Arnault, Bezos, Musk : inspirateurs ou aspirateurs ?

Thomas Beaufils
5 min readSep 6, 2023

Il est plus que probable que vous en ayez entendu parler, de ce geste solidaire de Bernard Arnault. C’est normal, c’était fait pour. Un exercice de communication pur et simple. Je sais en reconnaître un quand je l’ai sous le nez.

Pas besoin de bosser dans le milieu de la comm comme votre serviteur pour s’en rendre compte, me direz-vous. Et pour autant, ils sont nombreux à tomber dans le panneau, sur LinkedIn — l’antre des entrepreneurs en quête d’entre-soi, déjà évoqué dans un post précédent — ainsi que sur Twitter/X, ce qui surprend encore moins puisque le réseau est désormais la propriété d’un libertarien. Tombent-ils d’ailleurs vraiment dans le panneau, ces heureux soutiens de notre Bernard national ? Ou bien profitent-ils de l’opération pour simplement crier encore une fois au monde leur détestation viscérale de la sphère étatique et publique et de ses terrifiants impôts, au profit de la libre initiative individuelle, évidemment toujours guidée par le bon sens et la justice ? Des libertariens, donc.

Les faits sont pourtant simples. Le don de 10 millions réalisé par Bernard, à l’aune de sa fortune de plus de 200 milliards d’euros, correspond à un don ponctuel d’une dizaine d’euros sur la base du patrimoine médian français, à hauteur de 177 000€ selon l’INSEE. 10€. Sort-on les caméras quand un autre Bernard, anonyme, sort de sa poche 10 balles pour les donner à SOS Médecins ? Et encore : la défiscalisation permettrait au boss de LVMH de ne payer que 3.3 millions de sa poche. Du fait des (gigantesques) avantages fiscaux octroyés à Arnault au nom de la fondation Vuitton, il ne pourra pas bénéficier de cette défiscalisation ; ce qui lui donne l’occasion de remettre une couche sur sa bienveillance financière toute opportuniste. Et par ailleurs : comme le rappelle Anticor, ce ne sont pas moins de 47,1 millions d’euros par an en moyenne que le groupe LVMH ne paye pas en impôts sur les sociétés grâce à diverses combines.

Alors c’est vrai : Bernard A. a déjà donné 20 fois plus pour sauver Notre Dame, et 150 millions pour soutenir l’effort des JO. Au-delà du ratio “protection de la pierre” 20 fois plus important que celui de la “protection des pauvres”, rappelons le plus important : Bernard n’a payé en 2022 que l’équivalent de moins de 14% d’impôts sur la totalité de ses revenus — 18 % sur ses résultats directs et 12,8 % sur ses dividendes — ce qui équivaut à ce qui est appliqué à un couple sans enfant gagnant 150 000€ par an. Je vous avoue que savoir que l’homme le plus riche du monde (par intermittence, certes) paye proportionnellement moins d’impôts qu’une grande partie de français, y compris moi-même, me pose quelques questions. Non pas que payer des impôts me dérange à titre personnel, notez le bien, et bien au contraire : j’estime que payer des impôts est une chance et un honneur permettant de participer pleinement à la bonne marche du pays qui est le mien.

