Machiavel, la realpolitik et la guerre en Syrie (2eme partie)

Antonin Grégoire
7 min readOct 14, 2016

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« On ne peut honnêtement et sans faire de torts aux autres contenter les grands, mais certes bien le peuple ; car le souhait du peuple est plus honnête que celui des grands, qui cherchent à tourmenter les petits, et les petits ne le veulent point être »

Le principe le plus « gauchiste » de Machiavel. D’un point de vue purement intéressé, il est bien plus facile de contenter le peuple qui a des revendications très simple comme ne pas être opprimé, que de contenter les nobles et puissants qui sont déjà riches et souhaite l’être d’avantage (au détriment du peuple). On peut donc contenter le peuple sans trop se mettre les nobles à dos mais l’inverse est impossible donc à choisir, d’un point de vue totalement intéressé : choisir le peuple. Entre Poutine et Assad qui souhaitent bombarder pour leurs intérêts et leurs avantages et le peuple qui souhaite ne plus être bombardé, quel parti faut-il choisir ? Est-il plus realpolitik de demander à la Russie de cesser ses bombardements ou de rejoindre la coalition de Poutine et de bombarder avec lui comme le réclame Mélenchon ?

« Aussi quiconque devient prince par l’aide du peuple, il se le doit toujours maintenir en amitié ; ce qui lui sera bien facile à faire, le peuple ne demandant autre chose sinon qu’à ne point être opprimé. Mais celui qui contre le peuple, par la faveur des grands, devient Prince, il doit sur toutes choses chercher à gagner à soi le peuple, ce qu’il fera bien aisément quand il le prend sous sa protection. (…) je conclurais seulement qu’il est nécessaire qu’un Prince se fasse aimer de son peuple : autrement il n’a de remède aucun en ses adversité. »

Pour Machiavel on devient prince (ou dirigeant) soit par les classes populaires soit par les classes dirigeantes. Celui qui a pris le parti des classes dirigeantes doit se retourner une fois au pouvoir : les puissants sont déjà puissants et aussi des concurrents. En outre ils sont très difficile à satisfaire. Le peuple en revanche, est très aisé à satisfaire et aussi plus nombreux. Il faut donc se faire aimer du peuple. Ce principe est un complément souvent oublié de la célèbre citation de Machiavel disant que si il faut opter, il vaut mieux être craint plutôt qu’aimé. Machiavel explique à de nombreuses reprises que c’est un choix ultime et qu’il convient de tout faire pour se faire aimer du peuple si l’on peut. C’est en fait un principe que suivait Assad au début de son règne.

Assad, devenu prince par la volonté des puissants, a tenté d’abord d’appliquer ce principe avec quelques petites mesures libérales (le printemps de Damas) mais il s’est ensuite soumis aux puissants en revenant sur les mesures ou en les retournant en leur faveur. Première erreur. La seconde et qui lui a déjà coûté son trône : se faire haïr en essayant de se faire craindre. Plus jamais Assad ne régnera sur la Syrie, soit il n’y aura plus d’Assad, soit il n’y aura plus de Syrie. Assad a bien évidemment opté pour la seconde solution mais son parti ne présente d’intérêt pour personne d’autre.

« J’estime ceux-ci être toujours en nécessité d’autrui, qui ne peuvent paraître en campagne contre leur ennemis mais sont contraints de se retirer dans leur ville et en faire garder les murailles (…) on n’en peut dire autre chose que de conseiller à de tels princes de faire provision et fortifier leur ville et ne tenir pas grand compte du territoire »

Machiavel critique énormément ce genre d’attitude. Le prince qui se retranche derrière ses murailles sans tenir compte de son territoire ni apparaître en campagne (ou sur le champs de bataille). Il leur donne néanmoins le seul conseil possible : se cacher et attendre que l’orage passe. Ce que fait Assad retranché dans son palais bunkerisé en attendant que l’Iran, la Russie, le Hezbollah, les milices chiites Irakiennes et Afghanes récupèrent son pays pour lui. C’est aussi sa stratégie à plus grande échelle : se concentrer sur la « Syrie utile » (les grandes villes côtières) et abandonner le reste des deux tiers de son pays. Qui risque de profiter de cette « Syrie inutile » laissée vacante ? C’est pourtant cette stratégie que proposent sérieusement de soutenir certains pros de l’antiterrorisme expliquant que soutenir Assad est le seul moyen de lutter efficacement contre Daech…

« Le prince doit penser (comme j’ai auparavant dit en partie) de fuir les choses qui le font tomber en haine et mépris (…) sur toutes choses, ce qui le fait le plus haïr, comme j’ai dit, c’est de piller les biens et prendre à force les femmes de ses sujets : de quoi il doit s’abstenir ».

C’est l’inverse de ce qu’a fait Assad et ce qu’il continue de faire avec l’aide des Russes et des Iraniens qui bombardent les zones civiles pendant que les chabihas violent et torturent à échelle industrielle. Il est fort justement haï et méprisé par tout le monde, y compris par ceux qui le soutiennent encore. On peut aussi avec le même principe, imaginer assez facilement le type de relation que les Russes et Iraniens auront avec la population Syrienne en cas de victoire finale.

