Antonin Grégoire
11 min readFeb 27, 2017

Quel est le problème avec “Charlot ministre de la vérité”?

Frédéric Lordon est en croisade contre l’idéologie du fact-checking. Une charge idéologique qui appelait déjà une réponse dans un article précédent intitulé “De quoi la critique des médias est-elle le nom?” Les médias étaient accusés de tout et son contraire et il était déjà bien difficile de distinguer clairement ce que Lordon reprochait aux médias en général, aux Décodeurs du journal le Monde en particulier. Lordon enchaine dans un deuxième opus et publie donc dans le Monde Diplomatique une nouvelle charge intitulée “Charlot ministre de la vérité” dans laquelle il s’en prend une nouvelle fois aux Décodeurs du Monde et à leur outil de vérification des fake-news, le Décodex.

Il y a d’abord ce Lordon hypocrite qui feint de se réjouir d’une initiative qui combat les fake news alors que son précédent article critiquait l’idéologie même de la vérification des faits.

Il y a ensuite ce Lordon grotesque qui se mue en conseiller en communication sur le nom “Décodex”

Il y a ce Lordon psychiatre de l’horreur qui se félicite que le torrent de haine qui s’abat sur Samuel Laurent ait des effets sur sa “santé nerveuse”.

La pierre philosophale de toutes ces mutations ? Le Décodex du journal Le Monde…

Ici nous vous apprendrons ce qu’est la vraie science, là la bonne information — et, croyez-nous, vous finirez par penser droit.

Il y a en effet, dans la société, une tendance qui se définit comme « dissidente » ou « contestataire » qui se base sur la fausse science, la mauvaise information et pense de travers. Il y a aussi une tendance dans la société à trouver que ça pèse un peu lourd sur le débat démocratique. Le journal « le Monde », chargé d’organiser la pluralité des points de vues, se pose donc des questions éthiques sur la place à donner aux mensonges de Trump, des antisémites, des islamophobes, de la propagande Poutine, des homophobes, des racistes, sexistes, pro-viol, anti-avortement, climato-sceptiques… Le journaliste est, comme tout être humain, doté d’une éthique et il se demande comment organiser la pluralité des points de vues quand une partie des points de vue est fasciste, intolérant, anti-démocratique et haineux. Il est face d’un côté à des discours qui nient le droit de l’autre à exister et d’un autre côté à des critiques qui lui reprochent de laisser trop de place à ces discours.

A priori le Décodex fait le choix du bien (lutter contre les mensonges qui propagent la haine) assume le tri des ordures que personne ne veut faire et se retrouve un peu pris au piège : comment juger ce qui est haine, ce qui est faux, ce qui est raciste, ce qui est gauche et droite quand on a pas le droit de favoriser l’un ou l’autre et que l’un et l’autre ont tendance à se confondre ? L’outil Décodex est certainement maladroit mais d’une part cette maladresse est parfaitement admise par ses concepteurs et d’autre part le Décodex est dynamique, se remet en question constamment, est destiné à changer, à évoluer, à s’améliorer ce qu’il a déjà fait considérablement depuis son lancement. On part donc d’une initiative qui vise le bien démocratique et qui se conçoit comme collaboratif, ouvert aux critiques et à l’amélioration par l’initiative des utilisateurs. Et on comprend mal ce que Lordon lui reproche et du haut de quelle idéologie il le fait.

Le Monde selon Lordon

Arnaud Leparmentier, directeur éditorial a les « pupilles dilatés » et est

« clairement à jour de sa cotisation aux Raëliens ou bien s’est fait refiler du gâteau au shit par des Hare Krishna. (…) le geste involontairement comique du Décodex » est à mettre en commun avec « la vomissure des économistes Cahuc et Zylberberg »

Deux économistes qui ont écrit un livre appelé « négationnisme économique ». Le Décodex et ce livre font tous les deux parti de ce

« Spasme réactionnel commun des autorités qui découvrent qu’elles ne font plus autorité, le ministère journalistique de l’information vraie est mitoyen de la maison de correction épistémologique pour « négationnistes économiques ».

