Machiavel, la realpolitik et la guerre en Syrie (1ere partie)

Antonin Grégoire
7 min readOct 14, 2016

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Certes, Assad est un tyran qui massacre son peuple, mais…

Voici l’argument ultime et absolu des défenseurs de la politique d’Assad et de Poutine en Syrie : évacuer toute morale pour légitimer une realpolitik. Leurs opposants tentent sans aucun succès d’argumenter justement l’humain, la morale, l’éthique, le droit de la guerre, les valeurs sur lesquelles se fondent nos sociétés, les images choquantes de la réalité du massacre. En réalité les pro-Poutine et pro-Assad sont moraux et leur problème n’est pas à l’origine un déficit d’éthique. Ils reconnaissent que Bachar est un tyran, ils savent faire la différence entre le bien et le mal, simplement ils choisissent le mal. C’est un choix pleinement conscient et libre et qu’il est impossible de changer en leur demandant de prendre en compte des arguments éthique et moraux qu’ils ont déjà pris en compte dans leur réflexion. En fait, le choix du mal est un choix éthique.

Le réel problème de ces personnes se situe ailleurs : la realpolitik. Et surtout dans la définition qu’en donnent ses partisans : la realpolitik serait simplement le choix du mal. La seule difficulté de la realpolitik serait en fait de faire ce choix et de le tenir courageusement face aux « bisounours », aux « bienpensants », aux « humanistes ».

C’est évidemment faux et la realpolitik est précisément l’inverse : faire des choix politiques basés sur la réalité et faisant abstraction de l’éthique et de la morale. Une abstraction absolue et radicale. Dans la realpolitik on ne choisit ni le bien ni le mal puisqu’on ne reconnaît ni l’un ni l’autre.

C’est dans ce sens que le pape de la realpolitik, Nicolas Machiavel élabore son raisonnement, en faisant abstraction de toute considération morale. Les résultats sont surprenants et pour cause : dès lors qu’on considère que la fin justifie les moyens on se retrouve à réfléchir aux différences entre ces moyens et, pire encore, aux différentes fins qu’ils produisent. Dans l’a priori totalement amoral de Machiavel massacrer son peuple n’est pas considéré comme un bon moyen de garder le pouvoir. Les nouveaux partisans de la realpolitik seront déçu d’apprendre que le parti d’Assad et de Poutine est, d’après « le prince » de Machiavel, le pire parti à prendre. Examinons en détail :

« Les armes auxiliaires, qui sont l’autre sorte d’armes inutiles, c’est quand on appelle quelque potentat, lequel avec ses forces nous viennent aider et défendre (…) Cette sorte d’armes peut bien être bonne et profitable pour elle-même, mais à ceux qui y font appel elle est presque toujours dommageable. Car si on perd on reste battu, si on gagne, on demeure leur prisonnier (…) celui donc qui veut ne pouvoir vaincre, qu’il s’aide de ces armes, qui sont encore beaucoup plus dangereuses que les mercenaires ; car en elle sa perte est tout prête, elles sont toutes unies et toutes accoutumées d’obéir à un autre qu’à toi. (…) dans les armées mercenaires la paresse et la lâcheté à batailler est le plus grand danger, dans les auxiliaires la vaillance (…) Donc un prince sage toujours évite de telles armes et se fonde sur les siennes propres, et veut plutôt perdre avec les siennes que gagner avec les étrangères, estimant la victoire n’être point vraie qui est acquise par les forces d’autrui. »

Machiavel critique deux armes : les mercenaires et les armées étrangères. Les mercenaires coûtent très cher et fuient devant le combat, les armées étrangères combattent pour quelqu’un d’autre. Les unes amènent la défaite, les autres volent la victoire. Le pire, selon Machiavel, est d’inviter une armée étrangère venir défendre le prince incapable de se défendre tout seul. En Syrie, Assad réussit l’exploit de combiner toutes les fautes et tous les maux possibles en reposant sur des mercenaires qu’il paye, sur des mercenaires payés par l’Iran et l’Irak et sur deux armées étrangères différentes, l’Iran et la Russie directement. A chaque victoire militaire, Assad devient de plus en plus prisonnier. Machiavel est a tel point hostile à ces armes qu’il conseille au Prince de choisir la défaite plutôt que la victoire d’un autre. Il est bien difficile d’imaginer quel type de realpolitik conseille de prendre le parti d’un tel prince.

« Les amitiés que l’on achète contre monnaie sonnante plutôt que par la grandeur et par la noblesse d’âme, on les paie mais on ne les possède pas, et on ne peut les dépenser quand on en a besoin. (…) être craint et n’être pas haï peuvent très bien aller ensemble et le prince y parviendra toujours s’il s’abstient de s’en prendre aux biens de ses concitoyens et de ses sujets ainsi qu’à leur épouse. »

La corruption et les faveurs (qui sont les fondamentaux des systèmes Poutine et Assad) ne constituent pas un système de gouvernement fiable. Quelqu’un de corrompu prendra le parti de la corruption, si les choses tournent, le dirigeant verra tous les soutiens qu’il a payé prendre le parti du vainqueur. Le deuxième principe est un grand oublié de la pensée de Machiavel : être craint mais sans jamais se faire haïr. Ce qui est facile si l’on respecte des bases comme ne pas piller ou voler son peuple ni violer les femmes de ses sujets. Le système de corruption généralisé en Syrie pille le peuple pour redistribuer les richesses aux amis d’Assad et sa famille. La plupart de ceux qui n’étaient pas de la famille ou du clan d’Assad ont fait défection (on se souvient de Manaf Tlass). L’une des nombreuses étincelles qui ont mis le feu à la révolte sont les propos du gouverneur de Deraa aux pères de familles venus demander des nouvelles de leurs enfants adolescents « disparus » après avoir tagué des slogans anti-Assad : le gouverneur a répondu « oubliez vos enfants mais envoyez moi vos femmes je vous en ferais des nouveaux ». C’est très exactement à ce moment là que le Prince ne fut plus craint mais haï et tout l’efficace système de peur en Syrie s’est effondré.

