Impact des technologies sur la santé mentale et ressources en ligne, comment dire ?

Vincent Bernard
10 min readMar 18, 2023

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Alors que le sujet de l’impact des technologies sur la santé mentale se fait toujours plus prégnant, et qu’une éducation au numérique et aux médias devient indispensable, cet article s’intéresse au niveau d’information donné dans des ressources en ligne en regard de la recherche sur le sujet. Il propose également deux axes de travail : sur l’asymétrie informationnelle et le renforcement des compétences psychosociales.

Sur le site les bons clics, dans un support pédagogique à destination des parents, on trouve cette définition de l’addiction aux écrans (qui n’existe pas):

“On parle d’addiction aux écrans lorsqu’on passe beaucoup de temps sur le smartphone, la télévision, les jeux vidéo ou l’ordinateur’”.

Sur PIX, l’outil de validation des compétences numériques, on trouve une vignette clinique qui renvoie au trouble du jeu vidéo, alors que le site parle de cyberaddiction (qui n’existe pas plus que l’addiction aux écrans):

“Depuis plus d’un an, Sheila passe plusieurs heures par jour à jouer en ligne à son jeu préféré. Elle dort peu la nuit. elle s’endort parfois en classe et elle n’a plus de temps pour ses amis et ses autres passion”.

De leur côté, l’école des réseaux sociaux, dans leur ressource pour parents et éducateurs, se livrent à un inventaire à la Prévert où s’enchaînent des problématiques diverses sans contextualisation ni explication.

Ces approches montrent deux limites :

  • D’une part, elles négligent la relation bidirectionnelle aux médias en se focalisant sur le lien entre temps passé et usages problématiques ;
  • De l’autre, en négligeant les variables individuelles, elles font peser la charge sur les technologies. Si effectivement, la recherche scientifique trouve un lien entre des problèmes et les outils numériques, cela ne signifie pas que la technologie en soit la cause.

Être au clair avec les effets supposés est important en éducation au numérique et aux médias. A l’heure actuelle, si l’on se base sur les ressources citées, nous sommes au niveau zéro, c’est-à-dire une vague sensibilisation qui mis a part interpeller et orienter vers de fausses pistes qui ne contextualisent rien, n’expliquent rien, et pire vont à l’encontre de la recherche scientifique.

Cet article propose alors de passer en revue quelques aspects soulevés par la recherche afin de déterminer des axes de travail qui soient cohérents et judicieux pour les médiateurs, conseillers et autres éducateurs intervenant sur le sujet.

Technologies persuasives

Lorsqu’on recherche les articles sur les technologies persuasives dans le moteur de recherche Pubmed, la grosse majorité des articles concerne l’utilisation de ces technologies pour la prévention, l’observance ou la modification des comportements en e-santé. Il faut attendre la 72ème entrée pour trouver un article concernant les effets des “nouveaux écrans” sur les fonctions cognitives des enfants. Cet article est signé Eric Osika (2021) membre du Collectif surexposition aux écrans (CoSE), collectif bien connu pour son militantisme anti-écran. Dans son article, il fait allusion aux applications aux effets “captivants” qu’il associe au design persuasif et aux dark patterns. Là où le bât blesse, c’est que le seul élément de preuve qu’il apporte, reprend une rhétorique bien rodée (ici et ), c’est-à-dire un article théorique de B.J. Fogg (2002) intitulé : Les “technologies persuasives : utiliser les ordinateurs pour changer ce que nous pensons et faisons”. Ce qui en fait ne prouve rien en termes de médias addictifs ou addictogènes…

