EN QUOI LE NUMÉRIQUE PEUT CONTRIBUER A PRÉSERVER LE PATRIMOINE ?

Le jeudi 27 juin ont eu lieu les rencontres IESA au 11 Conti — Monnaie de Paris. Créées il y a 2 ans en collaboration avec {CORRESPONDANCES DIGITALES], ces rencontres accueillent un parterre de professionnels (agences, institutions culturelles, universitaires) pour échanger sur différentes thématiques autour du numérique et de l’innovation dans le secteur culturel.

Cette année, 4 thèmes sont abordés :

Cet article propose de restituer les échanges de la troisième rencontre sur l’usage du numérique comme outil de préservation du patrimoine. Il sera l’occasion d’interroger ce que l’usage du numérique permet d’apporter aux patrimoines grâce aux possibilités de reconstitutions, de restitutions et de valorisation offertes par ces outils.

1. En introduction, une mise en perspective.

Présentation introductive réalisée par les étudiants de l’IESA.

En préambule de cette rencontre, un ensemble d’enjeux sont évoqués pour mettre en avant le rôle et la contribution du numérique afin d’œuvrer à la documentation, à la conservation, à la médiation et au financement de la préservation du patrimoine. Quelques limites de ces usages du numérique sont aussi partagées en termes d’obsolescence des technologies, des coûts de mise en œuvre, d’attentes des publics et de compétences nécessaires pour utiliser à bon escient ces différents outils.

Pour évoquer ces différents points, la parole a donc été à :

Pour écouter le podcast de la rencontre, c’est ici :

Ecoutez le podcast de la rencontre.

2. Gaël Hamon : des relevés photogrammétriques au service des diagnostics et des médiations d’un monument ou d’une œuvre.

1:00 : Où Gaël Hamon présente un bref historique d’Art Graphique et Patrimoine

Créé il y a 25 ans, Art Graphique et Patrimoine regroupe jusqu’à 10 compétences : ingénieurs, tailleurs de pierre, architectes, infographistes histoire de l’art…

Les expertises au sein d’Art Graphique et Patrimoine.

AGP se spécialise dans les relevés photogrammétriques de monuments pour réaliser des travaux techniques en 1994. A partir de 1997, AGP est en capacité de réaliser des relevés inframillimétriques pour les œuvres d’art.

A partir des années 2000, fort de ces compétences, AGP s’oriente aussi vers la création de supports de médiation numérique.

1:59 : Où Gaël Hamon partage sur le projet réalisé pour Notre-Dame de Paris et l’intérêt d’œuvrer à la numérisation du patrimoine.

Art Graphique et Patrimoine était la seule entreprise à posséder le relevé numérique complet et précis de la charpente de Notre-Dame (relevé photogrammétrique de 2 points par millimètre) avant incendie et peut donc être en capacité de reproduire à l’identique ce qui a disparu.

Présentation du relevé numérique de la charpente de Notre-Dame de Paris réalisé par Art Graphique et Patrimoine.

Après l’incendie, un relevé lasergrammétrique par drone a ainsi été effectué pour évaluer les dégâts par rapport à ces premiers diagnostics et prévoir les travaux à réaliser.

9:44 : Où d’autres usages des relevés sont évoqués avec, notamment, l’exemple du Mont Saint-Michel.

Pour le Mont Saint-Michel, le diagnostic des architectes a été alimenté par les relevés effectués par AGP mais ces relevés ont aussi contribué à produire des animations 3D sur le Labyrinthe de l’archange intégrées à un documentaire à destination du grand public.

Animation 3D pour un documentaire sur le labyrinthe de l’archange du Mont Saint-Michel.

Les différentes vidéos réalisées par AGP peuvent donc être aussi facilement utilisées pour créer des visites virtuelles en 3D et les mettre à disposition des publics sur tablette ou casque. Une visite virtuelle de Notre-Dame de Paris est d’ailleurs en cours de finalisation pour être proposée aux touristes le temps des travaux.

Un exemple d’application des savoir-faire d’AGP pour un dispositif pour le château des Comtes du Perche en 3D.

Depuis ces dernières années, les relevés photogrammétriques d’AGP ont particulièrement contribué à mieux documenter les travaux de diagnostic des architectes et de l’ensemble des corps de métiers oeuvrant à la préservation des lieux patrimoniaux. Ces productions sont aussi particulièrement adaptées pour proposer de nouvelles formes de médiations aux publics de ces lieux. Dans cet esprit, Iconem contribue depuis quelques années à la préservation de la mémoire de nombreux sites exceptionnels particulièrement en danger dans le monde.

3. Yves Ubelman : préserver la mémoire des sites patrimoniaux qui disparaissent en silence.

14:47 : Où Yves Ubelman évoque la genèse d’Iconem.

Architecte de formation, Yves a beaucoup travaillé dans le passé sur de nombreux sites archéologiques au Proche-Orient et au Moyen-Orient. Peu protégés, ces sites disparaissaient souvent lorsqu’il y revenait l’année suivante. La conservation de la mémoire de ces sites s’est donc imposée face à l’impossibilité de les sauver physiquement.

