Le Cyberpunk est mort. Vive le Solarpunk ?

Thomas Beaufils
10 min readNov 21, 2023

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Artwork from Jessica Woulfe

L’un des mots clés de notre époque est indubitablement : anxiété. Imaginer à quoi ressemblera notre avenir est, pour beaucoup, source d’inquiétude, si ce n’est d’effroi. Records de chaleur successifs sur fond de dénégations de la réalité scientifique, montée des fascismes, écarts de richesses renforcés et leurs conséquences multiples, peur d’une perte de contrôle des évolutions technologiques, avec bien sûr la plus convoquée : l’IA. On pourrait encore compléter la recette de ce joyeux cocktail, mais il est déjà chargé.

La Science-Fiction a réalisé son rôle de “prévention” depuis des décennies, pour influencer notre vision de l’avenir. Elle l’a fait parfois avec des conséquences limitées — c’est le cas malheureusement sur l’aspect environnemental, Ursula K. Le Guin ayant fait ce qu’elle a pu — mais parfois très claires : si notre imaginaire associé à l’intelligence artificielle, à la robotique, à la cybercriminalité est autant imprégné de garde-fous, c’est qu’il a été intégralement forgé sur la base de récits d’anticipation. A se demander même si l’on ne rentre pas ici dans le domaine de l’auto-réalisation.

La vision des pseudo-génies qui mènent la tech mondiale aujourd’hui a été très grandement inspirée par la SF. Mais comme Bezos, Zuckerberg ou Musk ont visiblement tous un gros problème de légitimité masculiniste à combler, ils n’en voient que les traits les plus inutiles et consuméristes (mais vous connaissez peut être déjà mon amour pour les grands prophètes de l’entreprenariat). Leurs rêves ? Aller sur Mars le plus vite possible dans la plus grosse fusée possible, pour y créer une société à leur image et en laissant les pauvres derrière (PAN!) ; créer des robots trop forts avec des guns montés dessus (BOOM!) ; couvrir le monde réel d’une couche “augmentée” vachement plus cool avec des pubs projetées sur les murs grâce au métaveeeeers (PAF!). Bref, c’est de la SF pour les nuls, ces gens ont un imaginaire à pleurer, n’épiloguons pas.

Parmi les genres de la SF, il y a le Cyberpunk. Un “sous-genre” particulièrement critique envers les sociétés de contrôle et leur déshumanisation. C’est un genre qui ne se présente plus trop : il a été et reste très populaire. Il est vrai qu’il résonne avec notre époque, avec ses conglomérats internationaux aussi puissants que des états, ses technologies qui nous font perdre nos repères, et ses prédictions climatiques cataclysmiques. Un imaginaire extrêmement sombre, où seuls les néons parviennent à briller dans le noir absolu des bas-fonds du Los Angeles de Blade Runner ou du Night City de Cyberpunk 2077.

Mais je pense que nous sommes arrivés à une limite. Les néons, le cuir, les crêtes roses, les implants, les androïdes… on commence à en souper, et cela devient même un peu ringard. Je sais qu’en tout cas, personnellement, j’en ai un peu ma claque. Pas autant que des superhéros ou des zombies, mais disons que le Cyberpunk complèterait le podium. Mais pourquoi, à part que je n’ai jamais été très cuir ? Peut-être parce que justement les prédictions qu’il porte deviennent très concrètes, mais sans les néons et les trucs cools, juste avec le contrôle et la déshumanisation ? Et surtout : qu’attendre désormais de la création d’anticipation ?

Un genre fait de plus en plus parler depuis quelques années : le Solarpunk. J’ai envie ici de me pencher dessus, car il soulève beaucoup de questions très intéressantes, et pourra avoir des conséquences aussi bien positives que néfastes sur notre avenir, selon la nature des imaginaires qu’il ancre dans nos esprits.

Déjà, le Solarpunk, c’est quoi ? Je cite ce bon vieux Wikipedia, n’en déplaise à Musk : “Le Solarpunk est un mouvement artistique et politique dérivé du cyberpunk qui encourage une vision optimiste de l’avenir à la lumière des préoccupations environnementales actuelles, telles que le changement climatique et la pollution, ainsi que des inégalités sociales.”

Le Solarpunk ouvre donc une fenêtre sur un avenir plus heureux, plus ensoleillé, plus conscient des enjeux environnementaux et sociétaux. Et nous avons besoin d’horizons positifs pour construire un futur désirable. Comment le construire, ce futur désirable, si tout ce que l’on nous sert à longueur de journée dans nos divertissements, ce sont des mondes post-apocalyptiques et des dystopies terrifiantes ? La SF de Papa Asimov est vielle maintenant, et nous ne fait plus vraiment rêver, même si elle nous inspire encore. Il est temps de créer de nouveaux imaginaires, de nouvelles utopies vers lesquelles tendre.

Une image valant parfois 1000 mots, celle servant d’illustration à cet article est sans doute assez représentative de l’imaginaire Solarpunk. Une autre illustration qui fonctionne bien est cette publicité très bien réalisée, dont je vous mets une capture d’écran ci-dessous. Le fait que ce soit une pub est assez cocasse au vu de la suite de ce texte, mais passons.

