Emmanuel Macron : Président de LinkedIn ?

Le “marcheur” est plus que jamais le patron d’une “start-up nation” fantasmée, qu’il aime à voir “disruptée”. Il n’aura en tout cas jamais été le Président de tous les Français, et ne s’intéresse pas vraiment à ce qu’est une démocratie.

Thomas Beaufils
12 min readJun 25, 2024
Crédits photo : Matthieu Stefani / Génération Do It Yourself

Depuis l’annonce de la dissolution de l’AN, c’est la foire sur LinkedIn. Il n’y a rien de surprenant à voir sur ce réseau particulier une majorité de soutiens Macronistes, quand à l’inverse le Macronisme apparaît désormais pleinement minoritaire à l’échelle de la réalité du pays. Car le Emmanuel Macron “entrepreneur” ou “patron de startup”, profil si LinkedIn-compatible, est de retour en force. Il n’est d’ailleurs jamais vraiment parti. Pour ce qui est de LinkedIn, j’en ai déjà parlé par le passé : l’article que vous lirez ici pourra donc être considéré comme la suite logique de cet autre post.

Un rappel, pour commencer : il y a 7 ans maintenant, Emmanuel Macron avait fait de son ambition de transformer la France en “nation de start-ups” un de ses principaux axes de campagne. Cela était devenu également, assez rapidement, une des principales moqueries à propos du nouveau Président des Français. On parlait bien alors d’une moquerie assez inoffensive. Tout le paysage médiatique et politique regardait le “jeune prodige” avec une forme de curiosité, voire de tendresse. Casser le clivage gauche-droite ? Cela était tentant pour beaucoup d’électeurs, bassinés par les duels RPR et assimilés, face aux socialistes et assimilés. Et cela excitait tous les éditorialistes de France, bien promptes à adopter un nouveau venu quand il parle comme eux.

Il faut dire que le mouvement “En Marche” avait tout de la start-up de la tech. Construit autour de l’image quasi-entrepreneuriale d’un homme vigoureux et charismatique, même si au CV politique vierge. “En Marche”, initiales d’Emmanuel Macron, faut-il le rappeler. Un culte de la personnalité central dans le Macronisme, un “courant politique” qui peinait déjà et peine toujours à être autre chose qu’un espèce de culte du chef 2.0. Cela vous rappelle quelque chose ?

Moi, cela me rappelle beaucoup les cultes qui entourent les entrepreneurs de la tech, à la Steve Jobs ou à la Elon Musk (peut-être parce que la tech est mon domaine d’expertise, domaine que j’écorche régulièrement dans une newsletter). Jobs. Musk. Des entrepreneurs qui n’ont jamais rien créé par eux-mêmes, n’ont rien des “self-made-men” qu’on aimerait nous dépeindre, sont allés piquer des idées à droite et à gauche (!), et n’ont pas de valeurs fondatrices très claires. Si ce n’est celles du profit, des revenus, des intérêts purement économiques. Le privé au-dessus de la chose publique, cela reste relativement attendu quand on est un chef d’entreprise américain, un peu moins quand on dirige une démocratie avec comme ADN l’état-providence. Aux sujets du mythe de l’entrepreneur tech US, je vous conseille la lecture des travaux d’Anthony Galuzzo (dont j’ai déjà parlé ici).

Emmanuel Macron dirige la France comme une entreprise. Or, une entreprise, ce n’est pas une démocratie (dans la vaste majorité des cas). Le patron décide, les autres appliquent. C’est son pognon, après tout. Problème : l’état, ce n’est pas l’entreprise d’Emmanuel Macron. Le pognon qu’il utilise, ce n’est pas le sien, c’est le nôtre. Et pourtant. Cette vision Jupitérienne, ce statut omnipotent de “CEO” (= version anglo-“cool” de directeur général), elle mène à de réels dénis de démocratie. Des dénis que personne auparavant n’avait osé pousser aussi loin, même sous Sarkozy, même lors des pires crises sous De Gaulle. Imposer ses décisions face à la gronde populaire, à coups de 49.3, et miner encore un peu plus la vision que les français ont de cette Cinquième République qui ressemble de plus en plus à une monarchie présidentielle.

