Web 3.0 : la fin de l’économie de l’attention ?

Martinoslap
7 min readNov 12, 2022

Gonflé de promesses, le web 3.0 pourrait profondément rebattre les cartes de toute une économie numérique basée sur la gratuité des services et la vampirisation des données par les GAFAM.

Représentation artistique d’une fenêtre de conversation. Le Web 3.0 veut mettre fin au GAFAM.
Photo by Volodymyr Hryshchenko on Unsplash

L’économie de la gratuité : un modèle en constante évolution

Historiquement, le web s’est construit autour d’échanges gratuits. Dès les années 90, une petite communauté émerge : on les appelle les “internautes”. Ces explorateurs d’un nouvel espace numérique s’échangent alors des fichiers, la plupart du temps des petites images pixelisées ou des morceaux de texte. En partageant des fichiers directement, le peer to peer a ainsi connu son heure de gloire durant le “web 1.0”, qui correspond au début des années 2000. Par la suite, le succès emblématique de Google a ouvert la voie à une véritable industrie du net, pour donner vie aux Gafam que nous connaissons aujourd’hui : c’est le web 2.0.

Aujourd’hui, l’économie de l’attention est une manière particulière de faire de l’économie de la gratuité. On pourrait imaginer d’autres modes de fonctionnement, plus justes, mais c’est celui qui s’est imposé à nous. En même temps, il faut reconnaître qu’il est particulièrement efficace. L’énorme croissance du marché de l’attention a permis le développement d’outils toujours plus performants. Mais ces outils performent aussi dans le sens qu’ils créent leur propre réalité. C’est ce qu’analyse Guillaume Sire avec Le pouvoir normatif de Google”. C’est comme si tous les humains se mettaient peu à peu à parler une même langue universelle mondiale : le pouvoir de nommer différemment les choses disparaîtrait progressivement. Tout comme le langage est créateur de réalité, les outils numériques le sont également. Ainsi, le web 3.0 se rêve comme un Internet avec davantage de diversité d’opinion et de visions du monde, grâce à un modèle moins centralisé.

Capture d’écran de la page d’acceuil Google de 1997, bien avant le web 3.0
1997 : “Ah, c’était la belle époque”

Être maître de ses données, une utopie ?

L’économie de l’attention fonctionne grâce l’exploitation des datas à des fins commerciales (le plus souvent publicitaires). Facebook, Instagram ou le moteur de recherche de Google fonctionnent comme de gigantesques aspirateurs à données. Ces différents services se nourrissent ainsi du travail (on pourrait dire contenu) des usagers : commentaire, clics, scrolls, likes. Tous ces éléments sont captés, triés, analysés et transformés en valeur ajoutée.

Le but est de garder l’internaute le plus longtemps captif pour qu’il produise un maximum de valeur. Tout l’enjeu est alors d’arriver à capter l’attention. Vous connaissez le fameux dicton : “Si c’est gratuit, c’est vous le produit”. C’est ce que j’explique dans mon article Pourquoi vous devez quitter YouTube. Maintenant, imaginez si à chaque interaction avec un réseau social, vous aviez en temps réel accès aux datas que vous générez ? Et mieux, si la valeur de ces datas était visible et monétisable par tous ? C’est un peu l’idée du web 3.0.

Payer le juste prix du web

Bien évidemment, accéder à Internet suppose déjà un abonnement à un fournisseur d’accès. C’est un service qui n’est pas gratuit. On paye donc une première fois pour avoir accès au réseau. Puis, viennent tous les frais complémentaires : matériel, abonnements etc. Alors oui, heureusement qu’il y a des solutions de messagerie et de boîtes mails gratuites. D’autant qu’aujourd’hui, il devient presque impossible de se passer de ces outils. Cela devient une condition pour faire valoir ses droits. “Dématérialiser pour mieux régner” pourrait bien résumer la doctrine actuelle.

Mais on peut aussi se poser cette question : ne faut-il pas que le web devienne payant pour qu’il y ait une sobriété numérique (et donc, énergétique) ? En effet, si on peut stocker 35 000 mails non lus sans frais, quel intérêt à les trier ? C’est un exemple simpliste (en réalité, les mails sont les derniers sur la liste des consommateurs d’énergie). Mais il permet de comprendre qu’un web gratuit n’est peut-être pas si bénéfique. En effet, si chaque octet correspondait à quelques centimes, aurait-on vraiment besoin d’envoyer cette photo de son chat sur WhatsApp, à un ami que l’on va retrouver dans 1h ? Car en réalité, gratuit ne veut pas dire sans coût. Pour faire référence à un livre d’Yves Citton, Une écologie de l’attention serait ainsi une écologie tout court. Le web 3.0 pourrait désengorger les serveurs du poids des cookies, trackers et autres publicités. Elles représentent en moyenne 39% du poids d’un site web.

Web 3.0 et décentralisation : chimère ou vraie solution ?

Depuis longtemps, les utopistes du web veulent retrouver un semblant de décentralisation. Elle permettrait de rendre le pouvoir aux utilisateurs du réseau. Au début du web, il était très compliqué de se connecter. Chacun devait être son propre Fournisseur d’Accès Internet (FAI). Le réseau était spontanément décentralisé. Peu à peu, les petits prestataires ont été rachetés, regroupés, fusionnés. C’est un phénomène bien connu du capitalisme, appliqué au web.

