Illustration du Loot de l’emploi · tirée de la photographie ©Andrew Neel

Sommes-nous devenus des pigeons ?

Thomas Grospiron
8 min readOct 28, 2018

Le loot de l’emploi ou le conditionnement opérant

Ne trouvez-vous pas étrange ce fossé entre le récit de nos aînés et ce que les générations actuelles vivent dans la formidable aventure de l’emploi ?

En dehors du fait que nous idéalisons ou omettons tous certains pans de nos histoires professionnelles, je ne peux m’empêcher d’être sceptique face aux perspectives de l’emploi. Un homme de 30 ans mon ainé me répète souvent :

“Pour travailler, j’ai toujours eu le choix : si cela ne me convenait pas, je m’en allais… Et je retrouvais du travail le lendemain ailleurs. Par rapport à vous [les jeunes générations], on avait davantage de libertés…”

Je ne mets pas en doute sa parole. Cependant, que penser de cette phrase de prime abord ? J’aurais pu répondre de manière vigoureuse qu’effectivement trouver un emploi est devenu un tel sacerdoce : qu’on hésite à quitter un emploi inconfortable ou précaire par peur de perdre plus qu’on y gagnerait, à omettre ses convictions et valeurs personnelles pour ramener un salaire devenu risible; ou que c’est un choix assumé de changements de vie professionnelle réguliers où la loterie a plus à gagner.
Finalement, peu importe la réponse, cela me bouscule dans mes certitudes; était-ce effectivement plus “simple” avant ?
Je n’ai pas pu m’empêcher de donner ma vision avec une aigreur dans la bouche : deux allégories me traversent la tête à ce moment-là et j’aimerai que vous fassiez ces expériences de pensée avec moi.

Une boite & des pigeons

Mon ainé avait une réponse simple à une condition simple : il proposait cette compétence et pouvait répondre à toutes les offres la concernant.
Aujourd’hui, c’est devenu inenvisageable : pour obtenir un emploi, il faut répondre à une multitude de conditions, rendant l’emploi incertain ou tout au plus aléatoire.
La compétence n’est plus assez déterminante ni significative pour réussir au jeu de l’offre et de la demande de l’emploi…
Les causes et les effets n’ont plus de sens, ils ne sont dorénavant ni intimement liés ni intelligibles. Faire des efforts et être de surcroit une personne compétente n’est plus gage de succès. Mais quelles sont les conditions de réussite ?
Pourrions-nous compter sincèrement le nombre de personnes qui ne connaissent pas les raisons pour lesquelles elles n’ont pas été retenues à un entretien, ni convoquées pour faire valoir sa personnalité ?
Et pourtant, on continue à jouer au jeu de l’emploi…

Burrhus Frederic Skinner · Université Harvard · ©Wikipédia

Le premier exemple qui m’est venu en tête est celui de la boite de Skinner.
En psychologie cognitive, Skinner a été un des révélateurs du conditionnement opérant. Son expérience, “La boite de Skinner” au début des années 1930 cherchait à comprendre comment des individus pouvaient se conditionner pour obtenir une récompense, c’est-à-dire l’apprentissage qui découle d’une action répétée et les conséquences permettant de faire reproduire un comportement souhaité.
Le chien de Pavlov n’est pas très loin…

Il cherchait à faire actionner un levier à des pigeons enfermés dans une boite pour rendre accessible de la nourriture. Les animaux ayant trouvé par eux-mêmes comment se nourrir, Skinner va faire en sorte d’automatiser ce processus : à chaque fois que le levier sera tiré, il y aura de la nourriture qui sera donné et par conséquent, l’individu le fera de plus en plus souvent.
Au vu des résultats, Skinner souhaite aller plus loin : dès que l’individu n’a plus faim, il s’arrête de tirer sur le levier. Skinner souhaite donc que l’individu continue à tirer sur le levier, que la nourriture tombe ou pas… Et c’est en mettant une condition aléatoire dans le processus que l‘animal, sans avoir faim continuera à tirer frénétiquement sur le levier.