Capture d’écran du site les bons clics

Doomscrolling

Les recherches d’articles sur le doomscrolling, problématique récente, qui désigne un temps d’écran excessif consacré à la consommation de nouvelles négatives, peuvent être sources d’enseignement. Si cette pratique problématique nécessite qu’on l’étudie (Sharma et al., 2022), pour l’instant, le doomscrolling n’a que trois entrées dans Pubmed, toutes en lien avec la pandémie de Covid19. Pour Price et ses collègues (2022) la consultation régulière des médias sociaux liés à la pandémie est associée à une augmentation de la psychopathologie chez les personnes présentant des vulnérabilités existantes ; pour Anand et ses collaborateurs (2022) le doomscrolling est en lien avec des biais cognitifs ainsi que de mauvaises capacités de régulation des affects ; Pour Buchanan et son équipe (2021) toutes les expositions aux médias sociaux ne sont pas préjudiciables au bien-être. Aucun des trois articles ne fait allusion aux technologies persuasives et tous suggèrent des variations individuelles, sauf en ce qui concerne les biais cognitifs.

De leur côté, toujours en étudiant les effets des confinements sur les usages excessifs (Koós et al., 2022) estiment que les personnes qui n’avaient aucun problème antérieur de comportements addictifs avec les médias sociaux, les jeux vidéo et les jeux d’argent n’auraient pas développé de problème, et celles qui avaient un problème auparavant n’auraient pas connu d’augmentation significative de leurs symptômes.

Biais attentionnel

Le biais attentionnel correspond au traitement prioritaire des stimulis liés à la dépendance, c’est-à-dire qu’un consommateur de tabac aura tendance à accorder davantage d’importance aux objets en rapport avec tabac. Dans une revue de la littérature qui s’intéresse aux addictions avec ou sans substance, y compris le jeu d’argent et les machines à sous, Anselme & Robinson (2020) confirment le rôle du biais attentionnel. Ainsi, les joueurs problématiques verraient leur attention davantage captées par les signes de jeu (sons, lumières, contextes) et ces signes seraient susceptibles de “brouiller” la prise de décision de tous les joueurs, notamment chez les adolescents qui jouent aux jeux vidéo. Cependant dans leur conclusion, les chercheurs avancent la nécessité de mieux comprendre les prédispositions individuelles.

Concernant les médias sociaux, une équipe de chercheurs (Thomson et al., 2021) a mis en place un dispositif expérimental pour vérifier l’existence d’un biais attentionnel chez les utilisateurs de Facebook, Twitter, et Instagram. Les chercheurs n’ont trouvé aucun effet de ce type. Même les gros utilisateurs ne voient pas leur attention significativement captée par les icônes des applications lorsqu’on leur demande d’effectuer une autre tâche (rechercher Siri ou appareil photo). Auparavant, une autre étude (Nikolaidou et al., 2019) avait mis en évidence la présence de ce biais attentionnel. Cependant, ils avaient mis en rapport les icônes des réseaux sociaux avec des images de contrôle. Le dispositif expérimental ressemblait moins à une situation d’utilisation du smartphone que chez Thomson et al.

Capture d’écran du site Pix.fr

Motivation par l’incertitude

Concernant la motivation par l’incertitude ou récompense aléatoire, souvent associée à la libération de dopamine, Anselme et Robinson (2020) relèvent que chez les joueurs pathologiques aux jeux d’argent, le taux de dopamine est généralement bas par rapport aux joueurs occasionnels, ce qui laisse entendre que le jeu pathologique ne proviendrait pas tant de la stimulation de leurs neurones dopaminergiques, que de leur faible taux de cortisol mesuré dans la salive. Le cortisol pour les deux chercheurs agit comme un signal d’alarme pour arrêter une activité aux conséquences potentiellement négatives.

L’illustration la plus représentative de la motivation par l’incertitude se retrouve dans les jeux vidéo avec les Loot Boxes ou boîtes à butin (Cerulli-Harms et al., 2020). Des chercheurs ont étudié les brevets déposés par les éditeurs de jeu, afin de déterminer les implications psychologiques et cliniques des caractéristiques de conception de jeu (King et al., 2019). De leur analyse, il ressort que la plupart des brevets décrivent des systèmes sophistiqués qui impliquent la collecte de données et d’analyses sur les joueurs pour présenter des offres personnalisées ou des opportunités d’achat. La collecte et l’analyse de ces données offre la possibilité de modifier l’expérience de jeu. Les auteurs constatent également une asymétrie de l’information, c’est-à-dire que le système de jeu possède beaucoup plus d’information sur le joueur que le joueur n’en possède sur le système, ce qui pose des questions éthiques en termes de protection des consommateurs. D’un point de vue psychologique, les problèmes éventuels concerneraient les joueurs qui ne sont pas en mesure de différer la gratification, notamment les plus jeunes.