Le monde enfin est coupable de se prendre pour Dieu alors qu’il est l’organe de la mondialisation :

Le géométral, c’est le point de vue de Dieu. Ou, donc, du Monde. C’est bien connu : Le Monde n’a pas de point de vue. Il n’est pas l’organe officiel de la mondialisation, de l’Europe libérale, de la réforme indéfinie, et de l’entreprise-qui-crée-l’emploi — ou s’il l’est, il n’est que le porte-parole de la nature des choses. »

Le Monde devient dans l’esprit de Lordon un fantasme, un objet sacré à désacraliser, un « ministère » à combattre, un représentant de « Dieu », d’une secte (référence à Hare Krishna, aux raeliens), assimilé on ne sait pas trop pourquoi aux « vomissure des économistes Cahuc et Zylberberg »

Un doux mélange de divin, d’économie libérale, de médias « dominants », de droit au négationnisme (« économique »), de « vomissure » et de nom de famille qui finit en « berg ». Quel vent d’air frais dans ce doux contexte de Trump, Meklat, le Pen à 27%…

Qui est dominant ?

Après avoir ainsi défini l’objet de son fantasme, Lordon attaque le « dominant » :

« Le propre du point de vue dominant c’est de se nier comme point de vue particulier »

Lordon a parfaitement raison. C’est d’ailleurs grâce à ce principe qu’on peut réaliser à quel point le « point de vue dominant » n’est pas celui qu’on croit.

Samuel Laurent et les Décodeurs n’ont jamais nié leur point de vue particulier. Tout au contraire c’est en assumant ce point de vue particulier qu’ils s’octroient la légitimité de juger et de noter les autres. Le Décodex n’est rien d’autre que le classement des Décodeurs du Monde. En face, ceux qui refusent d’être notés ou jugés se perçoivent comme supérieurs, au dessus du jugement et refusent d’être ramenés à un simple point de vue particulier qui peut légitimement être jugé, classé, noté.

Cette position est caractéristique du changement des places de dominants et dominés dans un monde où Trump est président de US et où les vidéos de Soral font plus de vues que les articles du Monde.

Intelligence humaine démocratique contre intelligence artificielle capitaliste

interrogé sur les ressorts de sa vocation journalistique, le chef décodeur hésite un instant avant de répondre finalement qu’elle doit tout à « la passion des faits ». (…) Réponse philosophiquement vertigineuse, porteuse de tout un rapport au monde social et à la politique (…) : il y a « les journalistes » (qui n’ont pas de point de vue) et il y a « les militants » (qui en ont un). Les premiers sont donc par essence respectueux des faits et les seconds portés à les distordre. Au Monde, on n’est pas des militants, d’ailleurs — textuellement — « je n’ai pas de démarche militante ». Et puis encore : « Je ne suis pas militant, je suis journaliste. Et être journaliste, c’est expliquer le monde tel qu’il va ». Sentiment de vertige au spectacle de cet abysse.

D’abord Lordon commence par attaquer la passion de Samuel Laurent. C’est essentiel afin de faire de Samuel Laurent un robot mu par intérêt et calcul froid et nier sa qualité d’humain être social. De là, Lordon peut ensuite nier l’ensemble du fait social c’est à dire les interactions. Samuel Laurent peut se définir comme journaliste différent du militant car il existe des militants qui se définissent comme séparés des journalistes. C’est ainsi que Samuel Laurent commence sa phrase par « je ne suis pas militant » puis continue par « je suis journaliste ». C’est en reconnaissant l’existence de l’autre que l’on peut reconnaître sa propre existence. Samuel Laurent, comme la plupart des journalistes, est en interaction permanente avec le reste de la société. Les journalistes parlent aux militants, ils vont les interroger, leur poser des questions. De même, les militants cherchent habituellement la reconnaissance médiatique et donc adoptent des stratégies pour faire en sorte que leur discours militant soit repris dans les médias. Il est assez probable que Samuel Laurent a déjà interagi avec des militants (comme ceux là par exemple) et que cela n’a pas provoqué “d’erreur système de type 7”

Mais Lordon ne s’intéresse pas aux définitions des catégories mais à la réification des catégories. Il essentialise donc, « les premiers sont donc par essence… » et tente de rendre Samuel Laurent responsable des essentialisations que lui seul fait. Journalistes par essence, contestataire par essence, peuple et élite par essence, intellectuel par essence, classes sociales par essence. Non seulement quand on essentialise on devient incapable de comprendre un outil dynamique tel que le Décodex mais surtout on devient incapable de comprendre les rapports entre dominants et dominés ni même pourquoi ou comment il existe des dominants et des dominés. On décide artificiellement qui est dominant (genre “les élites”) qui est dominé (genre “le peuple”) et on on décide que le rôle de l’intellectuel c’est de parler contre “les élites” au nom du “peuple”.