Bon, parce qu’en fait, sans grande surprise, Emmanuel Macron était de droite. Le centre, cela n’existe jamais vraiment. Le clivage gauche-droite, lui, existe toujours. Emmanuel Macron est de droite, comme la majorité des “entrepreneurs”. Pourquoi ? Parce qu’ils pensent business, intérêts propres. L’individu prime sur le collectif, on pense économie avant de penser social. Les valeurs ? À quoi bon, il faut déjà avoir les moyens de financer tout cela ; les valeurs, on verra après. Une vision qui ne permet aucune sortie du modèle néolibéral mortifère dans lequel nous nous enfermons depuis des décennies. Un modèle qui montre plus que jamais ses limites sociales et climatiques, mais qu’il ne faut jamais contredire, sous peine d’être traité au mieux de “hippie”, au pire “d’écoterroriste”. Alala, ces sacrés khmers verts d’Harvard. Comme le rappelait un Thomas Porcher un brin provoc’ dans un échange récent face à Dominique Seux des Échos : “à vous écouter, il ne faudrait plus d’élections, il faudrait juste le programme que veulent les éditorialistes économiques et les milieux financiers, c’est-à-dire le programme de Macron, tout le temps. Ce n’est pas ça la démocratie”.

Emmanuel Macron, comme Dominique Seux, est donc de droite, et la démocratie le gêne un peu. Emmanuel sait si bien ce qui est bon pour nous, pourquoi s’encombrer ! Sa vision, son message, c’est : “moi ou le chaos”. Ce qui ne manque pas de rappeler le “there is no alternative” propre à Margaret Thatcher. Ce que l’Europe a connu de plus néolibéral, avec les dégâts que l’on connaît sur la société britannique.

Vous trouvez que j’exagère à mettre tous les entrepreneurs dans le même panier ? Sans doute, j’y reviendrai en fin d’article. Mais écoutez : n’est-ce pas le boss du MEDEF lui-même, Patrick Martin, qui vient de nous sortir en toute sérénité, sur LinkedIn justement, qu’à choisir il préférait le programme du RN à celui du Nouveau Front Populaire ? Hitler plutôt que le Front Populaire”, on connaît la rengaine. La xénophobie, ça ne se chiffre pas facilement d’un point de vue financier, comprenez-le.

Car parlons programme, un peu. Toute la presse française, connue pour son indépendance, est tombée sur le programme du Nouveau Front Populaire. “Irréaliste” voire “dangereux”. Les chars soviétiques aux portes de Paris, là aussi on connaît la rengaine. Ce n’est pas comme si le dit programme était soutenu par nombre d’économistes de premier plan, comme la récente prix Nobel d’économie Esther Duflo. Alors oui, ce programme écrit en quelques jours et qui, contrairement aux programmes RN et Renaissance, a le mérite d’être chiffré précisément, n’est pas parfait. Mais à les écouter, c’est le pire qui puisse arriver à notre pays ! Ou aux riches de notre pays, plutôt ?

Les Échos (Bernard Arnault), BFM (Rodolphe Saadé) et toute la sphère Bolloré, ainsi que dans une moindre mesure, Le Monde (Xavier Niel), semblent convaincus que le NFP au pouvoir, c’est la fin du monde qui nous pend au nez. C’est bien évidemment également le cas du Figaro (Famille Dassault), qui a même publié une incroyable tribune de Nicolas Bouzou, plus lobbyiste qu’économiste, connu pour avoir pris un chèque de la start-up devenue grande, Uber (pour les défendre dans les médias français, au mépris de toute déontologie). Uber, Macron, ça me dit un truc d’ailleurs… Non, vraiment, cette levée de bouclier des grands médias français est surprenante. On ose d’ailleurs à peine imaginer ce qu’aurait dit ce cher Patrick Martin et les éditorialistes économiques si la gauche avait dépensé autant que Bruno Le Maire sur ces sept dernières années.

Maintenant, je vais m’intéresser à une proposition très “start-up” du programme d’Emmanuel Macro… pardon, de Gabriel Attal. Lors de sa conférence de presse de présentation, notre éphémère premier ministre a prononcé la phrase suivante : “nous expérimenterons la semaine en 4 jours, qui permet aux salariés qui ne peuvent pas télétravailler de bénéficier, eux aussi, d’un jour de repos supplémentaire.” Au-delà du fait qu’une semaine de 4 jours sans aménagement du temps de travail ne fait pas beaucoup de sens, et qu’il s’agit là clairement d’une promesse de campagne qui ne sera jamais appliquée, que dire de cette vision : télétravail = repos ?! Je pense que c’est le truc le plus “CEO de start-up” que j’ai lu de ma vie. Ce serait drôle si on ne traversait pas une période si grave. La proposition a d’ailleurs depuis disparue du programme de la “majorité”.

