’impression d’une immense mer de glace qu’aucun rocher, aucune crevasse visible ne vient barrer. Simplement une longue langue immaculée qui se meut à son rythme, imperceptible pour nous, pauvres humains.

De part et d’autre de cette étendue blanche, les sommets forment une barrière au-dessus de laquelle je ne peux pas encore voir. Je sais que dans peu de temps, nous nous serons suffisamment hissés pour que notre horizon s’éloigne et nous fasse découvrir d’autres merveilles. A l’opposé de la vallée, au-dessus des arêtes rocheuses, les lueurs de l’aube embrasent davantage le ciel sans que le Soleil ne soit encore visible.

Tout en progressant, Christophe nous signale qu’il a du mal à trouver son souffle. Je regarde mon altimètre, nous sommes à 3400 mètres et l’altitude commence à faire son oeuvre. Du regard, je balaie la pente qui se dresse, imposante, devant nous à la recherche d’un emplacement où nous pourrions nous arrêter. Je crois distinguer un replat quelques mètres au-dessus et j’en informe mes compagnons. Dans une dizaine de mètres, nous aurons passé le premier gros raidillon et nous pourrons souffler un peu.

Soudain, un flash lumineux me frappe sur ma gauche et m’aveugle presque. Je suis surpris et me contracte en attendant que cela passe. Contrairement à ce que je m’attendais, il ne cesse pas après quelques secondes. En plissant les yeux, je tourne la tête pour comprendre d’où vient le phénomène : c’est le Soleil qui vient de franchir les arêtes Nord-Est de la vallée et qui nous éclaire désormais directement ! Au loin, il donne l’impression d’une formidable boule de feu qui semble s’être posée sur les lointaines montagnes. Après l’orange et le rose que nous voyions au sommet du Dôme, c’est maintenant le jaune qui prédomine dans ce petit matin. Il est à peine 5 heures à ma montre et je prends, à cet instant, pleinement conscience de la magnifique aventure que je suis en train de vivre. A une heure où, d’ordinaire, je suis dans les bras de Morphée, je suis en pleine montagne à 3500 mètres d’altitude, à gravir mon premier sommet de 4000 mètres. J’ai en face de moi l’un des plus beaux paysages de montagne qu’il m’ait été donné de voir et nous ne sommes qu’une poignée à en profiter. Je sens, je sais que ce moment est extraordinaire ; non pas dans l’entreprise — somme toute très modeste — que nous réalisons, mais dans l’opportunité que nous avons de la vivre. Je me sens chanceux d’être ici, privilégié de savourer ce moment.

Je me sens incroyablement bien en cet instant, vidé de toute contrainte, de toute complication. Je regarde la montagne et je la vois comme un endroit simple, pur, primitif. Le léger froid qui y règne et la rudesse sans compromis des roches qui nous entourent me ramènent aux bases naturelles du monde, sans toutes les couches de sophistication artificielle que nous y ajoutons d’ordinaire. Cette simplicité me plaît. Elle est l’essentielle de nos vies, elle est ce que je recherche, moi, en venant ici. Je suis incroyablement heureux en cet instant ! Et puis, je comprends soudain qu’il me manque le plus important : pouvoir le partager avec ceux qui me sont chers, avec ma petite amie, mes parents. Je suis heureux et je ne peux pas leur dire. Je suis heureux et je ne peux pas leur communiquer. Je voudrais qu’ils puissent ressentir ce que je ressens précisément en cette fraction de seconde, je voudrais qu’ils puissent un jour être avec moi à 5 heures du matin, en montagne, à observer une vallée de neige et de rochers, éclairée par un Soleil tout juste levé. C’est un moment magique, comme il en existe peu en ce monde ; le vivre est tout simplement fabuleux. Et je le vis. Je suis en vie et rien n’est plus bon que cela !

De cet instant de félicité intense, il me reste un souvenir merveilleux, qui restera gravé au plus profond de moi et sera même une motivation première de repartir en montagne, et une photo, prise un peu après. Cette photo — vous l’avez en haut de cette page — , je pense que personne ne sait à quel point elle est un symbole pour moi.

L’instant était fugace et la montagne me rappelle à la réalité.