Présentation de quelques projets menés par Iconem.

15:53 : Où Yves Ubelman présente une des premières missions d’Iconem en Afghanistan pour préserver la mémoire de sculptures gréco-bouddhiques avant leur destruction.

Dans le sud de Kaboul, une centaine de sculptures gréco-bouddhiques étaient destinées à disparaître à cause de l’installation d’une compagnie d’exploitation de mine de cuivre. A l’aide de relevés photogrammétriques et d’un drone, Iconem a pris une centaines de milliers d’images en quelques heures pour réaliser une représentation 3D photoréaliste du site archéologique et en préserver ainsi une trace.

Reconstitution 3D des monastères bouddhistes de Mes Aynak en Afghanistan

21:02 : Où la destruction récente du musée de Palmyre par l’Etat Islamique est évoquée.

En Syrie, sur le site de Palmyre, Iconem et les professionnels du patrimoine ont réalisé un modèle 3D du musée tel que l’Etat Islamique l’avait laissé après l’avoir détruit. L’outil de numérisation a permis, non seulement, de recenser les dégradations mais aussi d’évoquer avec Interpol l’ampleur des pertes et des vols commises par l’EI. Ce travail a été aussi salvateur pour mieux documenter la destruction et faciliter la reconstruction du musée dans le futur.

Le site de Palmyre qui a fait l’objet de destructions et de pillages par deux fois par l’EI.

26:23 : Où la technologie permet de reconstituer des villes entières en zones de conflits pour les rendre accessibles au public.

Depuis quelques années, la capacité technologique d’Iconem a atteint un degré de maîtrise inédit et peut désormais reconstituer de façon très réaliste des villes entières en 3D. Les villes d’Alep et de Mossoul ont été ainsi reconstituées dans leur intégralité sur demande de l’Unesco. Si ces reconstitutions contribueront aux reconstructions d’après-guerre, elles sont aussi un moyen de sensibiliser l’opinion publique mondiale à la nécessité de préserver le patrimoine face à des destructions d’ampleur via la création d’expositions immersives.

Deux expositions ont été ainsi récemment accueillies au Grand Palais (en collaboration avec le musée du Louvre) et à l’Institut du monde arabe pour préserver la mémoire de ces sites en Irak, en Syrie ou en Libye qui disparaissent en silence.

Teaser de l’exposition Cités millénaires à l’Institut du monde arabe.

Les potentialités offertes par la modélisation 3D œuvrent à faciliter le travail de préservation, de reconstruction et de sensibilisation de sites en danger, le numérique peut aussi être mis à contribution pour retracer le processus de patrimonialisation qui peut être à l’oeuvre lors d’une mise en archive.

4. Martine Sin-Blima Baru: le numérique à la source d’une expérience sensible de la mémoire et de la conservation des archives.

30:43 : Où Martine Sin-Blima Baru présente les Archives Nationales.

Les Archives Nationales sont une des premières grandes institutions créées par l’Assemblée Nationale constituante en 1789. Leurs missions : conserver les archives des jeunes institutions de la Révolution Française. Avec la Restauration, elle hérite également des archives de l’Ancien Régime (jusqu’au 8e siècle). La totalité de ces archives représente aujourd’hui 70 téraoctets d’archives numériques.

La conservation des archives est une préoccupation première pour témoigner de l’action publique dont nous sommes producteurs mais aussi usagers. Monnaies, cartes, plans, sceaux, archives numérisées, ces documents peuvent être consultés par tout un chacun en salle ou sur internet.

35:48 : Où Martine Sin-Blima Baru évoque les archives à destination de la médiation culturelle.

Au cours de deux événements en 2018, les Archives Nationales ont fait l’objet de deux expositions. L’une, au Jeu de Paume, de Daphné Le Sergent (Géopolitique de l’oubli), l’autre, de Maureen Ragoucy aux Archives Nationales.

Daphné Le Sergent interroge le rapport à l’archive et à l’image pour trouver des corrélations entre l’œil, l’image, l’intellect et le contenu de l’archive. A l’aide de vidéos et de photographies retraçant les étapes menant à la conservation d’archives, l’artiste invite à une réflexion sur le sens de ces archives, leurs mémoires et leurs transmissions.

La présentation de l’exposition de Daphné Le Sergent Géopolitique de l’oubli au jeu de Paume.

Si un travail artistique, à l’aide de procédés numériques, peut révéler la subtilité des processus de patrimonialisation qui mènent à une archive, la technologie peut aussi renouveler le rapport sensible à la matière que le public ou les professionnels peuvent avoir face à des oeuvres ou des objets d’exception.

5. Grégoire Debuire: redécouvrir la matérialité des oeuvres et des objets grâce à la technologie.

46:25 : Où Grégoire Debuire évoque le projet à la source de la compagnie Artmyn.