Car voilà, maintenant, on ne rigole plus. À part peut-être les idéologues d’extrême droite, qui eux doivent bien se taper sur la panse de voir toutes leurs obsessions dans la bouche de ces “centristes” de Macronistes. Ben oui, parce qu’entre temps, notre patron de la République Emmanuel Macron s’est érigé en Jupiter, avant de devenir le facilitateur de l’arrivée du RN au pouvoir. Stratégiquement ou involontairement, il serait bien difficile de le savoir. Mais au pied du mur, Emmanuel Macron retrouve ses premiers réflexes, ceux qui nous rappellent qu’il n’est et n’a toujours été qu’un entrepreneur, et ne sera jamais un vrai homme d’état. Rassembler ? Très peu pour lui. Imposer, en seul capitaine dans la tempête, voilà qui lui ressemble plus. 49.3, dissolution décidée en petit “comité d’entreprise”, et mise à mort du débat dès que possible.

Car débattre de ses idées, on ne le pourra pas. Revenant à ses premiers amours, comme pour aller chercher du réconfort auprès de ses derniers fans, Emmanuel Macron va ainsi réaliser sa première prise de parole externe (hors canaux officiels) depuis la dissolution dans un… podcast. Et pas n’importe lequel : le podcast des gens “qui se sont construits par eux-mêmes.” On dirait une mauvaise blague, c’est le cliché du boss de start-up jusqu’à l’extrême... L’image choisie pour illustrer le tout, et qui illustre également le texte que vous avez sous les yeux, m’a fait pouffer de rire. Là encore, rire pour ne pas pleurer. En tout cas, je n’ai pas écouté le podcast, et ne le ferai sans doute pas. Je ne vois pas dans quelle mesure l’auteur d’un podcast appelé “Génération Do It Yourself” va confronter Emmanuel Macron à ses errements politiques. Vous irez vous renseigner si cela vous intéresse, cela devrait se trouver facilement. Sur LinkedIn.

Emmanuel Macron, au final, est resté tout au long de son mandat un “CEO de la France” plus qu’un Président de la République. Avec cette dissolution, il a voulu encore une fois “disrupter” notre pays et ses institutions, comme il a bien souvent voulu disrupter nos relations internationales, en laissant beaucoup de nos alliés circonspects. Sauf qu’on ne disrupte pas une démocratie avec des effets de manche, surtout pas quand l’extrême droite est aux portes du pouvoir. Cette légèreté toute individualiste est la raison principale, pour moi, de la rapidité de la montée de l’extrême droite. Rappelons-le : de 8 députés RN en 2017 à plus de 250 en 2024 ?

Emmanuel Macron n’a aucune boussole morale, et s’enferme de son arrogance et son mépris pour le reste d’entre nous. Un homme politique comme Jacques Chirac, que je ne porte clairement pas dans mon cœur, était lui un réel homme d’état. Il avait des frontières à ne pas dépasser, une droiture très droitière, mais claire a minima, et il connaissait le terrain. La récente prise de parole de Dominique De Villepin montre qu’ils sont encore bien peu à la conserver, cette droiture, à la droite de l’échiquier politique français.

Emmanuel Macron n’est pour moi qu’un individualiste doublé d’un privilégié, comme le sont nombre d’entrepreneurs, inspirés par une vision toute américaine de l’investissement et de l’économie. Nulle surprise alors que de le voir ainsi jouer la démocratie française sur un coup de dés, estimer que voir le RN au pouvoir quelques années pourra “nous servir de leçon”, en substance. Parce que lui, en tant qu’homme, riche, blanc, hétérosexuel, chrétien, valide, ne risque pas grand-chose du RN. Mais que dire de nos concitoyens qui ne cochent pas ne serait-ce qu’une de ces cases ? Je suis un homme, blanc, hétérosexuel, valide, aisé. Pourquoi vois-je, moi, le danger ? Pourquoi je me ronge les sangs depuis 10 jours à imaginer le RN au pouvoir ?

Je vais répondre à cette question en apportant une précision : je réalise dans ce texte une généralisation autour de l’entrepreneuriat, des patrons plus largement. J’en suis bien conscient. Ils ne sont évidemment pas tous individualistes, pas tous de droite néolibérale, n’ont pas tous créé des “start-ups”, ne sont pas tous des “top voices” sur LinkedIn, ne sont pas tous des AI-enthusiasts (qui seront bientôt des machin-enthusiasts quand la bulle de l’intelligence artificielle aura fait “pop”). Le MEDEF n’est pas leur représentant à tous, loin de là. Et ils sont bien entendu un maillage essentiel de la société, en France comme ailleurs.