Nous venons d’atteindre un replat, si tant est que ce bout de pente moins raide puisse être qualifié de plat, sur lequel nous pouvons marquer une pause. Je m’avance suffisamment pour laisser à mes compagnons la possibilité de l’atteindre à leur tour, tout en restant en “corde tendue”. Je me retourne et revois véritablement pour la première fois leur visage depuis le début de l’ascension. Chacun a le même réflexe : faire le bilan chez les autres en se jaugeant du regard. Point de fierté ou de prétention là-dedans, nous prenons simplement soin des autres — dont dépendent la réussite de la course, car si un seul fait défaut, toute la cordée fait demi-tour.

Christophe s’assied rapidement. Il a la respiration difficile et nous le fait savoir. Un échange de regard avec Alain me confirme que tout va bien pour lui. Pour éviter une reprise difficile pour les jambes et ne pas trop me refroidir, je préfère rester debout et ne pas retirer mon sac à dos. De nouveau, je refais mon propre bilan : je suis à peine essoufflé et je n’ai presque plus froid aux pieds depuis que le Soleil est apparu. Tant mieux. Je n’ai pas faim mais je me force à avaler une pâte de fruits. J’ai la bouche sèche et la sucrerie a du mal à passer, à tel point que je dois me forcer à finir la deuxième moitié. Je bois un peu à la pipette. Cette petite pause me fait du bien et je sais que je peux encore aller loin, même si le sommet ne m’est pas encore assuré.

Quelques cordées profitent de notre arrêt pour nous doubler. J’ai l’impression qu’elles n’attendaient que ça depuis le début de notre ascension mais qu’il leur avait été impossible de le faire jusqu’à présent. La trace fait presque deux mètres de large mais doubler sérieusement dans la raide pente que nous avons gravie était difficilement envisageable sans une condition physique hors norme.

Comme à chaque pause, je regarde la suite du parcours. A quelques mètres de nous, il y a de nouveau un petit raidillon derrière lequel la trace disparaît pour réapparaître plus loin sur la gauche, au pied d’une pente raide dans laquelle elle fait demi-tour dans le dernier virage, à l’inclinaison si imposante vue du bas. Je me sens prêt à repartir et me retourne vers mes deux compagnons pour savoir s’ils le sont également. Alain acquiesce. Tous les deux, nous regardons Christophe qui semble toujours respirer fortement. Il se relève et nous l’assure d’une voix ferme et décidée :

“Ne vous inquiétez pas, j’y arriverai.”

Le ton de sa voix me rassure. Je le connais assez pour savoir que le sportif qu’il est se connait suffisamment pour juger avec précision de son état et de ses capacités. Nous repartons. J’ai désormais la quasi-certitude que nous arriverons au sommet.

Le Dôme des Écrins n’est peut-être pas le plus haut sommet du monde, ni même le plus compliqué — il est objectivement plutôt simple — mais il reste un “4000”. 4015 mètres pour être précis. Et c’est la première fois que chacun d’entre nous tente l’ascension d’un sommet de cette altitude. Personne ne pouvait donc prévoir comment son corps réagirait, s’il serait prêt physiquement voire mentalement. Gravir un 4000 n’est pas offert, même si certains sont plus faciles que d’autres et sans aucune difficulté technique. Il faut aller le chercher. Le vaincre disent certains. Je pense qu’il s’agit avant tout de se vaincre soi-même. Dans l’alpinisme, amateur et peu fréquent, que je pratique, les seules difficultés réelles sont celles que l’on apporte avec soi. Pour ma part, ce sont généralement les jambes, qui sont celles d’un citadin des plaines. Autrement dit, elles ne portent ni loin ni longtemps ! Il faut aller chercher les difficultés techniques, tenter une ascension dans des conditions météorologiques extrêmes — comme en hivernal — ou, évidemment, dans les très hautes altitudes pour commencer à dire que la “Montagne ne veut pas de nous”. En tout cas, même après mes trois “4000” — au moment où j’écris ces lignes — , cette altitude reste une barre difficile à franchir pour moi. Elle m’impressionne et me fascine toujours autant. Heureusement ! J’ai encore ainsi encore de belles courses et de beaux défis devant moi.

Nous repartons donc.

