Qu’est-ce qu’un réseau social éthique ? Si tant est que cela existe…

Vincent Bernard
8 min readMay 11, 2024

--

Le rapport de la commission d’experts sur l’exposition des jeunes aux écrans propose l’utilisation de réseaux sociaux éthiques pour les jeunes de 15 à 18 ans, avec un âge minimal de 18 ans pour les réseaux sociaux traditionnels. Ces plateformes devraient respecter des normes pour minimiser les effets négatifs sur les utilisateurs, en évitant les “dark patterns” et autres “design addictifs”. Des exemples de réseaux sociaux éthiques cités incluent BlueSky et Mastodon. Ce billet fait suite à un billet sur la commission écrans au sujet de l’économie de l’attention ; ainsi qu’à un autre sur la tentative avortée de TikTok de rémunérer ses utilisateurs. Son objectif est de montrer qu’une architecture technique ou un design éthique ne pourra jamais se substituer à une acculturation par la pratique.

Réalisé avec Midjourney

Qu’est ce qu’un réseau social ?

Le sociologue Dominique Cardon (2019) considère les réseaux sociaux comme des formes d’organisation de la vie collective, soulignant leur importance fondamentale dans les interactions humaines. L’avènement des premiers réseaux sociaux numériques en 2003 a marqué un tournant décisif dans l’histoire du web, démocratisant largement son utilisation. Il identifie deux caractéristiques principales des réseaux sociaux numériques : la présence d’une page personnelle pour chaque utilisateur et la possibilité de s’abonner à d’autres utilisateurs pour interagir.

Olivier Ertzscheid (2017), chercheur en sciences de l’information et de la communication, enrichit cette définition en distinguant les réseaux sociaux des moteurs de recherche. Il souligne que contrairement aux moteurs de recherche, les réseaux sociaux présentent des contenus que les utilisateurs n’ont pas explicitement demandés. De plus, il met en évidence le rôle crucial de la personne qui partage l’information, finalement aussi importante que l’information elle-même, ce qui contribue à la formation des fameuses bulles de filtre (Pariser, 2011) et à l’importance de l’e-réputation. Ertzscheid insiste également sur le fait que les médias sociaux ont un intérêt à promouvoir des contenus émotionnels et clivants pour susciter des réactions, manipulés par des algorithmes éditorialisant le contenu.

En revanche, selon la chercheuse danah boyd (2016), cette hiérarchisation des contenus est nécessaire pour rendre l’expérience de navigation supportable, sans elle les internautes se lasseraient et décrocheraient. Elle soutient également que si les concepteurs utilisent diverses techniques pour capter l’attention, les utilisateurs eux-mêmes exploitent ces mêmes technologies pour attirer l’attention de leurs pairs. Ils choisissent de partager du contenu susceptible d’intéresser, qu’il soit bénéfique ou néfaste. Ainsi, dans cet écosystème, la captation de l’attention est cruciale tant pour des gains personnels que financiers, de la part des plateformes comme des utilisateurs.

Phénomènes sociaux et culturels.

Selon Fred Turner (2012), également chercheur en sciences de l’information et de la communication, dès 1985, l’émergence spontanée d’un système d’influence et de réputation sur The Well (Whole Earth ‘Lectronic Link), l’une des premières communautés en ligne, a été observée, sans recourir à des outils techniques.

Les guerres des Miaou-Miaou (Meow Wars), l’Éternel Septembre (Eternal September), et la création de la Netiquette offrent également un aperçu de l’évolution de la culture numérique et des défis auxquels les communautés en ligne ont été confrontées.

Les Meaw Wars sont réputées comme étant les premiers raids numériques (ou flaming) qui ont éclaté sur Usenet entre 1996 et 1998. Les participants, surnommés les “Meowers”, ont inondé les groupes de discussion de messages sans queue ni tête pour perturber les échanges. Ils ont débuté dans un groupe appelé “alt.tv.beavis-n-butthead” avant de se répandre dans d’autres. Des contre-mesures ont été prises pour limiter leurs actions, comme les exclure des fournisseurs de services Internet ou utiliser des filtres pour bloquer leurs messages, intronisant dans la foulée le solutionnisme technologique (Morozov, 2014).