« prévoyant de loin les maux qui naissent, ce qui n’est donné qu’au sage, on y remédie assez vite. Mais quand pour ne point les avoir vus, on les laisse croître assez pour qu’un chacun les voie, il n’est plus de remèdes. »

Ici encore un principe a l’air évident mais qui en fait pose qu’il est impossible de résoudre un problème que l’on a laissé devenir visible pour tous. Il était difficile pour Assad de répondre aux demandes des manifestants pacifiques qui, aux premiers jours de la révolte, ne réclamaient nullement son départ. Il était difficile aux puissances occidentales d’éviter l’islamisation de la rébellion en aidant au plus tôt les rebelles laïques. Il était difficile pour Poutine ou pour l’Iran de mettre de côté Assad haï et de le remplacer par un autre similaire, difficile à la France et aux US d’intervenir en 2013, toujours difficile de fournir aux derniers rebelles modérés des moyens de se défendre contre les raids aériens du régime et de la Russie pour éviter la djihadisation totale de la rébellion. Ces difficultés sont le cœur de la realpolitik.

« C’est chose certes fort ordinaire et selon nature que le désir de conquérir ; et toutes et quantes fois le feront les hommes qui le peuvent, ils en seront loués, ou pour le moins ils n’en seront pas blâmés. Mais quand ils ne le peuvent et le veulent faire à toute force, là est la faute et le blâme. »

Ce principe permet d’expliquer comment Poutine s’en sort aussi bien avec la Crimée. Il permet aussi de prédire une très mauvaise passe au dirigeant Russe si celui ci n’arrive pas à « conquérir » la Syrie. Alep a beau être présenté, comme Homs avant elle, comme la capitale de la rébellion, on a beau prédire la fin de la rébellion et la victoire d’Assad si Alep tombe, rien n’est moins sur d’un point de vue de pure realpolitik. Il reste encore énormément de villes et de villages à massacrer en Syrie…

« On ne doit point laisser advenir un mauvais désordre pour fuir une guerre : car alors on ne la fuit pas, on la retarde à son désavantage. »

Celle ci est plutôt pour Obama ou « l’occident » ou les pacifistes de manière générale. On a vu combien le refus d’intervention et la « voie de la négociation » avaient permis à Poutine de mener sa guerre en Syrie. On a laissé advenir un « mauvais désordre » en Syrie très exactement pour fuir une guerre et l’hypothèse d’une confrontation avec la Russie devient chaque jour plus crédible. Devant cette réalité, l’argument « ne pas se fâcher avec les russes » ou « on risque une confrontation avec Moscou » sont aux antipodes de la realpolitik.

« Celui qui est cause qu’un autre devient puissant se ruine lui-même ; parce que cette puissance est suscitée par lui ou par habileté ou par force : et l’un est l’autre est à redouter à celui qui est devenu puissant. »

Ce principe permet d’imaginer ce qui risque de se passer entre Poutine, l’Iran et Assad si ces trois puissances qui se sont invitées et renforcées les unes les autres gagnent la guerre. Le partage de la Syrie entre les trois puissants ne sera pas si aisé. L’Iran commence déjà à regretter de prêter ses bases militaires aux Russes.

« Qui devient seigneur d’une cité accoutumée à vivre libre et ne la détruit point, qu’il s’attende à être détruit par elle, parce qu’elle a toujours pour refuge en ses rébellions le nom de la liberté et ses vielles coutumes, lesquelles ni par la longueur du temps ni pour aucun bienfait ne s’oublieront jamais. Et pour choses qu’on y fasse et qu’on y pourvoie, si ce n’est d’en chasser ou d’en disperser les habitants, ils n’oublieront point ce nom ni ces coutumes, et en tout occasion y auront aussitôt recours »

Ici on comprend que la seule solution pour Assad et Poutine est de raser et détruire tous les quartiers s’étant rebellés et ayant pris des habitudes de libertés, particulièrement Alep. On voit aussi avec ce principe que jamais la rébellion n’acceptera le joug de Bachar al Assad, c’est la liberté ou la mort. Les tenants de l’alliance avec Poutine ne semblent pas réaliser à quel point il est absurde de prendre le parti de ceux qui n’auront d’autre choix que de raser toutes les villes rebelles syriennes une par une. D’un point de vue totalement amoral cela demande beaucoup de temps et une logistique importante, est-on bien sur que le parti d’Assad a les moyens de ses ambitions ?

Ici pour lire la suite, 2ème partie

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Antonin Grégoire

Reborn sociologist, master in History, master in War Studies, spare time freedom researcher, reggae DJ and revolution writer. bloqué par Nadine Morano