Le faux plat qui nous a servi d’aire de repos repart en montant doucement. La pente est nette mais relativement douce comparée à la première partie de notre ascension. Quelques mètres après être partis, je remarque une énorme plaie béante dans ce glacier en suspension. Une crevasse barre notre route ainsi que toute la pente à droite et gauche. La faute à un changement de déclivité qui vient “casser” la pente et favoriser les fractures dans l’épaisseur de la glace. Etant donné qu’elle barre toute la largeur de la face, impossible de la contourner. Il faut donc la franchir.

Je m’approche prudemment pour repérer les lieux. La crevasse fait probablement dans les deux mètres de large. Du fait de la pente montante, le bord opposé est plus haut que celui sur lequel je me trouve. Le tout rend difficile un saut direct, d’autant plus que nous avons près de 15 kilos répartis sur l’ensemble du corps, entre le baudrier, les crampons, les vêtements, le matériel de sécurité, la corde, l’eau, … Heureusement, nos prédécesseurs ont bien fait la trace et cette dernière franchit la crevasse à un endroit où le pont de neige qui la fermait complètement n’est que partiellement effondré. La distance à franchir est donc moindre. Un bon mètre dirons-nous. Pas grand chose lorsqu’il s’agit de franchir un petit court d’eau dans une forêt mais, là, il vaut mieux ne pas rater son coup, voire même avoir un peu de marge dans le cas où les bords du pont de neige seraient un peu fragiles.

Brisant la sacro-sainte règle de la “corde tendue”, qu’il vaut mieux respecter en progressant sur un glacier si l’on ne veut pas prendre de vitesse en cas de chute, je demande à Christophe, qui me suit directement, de se rapprocher un peu. J’ai ainsi suffisamment de “mou” dans la corde pour prendre mon élan, sauter et me retrouver de l’autre côté sans me voir arrêté en plein vol ! Après avoir repéré où je prendrais mon appui au décollage comme à l’atterrissage, je me lance ainsi dans les airs. Au passage, je jette un coup d’œil dans le fond… que je ne distingue même pas ! Décidément, cette crevasse ne rigole pas. Il faudra s’en méfier à la descente.

Christophe puis Alain répètent à leur tour la manœuvre. Chaque fois, j’accompagne leur mouvement en avançant de manière synchronisée. Cela permet de garder la corde tendue au maximum. Une vraie chorégraphie !

L’obstacle franchi, nous reprenons notre lente ascension. L’altitude se fait de plus en plus sentir et notre respiration devient de plus en plus difficile. Nous avons du mal à faire plus de quelques mètres sans devoir s’arrêter quelques instants pour reprendre notre souffle. J’essaie alors de ne pas trop me courber sur le piolet, qui me sert de canne, pour éviter de me couper la respiration. Je regarde régulièrement mon altimètre. 3600. 3650. 3700. 3720. Notre ascension verticale me paraît interminable. Il nous reste encore plus de 300 mètres verticaux à gravir pour atteindre notre objectif. Et tout redescendre… Plus nous progressons vers le sommet, plus celui-ci paraît se redresser et venir nous écraser de toute sa hauteur. Effet d’optique qui contribue à nous donner l’impression que nous avançons à pas de fourmis.

Alors que nous progressons en pleine pente vers le sommet, la trace oblique soudainement à 90° sur notre gauche pour pratiquement longer la pente sur près de la moitié gauche de sa largeur. La base du sommet est en effet protégée par une barre d’immenses séracs, que nous voyions du bas. Inutile d’essayer de les escalader : nous n’avons pas le niveau et les contourner est tout à fait possible, et même plus rapide. Nous devons donc passer dessous, à plusieurs dizaines de mètres en contrebas, en pressant le pas pour limiter le temps passé sous ces montres que le mouvement naturel du glacier en suspension précaire peut envoyer rouler dans la pente. Malheur alors à celui qui se trouve sur la trajectoire.

Comme pour nous donner de la motivation — comme si nous en avions besoin ! — , un grondement sourd, long et étouffé nous parvient. Interloqués, nous profitons d’une pause pour nous interroger sur sa source. Il nous faut peu de temps pour comprendre que ce sont des avalanches. Invisibles pour nous, ce sont les vallées voisines qui se “purgent” et nous avertissent : le Soleil fait son oeuvre, évitez de traîner dans les pentes de neige trop raides !