Lordon en croisade contre la démocratie pastorale et le rating à outrance

Le Décodex du Monde a l’outrecuidance d’oser classer, noter, hiérarchiser des sites internet. Scandaleuse pratique venue tout droit du libéralisme überisant

« On évalue les chauffeurs de VTC, les appartements de location, les toilettes d’aéroport, et sans doute bientôt les dîners entre amis »

Douce nostalgie de cette époque d’avant où les taxis n’étaient pas critiqués, les toilettes jamais jugées propres ou sales, les dîners entre amis jamais évalués

Ce qui semble gêner Lordon c’est bien l’évaluation humaine. l’algorithme qui évalue, note, classe et hiérarchise l’info depuis à peu près la naissance d’internet ne gêne nullement Lordon. Une omission notable de Google ou Facebook de la part de ce grand critique du capitalisme. Non, Lordon préfère cibler le code couleur du Monde qui, loin de crouler sous les bénéfices capitalistes, est pourtant digne d’être désigné comme l’ennemi libéral de référence.

Elitisme et idéologie masquée

Lordon, une nouvelle fois, échoue à s’appliquer sa propre critique. Lorsqu’il accuse les Décodeurs d’être élitiste il ne se rend pas compte que lui l’est.

Toute la critique du Décodex part du présupposé élitiste que les masses ; peuple ; classes populaires (essentialisées) sont incapables par elle même de juger le Décodex. Il est effrayant pour Lordon que les gens puissent avoir accès à cet outil du Décodex car il risque de les influencer. De mal les guider. De les exposer à l’idéologie libérale.

Dans cette conception pastorale de la démocratie, les bons bergers conduisent le troupeau du peuple. Ils lui montrent la bonne herbe à brouter (la verte) et puis le bon chemin du retour à l’enclos.

En réalité Lordon reproche aux Décodeurs d’être des mauvais bergers qui guident mal les moutons. Ces mauvais bergers empêchent les moutons d’avoir accès aux sites comme « les crises » ou « Fakir » qui pourraient les éclairer, les faire sortir de « l’enclos ».

Les Décodeurs sont à des années lumières d’une conception pastorale de la démocratie. Il suffit pour s’en rendre compte, d’examiner la façon dont le Décodex est proposé aux soit disant moutons. 1) aller sur le site « le Monde » 2) aller sur la page du Décodex 3) se renseigner et différencier entre les outils (le plugin, la barre de recherche, la méthodologie…) 4) installer le plugin 5) faire confiance au code couleur et considérer a priori qu’il dit vrai.

On est loin, dans les faits, de l’installation forcée du Décodex qui empêcherait l’accès aux sites « alternatifs » dans une néo dictature du ministère de l’information vraie.

Par contre dans l’idéologie de Lordon, il est tout simplement impossible de considérer qu’un être humain lambda (y compris issu des classes populaires) puisse par lui même décider de faire confiance aux Décodeurs. Celui qui adopte ce comportement et qui installe par lui même le Décodex est forcément un mouton manipulé et il faut à tout prix, pour l’émanciper correctement, l’empêcher d’avoir accès à l’information du Décodex. Le mouton, ayant accès à cette information supplémentaire, risquerait de ne pas s’émanciper correctement. Les élites libérales contre les élites alternatives et les moutons choisiront quel berger suivre. Une démocratie pastorale mais attention avec un berger « alternatif ».

Puisque le mouton n’est pas capable de choisir par lui même, il faut à tout prix défendre le droit du berger alternatif à proposer son herbe. Et attention, respect absolu de la concurrence libre et non faussée : celui qui est jugé dominant n’a pas le droit d’émettre un jugement négatif sur celui qui s’est autoproclamé concurrent « alternatif ». Le site « les crises » a le droit d’accuser le Monde de mensonge mais que « le Monde » lui mette une pastille rouge, voilà un scandale qui risque de désorienter les moutons.