L’Éternel Septembre fait référence à un phénomène similaire sur Usenet, où l’arrivée massive de nouveaux étudiants à chaque rentrée scolaire perturbait les communautés en ligne établies, rendant difficile le maintien de la qualité des échanges. Lorsque le flux des nouveaux arrivants est devenu constant, un utilisateur a plaisanté en disant “c’est comme si c’était toujours septembre”.

C’est dans ce contexte que la netiquette, ou étiquette en ligne, est née. Elle représente un ensemble de règles informelles, proposées par les membres, visant à guider le comportement des utilisateurs. La netiquette inclut des directives sur la politesse, le respect des autres utilisateurs et l’acceptation des différences d’opinions. Sa création a été une réponse à l’Éternel Septembre, visant à établir des normes de comportement pour aider les nouveaux utilisateurs à s’intégrer dans les communautés en ligne existantes. Autrement dit, l’utilisation d’Internet nécessite une acculturation.

Il n’y a pas que le design dans la vie

Selon Pascal Plantard (2014), l’anthropologie des usages des technologies numériques peut être comprise à travers trois processus qu’il a baptisés les “3 B” : Braconnage, Bricolage et Butinage. Le braconnage représente une forme d’intelligence collective pratique qui permet de tisser des liens avec les autres et de transformer l’organisation ainsi que les interactions sociales ; le bricolage consiste à tirer parti des ressources disponibles pour accomplir diverses tâches dans un cadre instrumental défini, avec un ensemble limité d’outils et de matériaux ; quant au butinage, il renvoie à la créativité, à l’intuition et aux émotions. Ces trois processus sont fondamentaux pour appréhender comment les individus interagissent avec les technologies numériques et comment ces interactions influent sur leurs expériences et leurs pratiques.

De son côté, Katie Davis (2023) explore la manière dont la conception des plateformes et l’interaction des utilisateurs façonnent les cultures émergentes sur les réseaux sociaux. Elle propose trois niveaux d’analyse : les fonctionnalités, les pratiques et la culture. Cette approche met en évidence l’importance de prendre en compte à la fois la conception des plateformes et les caractéristiques individuelles des utilisateurs pour comprendre leurs expériences sur les réseaux sociaux.

En d’autres termes, comprendre l’usage des réseaux sociaux implique de reconnaître le pouvoir et l’initiative des individus dans leur interaction avec ces plateformes. Plutôt que d’être de simples consommateurs passifs, les utilisateurs des réseaux sociaux exercent une forme d’agentivité en choisissant comment ils interagissent avec les fonctionnalités disponibles, en créant et en partageant du contenu, et en participant à la construction des cultures en ligne. Cette perspective met en lumière le rôle actif des individus dans la manière dont ils naviguent, contribuent et s’engagent avec les réseaux sociaux, au-delà d’être simplement influencés par la conception des plateformes ou les normes sociales en ligne.

Qu’est-ce qu’un réseau social éthique ?

Un réseau social éthique serait une plateforme qui s’engage à respecter certaines normes afin de minimiser les effets négatifs sur ses utilisateurs. Ci-dessous quelques illustrations :

Décentralisation

Les réseaux sociaux éthiques favorisent la décentralisation pour éviter d’être contrôlés par une seule entité ou entreprise. La décentralisation s’accompagne généralement d’une interopérabilité, permettant à différents systèmes de communiquer entre eux. Par exemple, Mastodon et Diaspora sont des réseaux sociaux décentralisés, bien que Bluesky et Threads soient interopérables avec le Fediverse, mais pas entièrement décentralisés puisqu’on ne peut pas auto-héberger son instance. La liberté de choix, essentielle à un réseau social éthique, est compromise lorsque les utilisateurs ne peuvent pas héberger leur propre instance sur leur propre serveur.