#FunFact : et si l’enfer était encore et toujours l’autre ?

Une équipe de chercheurs a étudié les processus neurocognitifs sous-tendus par la viralité de l’information (Scholz et al., 2017). Pour ce faire, ils ont examiné l’activité cérébrale de sujets exposés à des articles concernant la santé. Ils concluent que les zones du cerveau qui s’activent renvoient aux fonctions essentielles du partage, à savoir exprimer des aspects de nous-mêmes et renforcer nos liens sociaux.

De leur côté, deux chercheurs (Baruh & Cemalcılar, 2015) ont étudié comment les utilisateurs de Twitter réagissent au partage d’informations intimes. Leurs analyses indiquent que les internautes exposés à des informations très intimes accordent plus d’attention à ces informations, mais sont moins disposés à poursuivre une socialisation plus poussée avec le propriétaire de la page.

Pour ce qui concerne les discussions politiques, la recherche de Bor & Petersen (2022) suggère que l’hostilité provient du fait que les protagonistes sont passionnés et plus enclins à être agressifs en ligne comme hors ligne. Pour les chercheurs, il semblerait également que leur comportement soit plus visible sur les réseaux sociaux.

Pour finir, Satchell et ses collègues (2021) ont montré, dans une recherche qu’ils qualifient de satirique, l’existence d’une addiction aux amis hors ligne, en reformulant les éléments des échelles d’utilisation problématique d’Internet par “passer du temps avec des amis”.

Asymétrie informationnelle et compétences psychosociales

On ne peut pas nier la mise en place de stratégies qui visent à modifier le comportement du joueur de jeu vidéo ou de l’internaute. Ces stratégies sont par ailleurs mieux documentées pour les jeux vidéo que pour les médias sociaux. Cependant, il est difficile de mesurer l’impact de ces dispositifs sur les usages problématiques, puisque les impacts négatifs sont plurifactoriels et qu’il est nécessaire de considérer les caractéristiques individuelles, si bien que mis à part l’âge du joueur, il n’est pas évident de dresser un profil de l’internaute ou du joueur à risque. Nous serions donc plutôt sur des questions éthiques et de protection des consommateurs que sur des questions de santé publique directes.

S’il est nécessaire d’informer les consommateurs sur le fonctionnement des technologies qu’ils utilisent, en l’état actuel de la recherche, il semble judicieux de privilégier une éducation plutôt qu’une démarche préventive qui a comme effet indirect de médicaliser des activités de loisir. Par ailleurs, l’approche par les mécanismes de récompense du cerveau et du rôle de la dopamine ne semble pas justifiée. Mieux vaut alors favoriser la compréhension des dispositifs technologiques et de la manière dont ils peuvent leurrer notre cognition. En médiation numérique, l’asymétrie informationnelle semble une bonne entrée en matière. Permettre le renforcement des compétences psychosociales est également une piste de travail intéressante, mais ce n’est pas du ressort de la profession.

Bibliographie

Anand, N., Sharma, M. K., Thakur, P. C., Mondal, I., Sahu, M., Singh, P., J, A. S., Kande, J. S., Ms, N., & Singh, R. (2022). Doomsurfing and doomscrolling mediate psychological distress in COVID-19 lockdown : Implications for awareness of cognitive biases. Perspectives in Psychiatric Care, 58(1), 170‑172.

Anselme, P., & Robinson, M. J. F. (2020). From sign-tracking to attentional bias : Implications for gambling and substance use disorders. Progress in Neuro-Psychopharmacology & Biological Psychiatry, 99, 109861.