Donc on renforce le comportement positif du pigeon en le récompensant par de la nourriture : une fois le comportement adopté par les individus, on va mettre de l’aléatoire dans le processus pour que les personnes restent engagées dans ce processus. Finalement, en tirant le levier, l’individu n’a pas forcément obtenu sa récompense mais continuera à actionner frénétiquement le levier, déclenchant même des comportements superstitieux comme faire un demi-tour à gauche, renforçant d’autant plus ce conditionnement opérant.

Hellooo-ooo par Dougie Jones · Twin Peaks Saison 3 · ©Showtime

Vous pourriez me rétorquer : “Thomas, ce sont des pigeons dans ce cas-là ! Ca ne marche pas pour les humains…”. Certes.
Et si je vous parle des bandits manchots, cela vous parle ?

Partons du postulat que chaque individu dans une “boite” (ou entreprise) souhaite évoluer dans celle-ci par son travail, quelles que soient ces raisons : de nouvelles responsabilités, une reconnaissance de sa performance ou un meilleur salaire, les conditions d’évolution ne semblent plus aussi claires qu’au temps de nos aînés.
La carrière ne s’obtient plus en négociant ou en faisant du “bon travail” : le caractère aléatoire fait sa place dans les conditions de réussite par exemple sous forme de promesses : “tu fais du bon travail, continue comme cela” ou encore, “En ce moment (ou avec la crise), c’est compliqué, peut-être l’année prochaine…”
Par conséquent, en restant engagés dans le processus de travail, le rêve d’une amélioration des conditions de travail devient le renforcement positif dont la réalisation passionnée de tâches devient le conditionnement opérant.

Ah oui, j’avais oublié de préciser qu‘une certaine condition à l’emploi est la passion, ça en devient même une superstition. J’ai souvent entendu sortir de ma propre bouche une aberration telle que : “on est mal payé… heureusement qu’on est passionné par ce qu’on fait…”

Des mercenaires & du loot

Un second exemple m’est venu en tête à ce moment là : Le loot.
Bien connu dans le jeu vidéo, depuis l’époque sacrée des “donjons”, le loot est l’action frénétique de fouiller les coffres, les lieux, les corps des précédents joueurs ou plus récemment de ramasser des objets au sol dans le but de trouver éventuellement les meilleurs armes ou les meilleurs objets.

Coffre typique de l’univers World Of Warcraft · illustration de l’article Légion : Système de Loot · ©Millenium

Cela a pour effet direct de nous maintenir dans une excitation permanente pour remplir la mission de la manière la plus exceptionnelle possible.
Ou pour latter méchamment un boss… ou se distinguer des autres joueurs.
Évidemment, le loot a une condition aléatoire, le contenu des coffres, par exemple a un caractère aléatoire, augmentant considérablement la durée de vie du jeu.
Si le loot est la condition aléatoire de récompense, et que le comportement de l’individu est le jeu, refaire une bataille une énième fois au bénéfice d’un coffre magique ou fouiller une zone dans ces moindres recoins sont bien des conditionnements opérants pour les joueurs.

Pour illustrer mon second exemple, faisons maintenant cette expérience de pensée : Imaginons une boite noire immobile, intimidante et massive bouchant la vue et s’érigeant devant l’horizon professionnelle. Cette boite est dorénavant la clé pour réussir professionnellement.
Le fonctionnement de cette boite est relativement simple de prime abord, il faut répondre aux critères standards pour qu’un seul individu bénéficie de l’emploi proposé
☛ S’acquitter d’une demande formelle, en bonne et due forme,
☛ Répondre aux critères de sélection de l’offre,
☛ Sortir du lot par des critères d’individualité
Schéma classique, s’il y en est…