D’un pas qui — étonnamment ! — se fait d’un seul coup plus rapide, nous franchissons presque à l’horizontal ce passage oppressant. Nous arrivons ainsi dans le dernier virage, en épingle à cheveux qui doit nous renvoyer exactement dans l’autre sens, pour les dernières pentes. Je regarde mon altimètre. 3800 mètres. Il nous reste encore 200 mètres à gravir alors que le sommet paraît presque à notre hauteur. Décidément, les perspectives sont trompeuses en montagne.

C’est dans ce raidillon, qui nous fait faire demi-tour pour nous ramener vers le sommet, que nous croisons les premières cordées qui redescendent. Probablement celles que nous avions vues tôt ce matin se préparer sur le glacier alors que nous étions encore au refuge. Leur vitesse de progression, face à la pente, est impressionnante. Elles courent presque ! Il est un peu plus de 7h, elles seront probablement revenues dans la vallée, 2200 mètres plus bas, avant 10h. En attendant, nous continuons doucement notre ascension.

Cette fois-ci, nous sommes certains d’y arriver !

Les jambes tiennent la route, les poumons se font progressivement à l’effort dans l’air raréfié, le sommet tout proche nous donne des ailes. Nous parcourrons rapidement, de nouveau presque à l’horizontal, la pente dans l’autre sens, cette fois-ci quelques dizaines de mètres au-dessus des séracs, en sécurité. Nous pouvons regarder, au-dessus de nous, les quelques cordées qui tentent d’atteindre la Barre des Écrins, soit en attaquant directement la face Nord dans laquelle nous nous trouvons soit en passant par la brèche Lory, une impressionnante paroi verticale qui se trouve à l’aplomb de la vertigineuse face Sud et qui scinde la Barre des Écrins (4102 mètres) et le Dôme des Écrins (4015 mètres).

Toutes les cordées que nous voyons semblent, pour ne pas dire être en difficulté, en tout cas éprouver quelques gênes dans leur progression. Je crois même en apercevoir à califourchon sur l’arête sommitale, progressant très prudemment. L’alpiniste en herbe — en neige ? — que je suis est impressionné par ces grimpeurs dont l’assurage est plus que précaire et qui trouvent pourtant la force de tirer sur leurs bras après l’éprouvante montée qu’ils viennent de faire. J’ai un frisson d’anxiété pour eux… J’essaie cependant de penser rapidement à autre chose, en me reconcentrant sur notre objectif.

Nous arrivons en haut du glacier, à l’endroit où il naît véritablement et se sépare de sa réserve de neige par une ultime crevasse, la rimaye. Je ne vois pas cette dernière, mais devine la cassure dans la dernière pente sommitale. Continuant à suivre la trace, je m’engage dans un dernier raidillon de quelques dizaines de mètres, recouvert d’une neige fraîche dans laquelle les jambes s’enfoncent presque intégralement. Malgré les traces laissées par nos prédécesseurs, il me faut donc refaire chaque marche ! Qu’importe la fatigue, le sommet est là, à quelques mètres, à nous tendre les bras. Je fais l’effort sans presque m’en rendre compte. Soudain, mon pied ne trouve aucune prise. Je le retire et regarde à travers le trou que je viens de faire pour comprendre. Je me trouve exactement à la verticale de la rimaye ! Par le vasistas neigeux que je viens de percer, je peux voir les parois du glacier commencer. La neige fraîche la bouchant presque complètement, cette crevasse me paraît bien moins impressionnante et je reprends mon ascension, histoire — tout de même — de ne pas stationner ici trop longtemps.

Je franchis le raidillon et me redresse sur l’arête sommitale, neigeuse, dont le faîte est dense et porte bien. Je subis désormais le vent dont nous étions jusqu’à présent protégés par le relief. Il faut y faire attention, pour ne pas être déséquilibrés. Je me retourne pour voir mes compagnons franchir la rimaye à leur tour, gravir le raidillon et me rejoindre sur l’arête que nous pouvons suivre facilement.

Alors que nous progressons sur ce chemin évident, ce que nous pensions être le sommet s’affaisse doucement pour se transformer en une sorte d’antécime qui nous dévoile le véritable sommet, à quelques dizaines de mètres plus loin et plus haut. C’est presque une déception, en tout cas une frustration ! Mais cela explique pourquoi ce que nous avions pris pour le sommet durant toute la montée nous paraissait si proche.