Baruh, L., & Cemalcılar, Z. (2015). Rubbernecking Effect of Intimate Information on Twitter : When Getting Attention Works Against Interpersonal Attraction. Cyberpsychology, Behavior and Social Networking, 18(9), 506‑513.

Bor, A., & Petersen, M. B. (2022). The Psychology of Online Political Hostility : A Comprehensive, Cross-National Test of the Mismatch Hypothesis. American Political Science Review, 116(1), 1‑18.

Buchanan, K., Aknin, L. B., Lotun, S., & Sandstrom, G. M. (2021). Brief exposure to social media during the COVID-19 pandemic : Doom-scrolling has negative emotional consequences, but kindness-scrolling does not. PloS One, 16(10), e0257728.

Cerulli-Harms, Annette, Münsch, Marlène, Thorun, Christian, Michaelsen, Frijthof, & Hausemer, Pierre. (s. d.). Loot boxes in online games and their effect on consumers, in particular young consumers — Think Tank. Consulté 31 juillet 2020, à l’adresse https://www.europarl.europa.eu/thinktank/en/document.html?reference=IPOL_STU(2020)652727

Fogg, B. J. (2002). Persuasive technology : Using computers to change what we think and do. Ubiquity, 2002(December), 5:2.

King, D. L., Delfabbro, P. H., Gainsbury, S. M., Dreier, M., Greer, N., & Billieux, J. (2019). Unfair play? Video games as exploitative monetized services: An examination of game patents from a consumer protection perspective. Computers in Human Behavior, 101, 131‑143.

Koós, M., Demetrovics, Z., Griffiths, M. D., & Bőthe, B. (2022). No Significant Changes in Addictive and Problematic Behaviors During the COVID-19 Pandemic and Related Lockdowns : A Three-Wave Longitudinal Study. Frontiers in Psychology, 13.

Nikolaidou, M., Fraser, D. S., & Hinvest, N. (2019). Attentional bias in Internet users with problematic use of social networking sites. Journal of Behavioral Addictions, 8(4), 733‑742.

Osika, E. (2021). The negative effects of new screens on the cognitive functions of young children require new recommendations. Italian Journal of Pediatrics, 47, 223.

Price, M., Legrand, A. C., Brier, Z. M. F., van Stolk-Cooke, K., Peck, K., Dodds, P. S., Danforth, C. M., & Adams, Z. W. (2022). Doomscrolling during COVID-19 : The negative association between daily social and traditional media consumption and mental health symptoms during the COVID-19 pandemic. Psychological Trauma: Theory, Research, Practice and Policy.

Satchell, L. P., Fido, D., Harper, C. A., Shaw, H., Davidson, B., Ellis, D. A., Hart, C. M., Jalil, R., Bartoli, A. J., Kaye, L. K., Lancaster, G. L. J., & Pavetich, M. (2021). Development of an Offline-Friend Addiction Questionnaire (O-FAQ) : Are most people really social addicts? Behavior Research Methods, 53(3), 1097‑1106.

Scholz, C., Baek, E. C., O’Donnell, M. B., Kim, H. S., Cappella, J. N., & Falk, E. B. (2017). A neural model of valuation and information virality. Proceedings of the National Academy of Sciences, 114(11), 2881‑2886.

Sharma, B., Lee, S. S., & Johnson, B. K. (2022). The Dark at the End of the Tunnel : Doomscrolling on Social Media Newsfeeds. Technology, Mind, and Behavior, 3(1: Spring 2022).

Thomson, K., Hunter, S. C., Butler, S. H., & Robertson, D. J. (2021). Social media ‘addiction’ : The absence of an attentional bias to social media stimuli. Journal of Behavioral Addictions, 10(2), 302‑313.

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Vincent Bernard

Stories du médiateur de à Bornynuzz où il est question de numérique, d’éducatif, de socioculturel et tout ça…