Vous touchez du doigt votre récompense…
Cependant, cette boite a une particularité. Dans le but d’entretenir la plus large demande, de créer une compétition faisant le meilleur individu, elle impose deux critères supplémentaires sans les préciser :
☛ L’application aléatoire des critères d’individualité, sans garantie de réponses argumentées,
☛ La mise à jour régulière de ces critères de sélection.
En somme, il s’agirait d’un jeu de loterie où les pourcentages, les conditions de réussite sont inconnues et donc les règles sont continuellement modifiées. Pourrions-nous compter le nombre de démarches de recherche d’emploi n’arrivant pas au but dont les motifs d’échec ne servent même pas à s’améliorer…

Dans le jeu vidéo, le loot, ce processus de réussite aléatoire amène les joueurs à adopter des comportements insensés comme ouvrir et ré-ouvrir un coffre durant plusieurs heures pour bénéficier d’un trésor inconnu mais promis comme exceptionnel ou dépouiller des cadavres virtuels ou plus fréquemment.

Pour l’emploi, les individus face à la boite noire ont tendance à se comporter de la même façon. Tenter d’ouvrir la boite de manière pulsionnelle, en s’acquittant des conditions d’accès à maintes reprises, de tenter sa chance de manière frénétique sur d’autres boites identiques pour prouver une allégeance à la compétitivité… Ou encore donner un sens à l’expérience et/ou aux diplômes acquis par le labeur.

Illustration d’un rapport de pertes et profits · Joan Cornella

Notre boîte noire est donc un mécanisme complexe de critères et de conditions entretenant le mystère sur son fonctionnement, comme une autorité souhaitant garder le contrôle et l’engagement d’individus. Les individus sont désormais capables par exemple, de renier certains de leur critères au détriment d’un salaire moins élevé; d’accepter des offres ubuesques au regard de la fiche de poste qu’elle ferait cracher un chicot à n’importe quel employeur dans la même situation; Ou plus “simplement” à inventer son métier : être un mercenaire de compétences, vendre ces tâches aux mieux offrant sans considération d’éthique.

Un mercenaire est un individu percevant un salaire en contrepartie d’un travail, d’un service. Leur place est toute trouvée dans le monde de l’emploi aujourd’hui, on les appelle plus communément des prestataires de services ou des emplois déguisés. Une exemple tout simple : avez-vous déjà aperçu ces livreurs avec leur vélo, sous la bannière UberEats, Deliveroo, j’en passe et des meilleurs ?

Plus économique, plus simple de recrutement, la boîte ou la “Lootjob” ne se soucie pas des mercenaires : elle a un seul et même but : retenir l’ensemble de la demande suffisamment en demande pour appliquer ces critères sans devoir se justifier.

La réponse à un aîné

Mon aîné ne comprenant surement pas ces deux allégories, je m’empresse de lui sortir une phrase choc, digne d’un mercenaire du marketing en fin de carrière découvrant la génération des “Millennials” : “Deviens offreur de compétences, jeune demandeur d’emploi”.

Des gentils millennials · Article Millennials in the Workforce · ©BlueSignal

Conscient que la carrière que nos aînés ont pu mener par choix, la réussite à l’emploi relève aujourd’hui davantage de la compréhension de mécanismes psychologiques et marketing que d’une adéquation simple et de confiance entre un profil et un poste.

“Tous responsables” entend-on dorénavant dans les discours des coachs en management. Tel le slogan de la sécurité routière, l’emploi utilise davantage de terminologies issues de rouages marketing telle une bonne publicité Cetelem à défaut de tâches cohérentes dans le cadre d’un objectif.
Comme si l’emploi préférerait séduire les jeunes générations productives que de les impliquer…
Sommes-nous libres de nos avenirs professionnels ?
Je ne le sais pas.
En revanche, j’attends avec curiosité le moment où ces générations n’accepteront plus des salaires qui stagnent, des fiches de postes dignes d’annuaire téléphonique, des exigences personnelles demandées dans le cadre professionnel…

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Thomas Grospiron

Artisan en #Communications #Marketing #Culture · S’y connait en méthodes, outils et stratégies + coordonne le RéseauRP (www.reseaurp.org)