Question de points de vue

Il n’est pas requis d’endosser intégralement le blog Les Crises d’Olivier Berruyer pour trouver indigne, et surtout symptomatique, le traitement qui lui a été réservé (…). Tiré de justesse de l’enfer (rouge), dans un geste d’ostensible mauvais-vouloir et consenti sous pression, il n’est pas près de sortir du purgatoire (orange)(…). Au demeurant, on voit très bien pourquoi : il coche toutes les mauvaises cases : contre la finance, pour la sortie de l’euro, pas décidé à gober sans examen les discours sur la Syrie, donnant la parole à Todd, pour qui le journal Le Monde est devenu de longue date un problème pour la démocratie — il a raison.

On aimerait bien ici avoir une idée de l’idéologie de Lordon. Vraiment, cela permettrait de savoir quelles parties du site « les crises » il « n’endosse pas intégralement » et aussi lesquelles il endosse. Est-ce qu’il endosse l’idée d’Emmanuel Todd que le journal Le Monde est « russophobe » ? Est-ce qu’il endosse la réhabilitation de Bachar al Assad ? Est-ce qu’il endosse la sortie de l’Euro ?

Pour un Lordon qui revendique le retour de l’idéologie c’est difficile de voir du haut de quelle idéologie il fait ses analyses.

On comprend Lordon cependant, aux yeux d’un militant, le traitement réservé au site « les-crises » par le Monde est parfaitement indigne. A nos yeux par exemple, de partisan d’une Syrie libre et démocratique et hostile aux crimes de guerre Poutiniens, le site « les-crises » devrait être en noir encore un cran au dessous de l’enfer, et une alerte affichant « attention site fasciste pro-Poutine et pro-Assad » ainsi qu’une alarme stridente devrait être imposé aux internautes lors de sa consultation. Ce n’est évidemment qu’un point de vue, idéologique et assumé comme tel.

Evidemment je suis prêt à considérer, à l’aide de ma bien-pensance de bobo tolérant, que les militants et les journalistes ne font pas tout à fait le même métier. Ils font ce qu’ils peuvent au Monde et leur journal s’adresse aussi à des gens que mon intolérance à l’égard des intolérants pourrait choquer. Je demeure cependant non satisfait du classement orange du site « les crises » que j’aurais idéologiquement mis en noir, et j’ai donc désactivé le fameux Décodex. C’est fabuleux cette possibilité de désactiver. D’un seul coup on peut surfer sur le web sans être embarrassé par cet odieux classement ! C’est d’ailleurs étrange que ni « les crises » ni Lordon ni aucun de ceux qui refusent le classement du Décodex n’ait pensé à cette solution.

Mon idéologie, il est vrai, m’a poussé dans le camp des anti-manif pour tous où j’ai appris ce slogan « si tu es contre le mariage gay, ne te marie pas avec un gay ». C’était fascinant de voir des gens vivant dans la même société partir en croisade contre un truc qui ne les concernait pas. Et on se demande de la même manière quelle idéologie pousse Lordon à partir en croisade contre un outil que les Décodeurs proposent à leurs lecteurs.

La critique de Lordon finit dans un tourbillon: « les responsables du désastre » « ils se sont organisés » « l’empire labellisé » « ils se sont payés des épagneuls » « les cabots aboient, les maîtres mouillent leur linge » « le têtard » « les feux pour le plaisir du spectacle » « l’illuminé » « la banque Rothschild » « jésus et ses évangiles Harlequin » « asphyxie politique » « la presse de la vérité »…

Je ne sais pas pour vous mais le mix de tout ça me fait un peu tourner la tête…

Ah et sinon, la dernière fois que Charlot a revêtu le costume de l’autorité totalitaire qui dit la vérité, en fait il critiquait une certaine idéologie et c’était plutôt pas mal

Antonin Grégoire

Reborn sociologist, master in History, master in War Studies, spare time freedom researcher, reggae DJ and revolution writer. bloqué par Nadine Morano