Protection de la vie privée

La collecte de données personnelles est au cœur du modèle économique des réseaux sociaux, que ce soit pour le profilage publicitaire ou la revente des données. Seul l’hébergement d’une instance sur son propre serveur peut garantir la protection de la vie privée, à condition toutefois de prendre les mesures nécessaires en matière de cybersécurité. Il est à noter que de plus en plus de réseaux centralisés proposent des formules d’abonnement pour garantir le respect des données personnelles, mais cela pose des problèmes en matière de conformité au RGPD.

Modération responsable

Les réseaux sociaux décentralisés et l’interopérabilité des données favorisent des communautés de taille restreinte pour encourager la responsabilité collective dans la modération. Les administrateurs de chaque instance peuvent choisir les instances auxquelles ils se connectent, permettant ainsi d’isoler les instances toxiques ou illicites. Cette approche introduit une responsabilité collective dans la modération, favorisant un “vivre ensemble en ligne” plus respectueux.

Dark patterns

Les réseaux sociaux éthiques évitent les Dark patterns, comme le défilement infini, qui sont considérés comme des designs prédateurs ou addictifs. Cependant, bien plus que l’interminable défilement de posts, ces pratiques sont critiquées car elles manipulent l’agencement des publications pour susciter des émotions et favoriser l’engagement. Cependant, supprimer ces pratiques peut rendre l’expérience de navigation monotone et engendrer un décrochage.

Communs numériques

Les réseaux sociaux éthiques encouragent les communs numériques, qui sont des ressources en ligne accessibles à tous et créées de manière collaborative. Cela peut inclure des logiciels libres, des bases de données partagées, des contenus sous licence libre, etc. Bien entendu, le code source de la platerforme est lui-même accessible.

Chiffrement de la communication

Enfin, les réseaux sociaux éthiques intègrent le chiffrement des communications privées pour garantir la confidentialité des échanges. Cette fonctionnalité est essentielle, surtout dans un contexte où le chiffrement est souvent associé à des comportements clandestins. À noter que Mastodon qui coche pourtant toutes cases ne propose pas cette fonctionnalité, ce qui signifie que l’administrateur du réseau social peut accéder aux conversations privés.

Conclusion

Un réseau social se dit éthique lorsqu’il respecte certains critères. Cependant, se proclamer éthique ne suffit pas à un réseau social pour réellement l’être. Pour qu’une plateforme soit considérée comme éthique, elle doit répondre à des exigences techniques, juridiques, collaboratives et trouver un modèle économique viable.

Sur ce point, la commission écrans utilise une notion qu’elle ne maîtrise pas entièrement pour justifier des interdictions. Ces dernières sont d’autant plus étonnantes que la vie en ligne a toujours été parsemée de défis, et que l’acquisition de savoir-faire et savoir-être sont réalisées par l’expérimentation, les échanges entre pairs, et l’apprentissage par essais et erreurs.

L’éducation aux médias et à l’information nécessite une pratique continue, une immersion dans les environnements numériques, que des enseignements formels ou des certifications ne pourront jamais remplacer, même dans un contexte idéal. Autrement dit, il est essentiel de permettre aux jeunes de naviguer, d’explorer et d’apprendre à travers le butinage, le bricolage et le braconnage en ligne, tout en veillant à être présents pour les guider et les soutenir dans leurs expériences.

Bibliographie

Boyd, Danah. (2016). C’est compliqué : Les vies numériques des adolescents. C & F éditions.

Cardon, D. (2019). Culture numérique. Presses de science Po.

Davis, K. (2023). Technology’s Child. Digital Media’s Role in the Ages and Stages of Growing Up. The MIT Press.

Ertzscheid, O. (2017). L’appétit des géants. Pouvoir des algorithmes, ambitions des plateformes. C & F éditions.

Morozov, E. (2014). Pour tout résoudre cliquez ici. FYP éditions.

Pariser, Eli. (2011). The Filter Bubble. What the Internet is Hiding from You. The Penguin Press.

Plantard, P. (2014). Anthropologie des usages du numérique [Thesis, Université de Nantes]. https://shs.hal.science/tel-01164360

Turner, F. (2012). Aux sources de l’utopie numérique : De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence. C & F éditions.

--

--

Vincent Bernard

Stories du médiateur de à Bornynuzz où il est question de numérique, d’éducatif, de socioculturel et tout ça…