Une représentation d’un réseau blockchain, pierre angulaire du web 3.0
Une représentation d’un réseau décentralisé. Ici, un fonctionnement en chaîne de blocs (blockchain).

Toutefois, la décentralisation existe encore dans le web 2.0. Le problème, c’est qu’elle est marginale. Car il faut être extrêmement motivé pour renoncer aux outils plus performants. On dit souvent que le libre, ça se mérite. Il faut s’organiser, trouver les fonds, parfois convaincre les utilisateurs de se pencher sur des manipulations techniques. Récemment, le réseau social libre Mastodon est revenu sur le devant de la scène suite au rachat de Twitter par Elon Musk. Beaucoup de personnes ont choisi de migrer vers cette alternative gérée de manière collaborative. Une preuve que le libre peut susciter l’intérêt. D’ailleurs, un certain nombre de militant du libre ne voit pas d’un très bon oeil le “web 3.0” qu’ils jugent superflu et technosolutionniste. Au contraire, les partisans du web 3.0 estiment qu’il pourrait refaire d’Internet un bien commun.

De son côté, le nouveau PDG de Twitter a annoncé qu’il pourrait rendre le réseau social payant, ce qui a été très mal accueilli. Certes, il ne le fait peut-être pas pour de bonnes raisons. Pourtant, payer un service est la condition à ne pas “être le produit”. Sauf si… on monétise ses datas au lieu de les donner gracieusement aux GAFAM. C’est ce que propose le web 3.0. Par exemple, Presearch est un moteur de recherche décentralisé, où chacun peut mettre à profit son ordinateur pour participer au réseau et valider les recherches. L’idée étant d’arracher Google à son monopole normatif. Pour cela, une économie circulaire est créée, en récompensant les participants au réseau sous forme de cryptomonnaie (un jeton de gouvernance).

L’avantage de Bitcoin (et de la blockchain) pour le web

Tout comme le web libre se mérite, on retrouve exactement le même système avec les cryptomonnaies peer to peer comme Bitcoin. Bitcoin pourrait être la monnaie du web décentralisé et sans frontières. Malheureusement, son usage est dévoyé et rentre dans le giron d’une économie de marché peu regardante des questions éthiques. Car pour utiliser Bitcoin comme un moyen d’échange éthique, il faut le prendre en main et passer du temps à le comprendre. Sinon, on doit se tourner vers des plateformes centralisées, à l’extrême opposé de l’esprit cypherpunk initialement défendu par Bitcoin.

Mais au-delà de la spéculation, Bitcoin rassemble deux innovations technologiques importantes :

  • Une nouvelle forme de réseau open source, la blockchain. Entre autre, il permet une décentralisation, en permettant aux utilisateurs de s’échanger de la valeur sans tiers de confiance (par exemple, une banque ou une plateforme). En outre, la blockchain permet de choisir ce que l’on veut -ou pas — révéler aux autres.
  • De plus, il propose, une autre vision de la monnaie. Une monnaie qui serait libre de dettes. Or, la dette est aujourd’hui absolument essentielle à la croissance, et la croissance se nourri de la dette. Dans un monde décroissant, il faudra paramétrer différemment la monnaie.

Même si Bitcoin disparaît un jour, ces innovations pourraient permettre de repenser totalement notre production de valeur sur le web. Aujourd’hui, le web 3.0 est très fortement influencé par ces technologies. Elles inspirent de nouvelles pratiques. Ainsi, l’identité décentralisée permettrait de choisir ce que l’on veut montrer ou non lorsqu’on navigue sur Internet.

Les cryptomonnaies tendent à financiariser les échanges

Revers de la médaille de la décentralisation blockchainisée, chaque interaction pourrait être visible et inscrite dans un registre numérique inaltérable et transparent : on risque alors l’hyper transparence, où chaque activité numérique est traçable. Et même si des blockchains complètement anonymes comme Monero existent, cela reste une perspective inquiétante.

Le danger, c’est aussi qu’un autre extrême apparaisse, où toute interaction avec Internet nécessite une interaction financière. Car quoiqu’on en dise, la gratuité du web permet sa forte démocratisation. Il faudrait donc au moins laisser le choix à l’internaute. Ou bien, faire en sorte d’extraire le web de tout intérêt marchand. Mais comment s’y prendre ? La question semble pour l’instant insoluble.

Web 2.0 ou web 3.0 : vers un modèle hybride ?

Quel futur nous attend ? Difficile à dire. On peut cependant imaginer que deux modèles cohabiteront, au moins pendant un temps. Le web 3.0 pourrait-il mettre fin à l’Oligopole de l’Internet, comme l’appelle Nikos Smyrnaios ? Le chercheur, qui travaille sur les questions de gouvernance du web, estime que la façon dont s’organise Internet est profondément politique. Toutefois, il ne faut pas se leurrer à propos du web 3.0. De nouveaux acteurs émergent pour accaparer encore une fois l’espace numérique, avec des modèles encore plus sophistiqués. Le “web 3.0” est alors au centre d’une bataille sémantique, entre stratégie marketing et utopie pour une meilleure répartition de la valeur.

Le changement viendra peut-être d’une prise de conscience globale des usagers du web. Comprendre la valeur de nos données. Se tourner vers des outils plus éthiques. Tendre vers un usage plus réfléchi et conscient des services du web. Autant de nouvelles pratiques à construire. Car si on peut changer son alimentation pour des raisons morales, on devrait parvenir à se passer d’outils numériques pour les mêmes raisons.

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