Il y a en tout cas une chose que les tenants de la détestation de l’état, et des prélèvements qu’il doit réaliser pour financer ses services, oublient avec délectation : tous les entrepreneurs de notre pays, et tous les grands libertariens devant l’éternel, bénéficient de ces susmentionnés services. Sans doute bien plus que les pauvres, d’ailleurs, car eux savent jongler avec les affres de la bureaucratie — ou plutôt peuvent payer des gens pour s’en occuper. La protection en cas de faillite, la séparation des biens, des aides massives aux structures qui lancent leurs activités dans de nombreux domaines, le financement de nombreuses aides aux recrutements, la couverture des problèmes de santé de leurs employés, etc. Comme Bernard Arnault, les grands entrepreneurs ne sont qu’une façade, un prête nom qui fait oublier les nombreuses aides dont ils ont bénéficié au cours de leur carrière à succès, qu’elles soient étatiques, associatives, individuelles en tant que salariés ou prestataires. “Bernard Arnault a créé des milliers d’emplois”. C’est vrai. Mais cela justifie-t-il qu’il soit aussi monstrueusement riche et surtout qu’il ne renvoie pas l’ascenseur à une hauteur adaptée à ses gigantesques moyens, comme tous les Français doivent le faire ? Car Bernard Arnault est aussi riche GRACE à ses milliers d’employés, et à l’Etat Français, qu’il menace pourtant régulièrement d’un changement de localisation du siège social de LVMH. Ces gigas entrepreneurs ne seraient-ils pas alors des aspirateurs plutôt que des inspirateurs ?

C’est à mon humble avis le cas pour certains en France, et sans aucun doute bien plus encore au pays des entrepreneurs stars, les Etats-Unis, comme le démontre avec talent Anthony Galluzzo dans son ouvrage “Le Mythe de l’Entrepreneur — Défaire l’imaginaire de la Silicon Valley”, que je vous conseille et qui risque de déplaire aux adorateurs du gourou Jobs. Ce parallèle est d’autant plus pertinent que les US sont le laboratoire du libertarianisme, de la liberté poussée à outrance, quelles qu’en soient les conséquences. L’état n’y aide plus les plus pauvres, les étudiants sans capital, les personnes sous addictions, ceux qui n’ont plus rien depuis les subprimes, les personnes en détresse psychologique… et cela depuis bien longtemps. Ceux qui connaissent la politique US savent que Reagan a été un terrible boucher pour les plus pauvres et les plus fragiles de son pays. Il suffit de se balader dans le downtown de n’importe quelle grande ville étatsunienne pour s’en convaincre.

Pour rester de l’autre côté de l’Atlantique, Bernard Arnault qui donne aux pauvres en ne payant pas les impôts qu’il doit, n’est-ce pas un peu comme Bezos qui créé son Earth Fund d’un milliard de $ tout en envoyant des touristes dans l’espace et en ne changeant rien au modèle mortifère d’Amazon ? Si je ne nie pas l’utilité des entrepreneurs dans le système économique, ils devraient être envisagés comme une pièce du puzzle, pas comme ceux qui décident de la place de l’ensemble des pièces.

J’irai même plus loin, oui c’est osé : saviez-vous que les premières campagnes contre la pollution individuelle ont été financées par les pétroliers et par Coca Cola, une façon de faire passer la responsabilité de la pollution sur les individus plutôt que sur les corporations ? En préférant ce don ponctuel et médiatisé à un taux d’imposition normal au vu de sa richesse, Bernard Arnault valide la délégation de l’aide aux plus pauvres à des associations tout en refusant de prendre ses responsabilités de citoyen en payant l’impôt qu’il doit, le tout avec tambour et trompettes.

Qu’un homme riche à milliards daigne cracher un ticket resto à sa mesure aux pauvres de notre pays, des pauvres que l’état n’a plus les moyens de soutenir, est un symbole particulièrement dur à encaisser. Surtout quand on voit des centaines de réactions enthousiastes à ce “geste” pas du tout intéressé.

N’oublions jamais que pour Coluche, les Restos du Cœur devaient être une solution provisoire en réponse à une période de crise. Pas un mouvement perpétuel servant à corriger les manquements de l’état pour aider ses plus pauvres. Voilà où nous mène la vision des Bezos, Musk, Arnault et consorts, et dont se félicite notre actuel gouvernement : les riches n’ont jamais été aussi riches, les pauvres s’enfoncent plus vite que jamais dans la précarité, et nous devrions applaudir quand les premiers lancent une pièce aux seconds.

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Thomas Beaufils

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