Plus important, je crois : je suis moi-même le fils d’un patron. Pas au sens d’un adhérent au MEDEF, cela dit. Je suis le fils d’un artisan. Mon père est né dans une famille modeste, et nous a élevé dans la société grâce à son succès économique. Si j’ai suivi la filière scolaire publique jusqu’en Bac+2, il m’a aussi financé des études privées pour obtenir un Master dans la filière qui me plaisait. Je peux tout à fait parler d’ascenseur social me concernant. Mais la différence est là, je crois : mon père et moi, nous n’oublions pas que nous restons des hommes, blancs, hétérosexuels, nés en campagne, certes, mais dans une région dynamique, à moins d’une cinquantaine de kilomètres d’une grande ville, Nantes.

Nous savons tout cela, nous sommes lucides de nos privilèges, et pour autant nous n’oublions pas d’où nous venons. Je suis le petit fils d’un agriculteur et d’un jardinier, mes grands-mères étaient des “femmes au foyer”, mais en fait bien plus que cela. Ma mère était infirmière dans un hôpital psychiatrique public (un métier qui était déjà éprouvant au vu du manque de moyens, que dire aujourd’hui) et s’occupait de nous pendant que, durant notre jeunesse à ma sœur et moi, mon père faisait des semaines de soixante heures. Tous, nous savons l’importance de la sphère publique, parce que nous en avons bénéficié à maintes reprises. Nous savons son état de décrépitude, alors même qu’aujourd’hui nous avons, tous, un niveau de vie bien supérieur à celui qu’avaient mes parents à ma naissance, et que par extension nous n’en avons plus autant besoin. Je suis fier de ma famille pour plein de choses, et notamment pour cette lucidité.

Faut-il que le ou la Président.e de la République ait forcément le même profil que moi ? Certainement pas. Mais qu’il ou elle s’intéresse plus aux humains qu’il ou elle représente, plutôt que de ne les voir que comme des chiffres dans un tableau croisé dynamique, sur des slides Powerpoint ou dans le prochain rapport de McKinsey. Cela restera le meilleur moyen pour éviter l’arrivée de la peste brune à Matignon comme à l’Élysée. Voilà, au fond, pourquoi les pitreries d’Emmanuel Macron à Viva Tech, dans des podcasts “d’entrepreneurs” ou sur LinkedIn ne me font plus rire du tout. Il aurait dû être patron de start-up, pas Président de NOTRE République.

Thomas Beaufils (un profil Linkedin parmi beaucoup d’autres).

PS : je me dois de conclure dans la transparence, même si mon orientation politique apparaît assez nettement dans ces lignes. Emmanuel Macron est pour moi un égoïste primaire, je l’ai dit. Comme Jean-Luc Mélenchon dans un genre tout à fait différent. La République, ce n’est pas eux. C’est nous. Plus exactement, à mes yeux, ce sont ceux qui placent la société et le social au même niveau (voire au-dessus) que les visées purement économiques et financières. Je voterai donc Nouveau Front Populaire. Leur programme n’est pas parfait, et leur composition n’est pas parfaite. Je serai le premier à demander des comptes aux éléments de LFI qui ont fait passer leur petite personne avant le collectif lors de ses législatives, ou qui ont professé des choses plus graves encore. Mais il n’y a à mes yeux personne à part le NFP qui est capable de nous offrir la liberté du débat démocratique : la gauche protéiforme et traversée par des dissensions est par nature portée sur le débat, quand le macronisme n’est qu’un monolithe sans nuance ; sans parler du néant du RN. De même, à mes yeux, seule la gauche peut répondre à la détresse économique et sociale des français qui votent aujourd’hui RN.

Un dernier point, enfin : j’en veux beaucoup plus à une grande partie d’électeurs Macronistes ou LR — les plus privilégiés, ceux qui continuent à voter pour protéger leurs intérêts économiques sans se poser de questions démocratiques — qu’à ce qui reste selon moi la majorité des électeurs RN. À savoir ceux qui votent par désespoir, par misère ou par dépit. Du racisme ? Il y en a, bien sûr. Il existait avant, mais que les outils de Bolloré (Cnews, Zemmour, Ciotti) et les dévoiements du Sarkozisme, de Hollande (on oublie pas la déchéance de nationalité, François) puis, surtout, du Macronisme — Loi Immigration votée avec les voix du RN, outrances de Darmanin, chimère “islamo-gauchiste” de Blanquer, tentative de mettre sur un même pied l’extrême droite et la gauche, etc. — ont aidé à propager ces idées. Cette idée principale, au fond, que tout est de la faute de cet “autre”, l’étranger, et pas des abus économiques du néolibéralisme.

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Thomas Beaufils

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