« Je n’estime pas que les divisions puissent jamais porter profit ; au contraire, quand l’ennemi approche d’une ville mêlée de troubles, elle est aussitôt perdue ; »

Assad a choisi de susciter les divisions confessionnelles et aussi les divisions à l’extrême de la société afin d’assurer son pouvoir. On pense à tort que Machiavel est un fervent partisan du « diviser pour mieux régner », il est en réalité assez modéré sur la question considérant le principe utile en temps de paix mais désastreux dès lors que la guerre survient. Le non respect de ce principe explique pourquoi l’armée d’Assad s’est effondrée. On comprend aussi l’avancée ultra rapide de l’Etat Islamique, les « parrains » et les ennemis de la rébellions ayant joints leurs efforts pour diviser la rébellion. La stratégie américaine tentant de séparer les « modérés » des djihadistes dans la rébellion fut un désastre pour la rébellion. La stratégie saoudienne de diviser les djihadiste et les islamistes fut tout aussi nuisible. Cette stratégie dont se sont évidemment éloignés les combattants sur le terrain en formant leurs propres alliances n’a eu d’effet que sur les têtes de la coalition qui est désormais trop désunie et décrédibilisée pour servir à quoi que ce soit. Le camp du régime n’est pas plus uni et la progression de la rébellion est fulgurante dès lors qu’un semblant d’équilibre militaire est rétablit.

« La meilleure citadelle qui soit, c’est de n’être point haï du peuple (…) donc, toutes ces choses considérées, je louerais de faire des forteresses et de n’en faire point, et je blâmerais celui qui, se fiant en elles, ne fait pas compte d’être haï du peuple »

Une fois que le prince est coincé dans sa citadelle il n’y a plus grand chose a faire. Par contre, avant d’en arriver là, la meilleure citadelle est de ne point se faire haïr du peuple. Lorsqu’on fait cela la citadelle (longue et coûteuse à construire) devient totalement inutile.

Ce principe est pleinement illustré par la politique de Merkel. La chancelière allemande, pour le coup, mène une vraie realpolitik avec les réfugiés. Elle le fait sur une base très morale certes mais la realpolitik c’est aussi parfois faire le choix moral, on rappelle que la realpolitik ne fait pas la différence. Conséquence de la politique d’accueil des réfugiés : une nouvelle forme de protection contre le terrorisme à laquelle personne n’avait pensé mais que Machiavel avait parfaitement prédit.

En revanche dépenser des millions dans la surveillance et la sécurité en laissant croire que les libertés et la sécurité s’opposent est une méthode éprouvée plus inefficace à chaque nouvel attentat.

« Encore est estimé le Prince quand il est vrai ami ou ennemi, c’est à dire que sans balancer il se déclare en faveur de quelqu’un contre un autre : lequel parti est toujours beaucoup plus profitable que de demeurer neutre »

Il faut toujours prendre parti dans un conflit et s’y tenir. On voit combien tous ceux qui ont réellement pris parti dans le conflit syrien (que ce soit dans un camp ou dans un autre) sont tous en train de ramasser les bénéfices : la Russie a ses bases, les Iraniens un nouveau pays, les Saoudiens leurs islamisations du terrain, les Turques bloquent leurs Kurdes etc. Les « neutres » occidentaux ayant tergiversé des siècles sur quel parti prendre récoltent la crise des réfugiés, les attentats de Daech et le rire de Poutine. Avis aux partisans de la « négociation » qui veulent à tout prix une grande tablée où l’on écoutera objectivement toutes les parties présentes en tentant de trouver une solution bien neutre qui convienne à tout le monde. Demander le départ d’Assad dès le début du conflit n’était donc pas une erreur du point de vue de la realpolitik mais seulement du point de vue de ceux qui auraient souhaité qu’on prenne le parti d’Assad.

« Quand tu vois un ministre penser plus à soi qu’à toi et qu’en tous ses maniements et affaires il regarde à son profit, tel ministre ne vaudra jamais rien et ne t’y dois point fier »

Un autre principe Machiavellien critiquant la corruption. Une évidence mais là encore elle convient d’être rappelée. Rappelons aussi que tout le système d’Assad repose sur de tels ministres. On constate aussi l’émergence de chefs de guerre en Syrie qui construisent leur propre force et se taillent leur propre domaine. Le système d’Assad considère ces personne comme ses plus brillants généraux.

« Il ne faut pas se laisser choir, estimant de trouver quelqu’un qui te ramasse, parce que cela n’advient pas souvent, ou s’il advient, tu n’y trouvera pas de sûreté, étant cette défense vile et dépendante d’autrui, non pas de toi. »

Ce principe est au cœur de la stratégie de guerre d’Assad : se laisser effondrer face à Daech en attendant qu’on le sauve. Le « péril islamiste » marche pour l’instant très bien mais, là encore, une fois la victoire de la Russie et de l’Iran acquise il ne devrait plus rester grand chose du « rempart contre l’islamisme ».

Dans le même ordre d’idée, appeler à la fin de l’Europe en pariant que la Russie viendra la remplacer par une nouvelle entité européenne de Brest à Vladivostok est un bien mauvais pari.

Ces principes essentiels de la realpolitik servent ici à démontrer que la realpolitik et la morale ne s’opposent pas en réalité. Ce qui s’oppose en Syrie c’est vraiment un choix totalement éthique et moral. Les partisans de l’alliance avec Poutine et Assad ont fait un choix très clair, basé sur des considérations morales et éthique et aux antipodes de toutes considération realpolitik : le parti des dictateurs et des génocidaires.

Ici pour lire le début, 1ère partie

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Antonin Grégoire

Reborn sociologist, master in History, master in War Studies, spare time freedom researcher, reggae DJ and revolution writer. bloqué par Nadine Morano