Artmyn naît d’un projet universitaire pour améliorer la visualisation des œuvres d’art sur écran. Hébergés initialement à l’Ecole Polytechnique de Lausanne en 2011, financés par Google, les associés décident de créer une société en 2016.

46:59 : Où Grégoire Debuire décrit la technique du Gigapixels et ses potentialités dans la (re)découverte d’une oeuvre artistique.

Artmyn a créé un scanner en capacité de numériser des œuvres d’art allant jusqu’à 2m x 2m et de 3 cm de relief. Jusqu’à 100 000 photos peuvent être ainsi prises et oeuvrer à la création d’un fichier 5D interactif en ultra haute définition converti en film. Avec ce fichier, les infimes détails et la texture d’une oeuvre peuvent être explorés grâce à un zoom puissant, l’image peut être maniée en tous sens et l’orientation à la lumière, changée. L’oeuvre peut aussi être visionnée en ultraviolet et en infrarouge. Cette technologie devient donc particulièrement précieuse pour les professionnels dans leur missions d’expertises, d’études et de conservations.

49:19 : Où Grégoire Debuire présente quelques œuvres d’art et objets précieux sous un nouveau jour grâce à la 5D.

Quelques projets illustrant les potentialités de la technologie développée par Artmyn.

A titre illustratif, Grégoire Debuire montre sous ces différents aspects la plus ancienne copie d’une évangile de Saint Jean sur Papyrus (de 200 après JC) sortie exceptionnellement une fois par an des réserves de la Fondation Martin Bodmer. La numérisation de haute qualité opérée par Artmyn ouvre ainsi l’accès à tous de cette oeuvre d’exception.

Autre cas d’usage de médiation, la reconstitution en 5D d’un tableau expressionniste favorise une exploration de l’oeuvre pour en comprendre sa technique et rentrer dans sa matérialité recréée et redécouverte par la technologie.

Ce nouveau rapport à la matière peut aussi être un nouveau rapport aux gestes contribuant à la création d’objets d’exception. C’est ce que démontre Florent de Carolis. Il ouvre aussi sur d’autres usages liés et à l’accessibilité physique des lieux patrimoniaux.

6. Florent de Carolis : ancrer dans la matérialité les gestes constitutifs d’un patrimoine immatériel et décupler l’accessibilité physique d’un lieu par le numérique.

1:04:00 : Où Florent de Carolis présente le numérique comme une “boite à outil” pour les professionnels du patrimoine.

Le numérique est une boîte à outils qui peut oeuvrer à la préservation, à la documentation et à la médiation des patrimoines.

Pour illustration, les gestes artisanaux les plus complexes et experts peuvent être ainsi captés et restitués sous des formats vidéos afin de démontrer au grand public la richesse artisanale d’une région. D’autres exemples liés au rapport aux lieux patrimoniaux et à leur accessibilité sont, par ailleurs, évoqués.

Présentation du répertoire numérique artisanal

Florent conclut sa présentation en évoquant le fait que beaucoup de start-up peuvent répondre aux besoins des patrimoines. Dartagnans en est l’une d’elles.

7. Bastien Goullard : du financement participatif à l’exploitation et la valorisation de monuments.

1:19:00 : Où Bastien Goullard présente la démarche multiple de préservation du patrimoine à l’oeuvre chez Dartagnans.

Initialement plateforme de mécénat participatif, Dartagnans a développé de nouveaux services tels que l’achat collectif de propriétés patrimoniales d’exception et oeuvre désormais à la valorisation des monuments ainsi achetés.

Bastien présente ainsi différents projets récents qui ont démontré la capacité de mobilisation de nombreuses communautés par le numérique. A titre illustratif, l’achat collectif du château de la Mothe-Chandeniers a mobilisé près de 20 000 personnes. Celui du château fort de l’Ebaupinay a rassemblé 12 000 donateurs pour 1,2 millions d’€ de financement.

Vidéo de présentation du Château de la Mothe-Chandeniers.

Au-delà de l’aspect numérique de sa plateforme, Dartagnans exploite désormais ces propriétés en collaboration étroite avec les communautés de contributeurs qui ont oeuvré à leur achat. Un projet de restauration du château fort de l’Ebaupinay a ainsi été évoqué pour que celui-ci soit restauré à l’identique avec des techniques médiévales.

Présentation du projet pour le château fort de l’Ebaupinay.

L’innovation d’usages développée avec cette plateforme se prolonge ainsi vers d’autres applications exploitant les potentialités du numérique ou des communautés que ce dernier a permis d’agréger.

8. En guise de conclusion.

L’obsolescence inhérente à la technologie semble écarter, de fait et d’autorité, sa capacité à contribuer à la préservation du patrimoine. Cette rencontre démontre comment le numérique peut se mettre au service des professionnels et des publics. Celui-ci peut contribuer à appuyer le diagnostic d’experts de façon plus fine, servir à reconstituer ou rendre accessible des patrimoines disparus ou lointains (ou, par essence, immatériels), renouveler les approches de conservation et d’exploitation d’un objet ou d’un lieu et, surtout, favoriser une approche sensible de ces différents patrimoines.

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