Nous avançons doucement, subissant le vent mais profitant du magnifique panorama à 360° qui s’offre à nous. Tout le domaine des Écrins est là, avec des sommets mythiques comme celui de la Meije, toute proche et plus basse que nous. Il ne faut pas s’y tromper, ce point culminant plus petit que notre objectif du jour est une longue bavante qui ne se laisse pas gravir si facilement !

Je m’assure de ne pas m’approcher du bord de l’arête, pour éviter les corniches de neige qui pourraient céder sous notre poids et nous envoyer dans la monstrueuse face Sud. Plus de 2000 mètres de pente ! Nous préférerions éviter la glissade…

En s’approchant du sommet, l’arête s’évase progressivement pour s’élargir et former une véritable plateforme où il est facile de se retrouver à plusieurs cordées sans se gêner aucunement. Je repère le point véritablement le plus haut du Dôme des Écrins et m’y dirige, lentement pour savourer ces derniers mètres. Je ralentis encore et compte presque les pas avant le sommet. Je profite de ces moments comme ceux de l’aboutissement d’un projet de plusieurs mois, de nombreuses semaines de repérage, de préparation physique, de répétition des techniques de cordes nécessaires en cas de chute. Tout simplement l’aboutissement d’un rêve qui me tenaillait depuis plusieurs années : gravir un haut sommet. Je fais les derniers pas et, au moment de poser le dernier pied, je retiens ma jambe une fraction de seconde pour graver ce souvenir dans ma mémoire, comme l’on écrit un souvenir frais dans un carnet de notes pour le figer définitivement. Encore aujourd’hui, plusieurs années après, je revois ce pied gauche redescendre doucement et je ressens mon crampon mordre la neige.

Nous sommes le 27 juin 2011, il est 8h du matin et, après 4h et 900 mètres d’ascension, je viens de gravir mon premier sommet de 4000 mètres !

Je me retourne et vois mes compagnons de cordées qui semblent également savourer ces moments. Tout le monde a le sourire aux lèvres.

Une fois que chacun est arrivé et se trouve en sécurité, je m’effondre — plus que je ne m’assois — , face à ce Glacier Blanc qui s’étend devant moi, face à cette pente que nous venons de gravir. Tout en bas, minuscule, nous voyons le Refuge des Écrins, notre point de départ de ce matin. Le ciel est désormais intégralement bleu et le Soleil, bien qu’encore relativement bas, a désormais son jaune intense que nous lui connaissons.

Je pleure. Est-ce dû au relâchement physique ? Nerveux ? Est-ce dû aux émotions qui m’ont envahi durant ces trois jours passés en montagne à approcher et gravir le sommet ? Est-ce, comme l’a écrit Reinhold Messner, “le vide qui se crée une fois l’objectif atteint” ? Sur le moment, j’en ai presque honte et me cache de mes compagnons pour essuyer mes larmes. Je sens leur présence dans mon dos, comme s’ils venaient s’assurer que tout allait bien. Mais finalement, ils ne me posent pas de question. En réalité, je verse une larme ou deux presque à chaque sommet. C’est tellement intense. Physiquement. Émotionnellement. Mais celui-ci reste à part.

Je sors une photo de celle qui deviendra la mère de mon fils, que j’avais emporté en prévision, et me prend en photo avec. Je pense si fort à elle en cet instant, tout comme à ma famille. Je veux le lui montrer. Elle accepte de me laisser partir pour me permettre de vivre un peu d’une passion à part, incompréhensible pour la plupart des gens. Et c’est aussi grâce au fait qu’elle me laisse partir, voire m’y encourage, que je peux pleinement m’engager, l’esprit libre et pleinement concentré, profitant au maximum de chaque instant. Je veux lui montrer, qu’en cet instant magique, je pense à elle et la remercie intérieurement.

Je me suis repris, me relève et entreprend de filmer les alentours. Je tente de prononcer quelques mots, très maladroits, à la caméra mais le vent rendra inaudible une bonne partie. Avec le recul, tant mieux.

