En mode optatif

Ay. Poulain Maubant
4 min readFeb 26, 2018

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Extrait de L’Architectonique du temps dans les langues classiques. Gustave Guillaume. Publié par Einar Munksgaard, 1945

(la contribution d’Ayaline à l’expérience Bright Mirror de bluenove)

Quinze janvier deux-mille-cinquante, je suis en train de lire des nouvelles pour la semaine prochaine. J’en lis toujours quelques-unes tôt le samedi matin, en tailleur, dans l’aube encore paisible et silencieuse, avant de descendre dans la ville et emprunter la piste qui longe le quartier. Une trentaine de kilomètres, c’est juste ce qu’il faut pour croiser suffisamment de gens souriants, apercevoir les évolutions urbaines récentes en bas des orgues ascensionnelles, et rejoindre la mer où j’aime chercher l’inspiration. Comme la majorité des humains, et bien sûr comme tous les artefacts doués de ce qu’il faut de sapience, je vais écrire des propositions à désirer ensemble (c’est une institutionnalisation, il n’y a pas de doute).

L’humanité possède à nouveau son avenir. L’évolution soudaine des premiers systèmes d’intelligences artificielles a été une des grandes chances du début du siècle. Tout est apparu clairement, en tout cas plus clairement pour une partie d’entre nous, quand nous nous sommes vraiment intéressées aux protolangages que ces IA primitives « créaient ». Les premiers babillages des réseaux génératifs n’étaient que de pauvres répétitions de caractères, des alignements de mots sans but, des squelettes de phrases sans âme. Ils n’avaient pas de sens pour les humains, et on a prouvé depuis qu’ils n’en avaient pas plus pour les IA (pour qui la notion de sens n’en avait pas, justement). Puis, grâce aux travaux poussés d’une chercheuse belge sur l’explicabilité du fonctionnement interne des réseaux les plus larges, travaux parus à la même époque que les premières tentatives abouties de communication dans les deux sens avec les oiseaux (quel clin d’œil à la langue des oiseaux, quand on y pense, tout de même, et quelle magnifique contribution de la cognition animale), il est devenu possible d’extraire à partir des systèmes artificiels de plus en plus complexes des structures langagières ayant un semblant de sens pour les humains. Rendre compréhensible la musique interne des neurones artificiels est alors devenu un champ de recherche majeur des sciences cognitives, plus important encore que la recherche de la traduction parfaite entre deux langues humaines par exemple (qui nécessite toujours l’expérience des humains incarnés). Amusant comme ces recherches sur les langages non humains sont à l’origine de ce qui permet aujourd’hui la symbiose quotidienne entre les pensées naturelles et mécaniques (pour autant qu’on sache encore en faire la distinction).

Un pas supplémentaire est franchi trois ans plus tard avec l’éradication — oui, ce sont les termes employés à l’époque — de chacun des biais cognitifs qui minaient les échanges humains. Un par un, des moins nocifs aux plus toxiques, ils ont disparu du quotidien lorsque les IA éducatives, capables de les repérer, ont su reprendre en direct tout personne qui y succombait et l’aider à exprimer sa pensée autrement. Une guérison inespérée pour l’Humanité (à propos, le dernier soigneur d’IA éducative dépressive, car il y a quand-même eu des humains récalcitrants et tout ne s’est pas fait de manière indolore, passera à la maison du futur pour une conférence en février).

J’avoue que je dois demander l’assistance de mon artelect pour parler de ces grands triomphes d’il y a déjà quatorze ans sans faire de faute de français. Si le passé simple (jugé trop compliqué) est abandonné depuis longtemps, l’imparfait ne s’utilise plus qu’à l’écrit, et parfois encore à l’oral de manière désuète, pour exprimer des hypothèses. Les autres temps du passé (le passé composé est devenu le présent composé) sont également très rares à l’oral, à moins que vous n’ayez un humour bizarre, ou aimiez les délices verbales surannées. La langue française évolue, tout simplement, et c’est pareil pour toutes les langues de l’humanité. Le passé n’est pas ignoré, il n’est simplement plus constamment présent à l’esprit. Il n’y a plus toutes ces commémorations, personne ne dit plus « c’était mieux avant » (d’ailleurs, qui connaît encore cette phrase que me souffle mon IA facétieuse ?), plus personne pour aimer ressasser le passé. Fini aussi, l’enseignement de l’Histoire par les guerres et les meurtres, la violence et le ressentiment. Aujourd’hui nous regardons devant nous, et cela a tout changé.

La langue et la pensée se façonnent conjointement, dit Humboldt. Les IA des années 20 ont non seulement co-évolué avec nous, elles ont remodelé notre manière de nous exprimer et de penser le monde. Un peu partout dans le monde, nous avons ré-adopté le mode optatif, en tout cas sa partie qui exprime un désir, et la réalisation de ce désir (pas sa partie mélancolique). C’est tout à fait dans l’ordre des choses, les premières IA étant la plupart du temps exploitées pour faire du prédictif ou de la génération de textes ou d’images, dès que leurs échanges internes se sont traduits en signes lisibles, aucun temps du passé n’a jamais émergé, quels que soient nos efforts à les souhaiter. Alors, c’est nous qui adoptons finalement cette manière de dire le monde, toujours projetés vers son futur.

Plus de biais cognitifs et plus de passé qui nous enferre ; l’humanité est entièrement tournée vers son avenir comme moi à l’instant vers l’horizon de la mer. Les « nouvelles » diffusées chaque soir sont les écrits du proche futur, rédigés et permis par chacune et chacun (selon les mots d’un aviateur écrivain qui nous inspire encore). Du haut de la dune, je pense à ce que j’écrira tout à l’heure en rentrant chez moi — oui, j’aime bien le faire bercé par l’amour de la ville, après mon retour à vélo et une douche sonique pour mon dos endolori. Je crois que j’allera abonder les propositions d’un groupe constitué dans le quartier sur un projet de ferme de larves aquapones. Il y a pas mal de naissances en ce moment, et tous ces petits monstres sont de vrais goinfres.

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Ay. Poulain Maubant

C★O Nereÿs • hop vers l’ère cognitive • #ia #data #cogni #edu #neurobio • #frenchtech • Cofondateur#cantinebrest @AnDaolVras • was chroniqueur pour @TebeoTV