Une cordée nous rejoint au sommet. Nous n’aurons pas été les derniers aujourd’hui ! Christophe leur demande de nous prendre tous les trois en photo. Il nous propose de lever nos piolets en signe de victoire, mais ni Alain ni moi ne le suivons. Personnellement, sur le moment, je n’ose tout simplement pas. J’ai la sensation étrange que cela ridiculiserait, écraserait la montagne que nous venons de gravir, comme si elle avait une personnalité. Aujourd’hui, je me dis que la photo aurait été plus belle encore !

Redescente

Il fait froid au sommet. Le vent nous assaille et nous refroidit très vite. Il nous faut à peine plus de 15 minutes pour avoir davantage envie de repartir que de rester savourer le sommet. Après tout ce temps de préparation puis d’ascension, seulement 15 petites minutes au sommet ! J’imagine ceux qui gravissent l’Everest et se retrouve dans la même situation…

Nous nous demandons qui de nous redescendra le premier et qui donc fermera la marche en assurant la sécurité — c’est toujours celui qui se trouve le plus haut dans la pente qui pare une éventuelle chute et qui donc, lui, n’a pas le droit à l’erreur — . La cordée, qui nous a rejoint au sommet et nous a pris en photo, s’invite dans la conversation et nous rappelle, voire nous apprend, que c’est le plus frais d’entre nous qui doit s’y coller. On se regarde avec Alain et nous nous mettons d’accord, j’assurerai l’arrière-garde.

Nous redescendons rapidement l’arête sommitale, franchissons le dernier raidillon et la rimaye pour nous retrouver au pied de la brèche Lory qui semble s’être vidée de quelques cordées. Succès ou abandon ? Le peu de cordées sur le mince fil rocheux présume plutôt des abandons. A l’abri de cette forteresse de pierre, sans vent et sous le Soleil qui brûle, nous pouvons faire une véritable pause, boire et manger pour reprendre des forces, délasser les muscles — les cuisses en particulier pour ma part — . La descente n’est pas toujours plus reposante que la montée, autant bien s’y préparer…

Nous reprenons la descente en suivant exactement le même chemin qu’à l’aller. Dès le premier virage en épingle à cheveux, dont la pente est raide, les désagréments de la descente commencent. La neige, qui fond superficiellement sous l’effet du Soleil, colle sous les crampons et leur font perdre de l’adhérence. Il faut régulièrement taper le dessous de la chaussure avec le piolet pour la déloger, petite gymnastique acrobatique sur un seul pied, le tout dans une pente raide. Les jambes subissent également les à-coups de la descente, et les cuisses fatiguent à retenir encore et encore le poids du corps qui tombe plus qu’il ne descend. Personnellement, la descente a pour cela toujours été usante.

Néanmoins, nous avançons vite. Sans galoper comme les cordées que nous avions croisées à la montée au même endroit, nous descendons rapidement. Nous repassons sous les séracs, toujours en les lorgnant du coin de l’œil, inquiets. Rien ne part, tant mieux.

Arrive la crevasse béante que nous avions dû franchir avec précaution à l’aller. Alain, qui se trouve en tête, prend ses repères comme j’ai pu le faire auparavant. Il choisit de se mettre un peu en marge de la trace, très large à cet endroit, pour franchir une partie étroite et moins utilisée par les autres cordées. Il prend du mou dans la corde et s’élance. Christophe et moi-même accompagnons le mouvement en avançant d’un ou deux pas de manière parfaitement synchronisée. Christophe fait de même et franchit allègrement l’obstacle. Vient mon tour. Je repère de nouveau où je prendrai appui et où j’atterrirai. Je m’élance et… le petit pont de neige qui me sert d’appui s’effondre totalement sous mon poids ! Pris dans l’élan, je ne peux faire marche arrière et continue donc ma fuite en avant. Je crie “Sec !” à mes deux compagnons de cordées pour qu’ils tirent la corde au maximum. Heureusement, la largeur de la crevasse n’est pas très importante et j’arrive à poser mon pied de l’autre côté tout en perdant plus ou moins l’équilibre, le buste penché au maximum dans la pente, à l’opposé du gouffre. Ma jambe d’appel ballotte en partie dans le vide, je plante rapidement mon piolet dans la neige pour me hisser le plus possible. Christophe, qui s’était retourné pour se coordonner lors de mon saut, a parfaitement joué son rôle. Il maintient la corde tendue pour parer un éventuel effondrement de mon aire d’atterrissage, précaire, et m’aider à tirer ma jambe de la crevasse. Une fois l’équilibre retrouvé, j’arrive facilement et rapidement à me redresser et m’éloigner. Plus de peur que de mal, rien de bien méchant au final. Le Soleil joue cependant son oeuvre et met à mal les fragiles supports de neige.

En me retournant, j’aperçois la cordée qui était avec nous au sommet et qui s’approche progressivement de la crevasse. Je leur crie de bien faire attention aux bords qui ont tendance à partir facilement. Aussitôt, je les sens se mettre en tension, aux aguets et vigilants sur les pas d’approche. Ils franchiront sans aucun souci cet obstacle, à quelques pas sur le côté.

Nous reprenons notre longue descente dans les pentes plus abruptes de la partie inférieure de la face Nord du Dôme des Écrins. De nouveau, les cuisses amortissent durement les à-coups, les pieds s’enfoncent profondément dans la neige ramollie. Les genoux manquent plusieurs fois de se tordre, sous l’effet du poids qui continue de descendre alors que les pieds sont bloqués dans leur gangue de neige. Une fois particulièrement, la douleur est vive et je dois demander à Christophe et Alain de s’arrêter quelques instants. Eux-mêmes éprouvent des difficultés semblables.

Nous terminons finalement la redescente de la face sans encombre et reprenons pieds sur la longue langue glacière qui doit nous ramener vers la vallée. Rapidement, nous convenons de nous avancer au maximum pour nous mettre hors de portée de potentielles coulées de neige dont nous voyons les tentatives précédentes venir lécher la trace. Après 500 mètres environ, nous faisons de nouveau une pause, la première véritable depuis le début de la descente. A l’abri de tout danger objectif, nous prenons le temps de manger du solide : saucisson et fromage.

Puis nous reprenons le long chemin vers le parking. Bien que nous marchons sur plusieurs dizaines de mètres d’épaisseur de glace, il fait chaud dans ce fond de vallée, sous le Soleil qu’aucun obstacle ne vient empêcher de nous frapper. Nous ouvrons grand nos manteaux et polaires pour tenter de nous refroidir un peu. Mes chevilles supportent mieux ce voyage retour, elles se sont bien échauffées depuis le matin et la surface du glacier est moins dure, du fait de la fonte. La marche est donc plus agréable. Heureusement, car les trois kilomètres de descente, nécessaires pour sortir du glacier et sans aucun intérêt technique, me paraissent interminables. Nous passons sous le refuge, 100 mètres plus haut que nous, bien à l’abri sur son éperon rocheux, pour filer vers le refuge du Glacier Blanc, encore deux kilomètres plus loin et 700 mètres plus bas. Nous l’atteindrons vers 12h. Nous y prenons une petite bière pour fêter notre premier “4000”.

Puis de nouveau la reprise de la descente, cette fois-ci sur un chemin varié, de pierres, de poussière ou de boue. Nous sommes en début d’après-midi dans un versant orienté plein Soleil. N’ayant pas pris de chapeau — ce que je n’oublierai plus par la suite — , je suis obligé de m’enrouler un tee-shirt autour de mon crâne, peu chevelu et donc particulièrement sensible aux rayons solaires. Je me prends en photo, pouce levé. J’ai l’air ridicule. Mais heureux !

Dans la descente, encore sur mon petit nuage, je trotte presque à tel point que Christophe se plaint de ne pouvoir me suivre, lui qui pourtant est un excellent marcheur. Presque galvanisé par le fait que, pour une fois, je ne suis pas le dernier et que je suis même en pleine forme — ce sera, je pense, la seule fois ! — , je redouble inconsciemment presque de vitesse. Les dernières centaines de mètres se font sur un chemin large et qui déroule parfaitement. J’arrive au parking du “Pré de Madame Carle”, 1874 mètres d’altitude.

Nous venons de terminer notre journée éprouvante après 900 mètres de dénivelé positif, 2300 mètres de dénivelé négatif et de nombreux kilomètres déroulés ! Je suis fourbu mais tellement heureux. Je laisse tomber le sac, qui me scie les épaules, à terre. Ce compagnon, pourtant indispensable, n’est pas le plus agréable et s’en débarrasser est souvent un soulagement.

En attendant mes compagnons de cordée, je rallume mon téléphone pour la première fois depuis trois jours. Le réseau ne parvenait pas jusque dans la vallée et je n’ai donc pu donner ni recevoir aucune nouvelle.

Le premier message que je reçois est celui d’Alexandre, un ami qui s’inquiétait, quelques jours avant, de savoir si tout allait bien. Étonné de son empressement, quelques messages échangés rapidement m’apprendront que deux cordées ont dévissé dans les Agneaux, le jour de notre départ. 6 morts. Le jour d’anniversaire de l’un des alpinistes. Il s’assurait que je n’en faisais pas partie, même si nous ne semblions pas correspondre.

Le réseau est encore un peu faible voire hésitant dans cette longue vallée d’Ailefroide, aux parois très verticales et resserrées. J’appelle rapidement ma compagne pour lui signifier que tout va bien, que nous avons réussi ! Le réseau est mauvais, nous ne restons pas longtemps au téléphone.

Retour

Mes compagnons de cordées me rejoignent et nous entreprenons de charger tous les sacs dans la voiture. Malheureusement, le temps nous est compté, je dois prendre le train le soir même à Briançon. Nous repassons par le gîte où nous avons logé avant de nous élancer en montagne — et goûté des alcools faits maison qui, ma foi, avaient “du retour” — , je prends une douche rapide et mes acolytes me déposent à la gare de Briançon où, l’année suivante, j’enfoncerai bêtement le bas de caisse de la voiture de ma compagne.

Nous nous disons au revoir. Christophe et Alain restent quelques jours supplémentaires pour escalader des voies rocheuses dans la vallée d’Ailefroide.

Le train de nuit me ramènent à Lille où, à 7h du matin, ma compagne m’attend avec un sac de linge propre pour aller me déposer au travail. Le mercredi à 8h, précisément 24 heures après que nous ayons atteint le sommet du Dôme des Écrins à 4015 mètres, j’allume mon ordinateur pour me mettre au travail.

J’essaie bien d’expliquer à mes collègues l’aventure que je viens de vivre, les quelques “couleurs” que j’ai prises n’étant pas très discrètes et posant quelques questions. Mais je sens bien que je suis en décalage et que je n’arrive pas à faire passer les intenses émotions que je viens d’emmagasiner. Comment leur reprocher ? Comment comprendre quand on n’a jamais vu de ses propres yeux un lever de Soleil à 3600 mètres ? C’est cependant frustrant de ne pas pouvoir partager cela, de ne pas réussir à faire comprendre.

Si mon corps n’aura mis que quelques heures à rentrer des Alpes, mon esprit, lui, mettra près de deux semaines à redescendre et revenir à la réalité. Chaque retour de course est presque aussi difficile. Nous vivons, pendant quelques jours à peine, une aventure si exceptionnelle et extraordinaire — à plusieurs titres — , que le retour au quotidien est nécessairement douloureux. Mais il faut “redescendre”, même à contrecœur.

Contrairement aux alpins qui peuvent pratiquer régulièrement, je vis dans le Nord et je ne m’autorise qu’un aller-retour par an en montagne, le reste des vacances étant réservées à la famille, “non-pratiquante”. J’ai donc globalement trois jours dans l’année où je peux profiter à fond des sommets et de leurs panoramas vertigineux, les 362 autres jours servant à rêver et à préparer le projet suivant… puis à s’en remettre. C’est donc un yoyo émotionnel intense qu’il faut réussir à encaisser, parfois à refréner lorsque en réunion, vous devez gérer vos responsabilités. Et puis, c’est une aventure peu commune qui, au mieux, étonne les gens à qui vous en parlez, mais le plus souvent les indiffère, ne comprenant pas. Pourquoi faire 800 kilomètres pour se lever à 3h du matin et cracher ses poumons dans une pente raide ?

Mais peu importe !

Les Écrins auront désormais toujours quelque chose de particulier pour moi. J’y ai réalisé un rêve : j’ai posé le pied sur un haut sommet des Alpes !

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Thomas Huguerre
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Digital worker @leroymerlin , climber, papa & Editor/Author de “Vous êtes montés à pied !?”