Le Solarpunk c’est notamment cela : un mariage assez étonnant entre univers bucolique et technologie de pointe. Cela pose beaucoup de questions, convoque des imaginaires normalement opposés, et c’est ce qui est intéressant. Comme une grande majorité d’œuvres d’anticipation, le Solarpunk ne prétend pas lui non plus proposer des solutions clés en main, il ouvre le champ des possibles, crée le débat, centre nos imaginaires sur une vision plus responsable du monde. Plus responsable que, par exemple, la conquête spatiale à tout crin. J’aime bien le “NASApunk” de For All Mankind et Starfield, pas de problème, mais il est bon de respirer quelque chose de différent, et d’un peu plus original accessoirement.

L’imaginaire du Solarpunk peut aussi amener des ressorts scénaristiques puissants, même s’ils diffèrent de ce à quoi on peut attendre habituellement. Primo, un monde plus responsable ne veut pas dire hors de danger : peut être par exemple parce qu’il est devenu responsable trop tard, au hasard… Si l’on va plus loin, le jeu vidéo indépendant essaye d’installer dans le paysage des gameplays n’impliquant pas de constamment tuer, écraser, vaincre — je pense évidemment à Terra Nil, l’un des meilleurs exemples de Solarpunk ces dernières années.

Une boite un peu moins indépendante comme Disney à pu également toucher à ses thématiques dans un de ses derniers films, Avalonia l’Etrange Voyage (Strange World en VO). Un film qui a fait un four sans pareil du fait de son absence totale de promotion, comme si les pontes de Disney avait trouvé le ton un peu trop révolutionnaire in fine, alors qu’il n’est pas bien méchant. Toujours est-il que dans le film, une scène introduit cette notion d’enjeux ludiques n’impliquant pas de détruire son prochain, et un conflit générationnel intéressant en survient. Je vous laisse regarder la vidéo à ce sujet du toujours excellent Pop Culture Detective (dès la 30ème seconde de la vidéo). Repenser notre relation au vivant, voilà un autre défi intéressant pouvant donc être porté sur le plan artistique par le Solarpunk.

Pour autant, le Solarpunk pose aussi question. Il peut tout à fait être relié à une tendance qui m’exaspère grandement ces temps-ci pour l’avoir côtoyé de près : le techno-solutionnisme. Cette idée, très puissante outre-Atlantique, que la technologie nous sauvera de tous nos problèmes, notamment d’un point de vue climatique.

Si vous jouez à Terra Nil, cela apparaitra très clairement (le jeu est d’ailleurs dispo dans le catalogue de Netflix, si vous êtes abonné). Vous partez d’un no man’s land post-apo, et allez le faire revivre uniquement grâce à des machines et technologies fictionnelles. Si d’un point de vue fiction, justement, c’est très intéressant, cela mène sur un chemin cahoteux : penser que l’on peut continuer à vivre et se développer comme si de rien n’était, car la technologie va tout réparer, voilà qui est particulièrement dangereux. C’est évidemment le narratif que pousse les grandes entreprises tech américaines, car cela sert leurs objectifs. Don’t Worry, Be Happy, achetez un nouvel iPhone chaque année, on s’occupe de tout.

J’ai participé aux annonces des engagements environnementaux de Microsoft en 2019, donc je connais un peu le sujet. Ce qu’il faut dire, c’est que comparé à ce qui a été mis en avant depuis par Google, Apple ou Amazon, Microsoft avait le mérite de shooter en premier, et surtout d’avoir des objectifs clairs et ambitieux, sans se baser sur des campagnes de communication avec célébrité intégrée au package (coucou Apple) ou des fondations à l’initiative de leur CEO, celui-ci voulant en même temps se lancer dans le tourisme spatial parce que pourquoi pas (coucou Amazon).

Jeff Bezos

Cela dit : les objectifs de Microsoft, ambitieux donc, ne pouvaient être atteints qu’à l’aide de technologies “pas encore inventées”. Mais qui allaient bien sûr l’être grâce aux investissements mis en place par l’entreprise, pour réduire son impact et par extension celui des autres. Je ne connais pas personnellement de meilleure définition de la fuite en avant, d’autant que la technologie fait elle-même largement partie du problème de part sa production de déchets et sa consommation d’énergie. Mais cette vision techno-solutionniste est, il est vrai, porteuse, positive, plus excitante que celle portée par les scientifiques du GIEC et les lanceurs d’alerte environnementaux : c’est vrai ça, qu’ils sont barbants, ces écolos, à nous rabattre les oreilles à longueur de journée avec des records de chaleur alors qu’il pleuvait ce matin chez moi, ou avec leur soi-disantes bombes carbone qui sont à des milliers de kilomètres d’ici. Sacrés khmers verts. (J’imite avec talent un cadre sup de l’industrie aéronautique).

Porter une vision plus excitante et optimiste de l’avenir, c’est en effet la meilleure manière de conserver le status quo, de ne pas empêcher le public de consommer les produits de votre entreprise, et même mieux : de le pousser à acheter chez vous plutôt que chez le voisin. C’est vrai pour la tech comme pour le reste : on le dit souvent, la voiture électrique est faite pour sauver l’automobile, pas le climat. Le message des géants de la tech, en sous-texte, il est là : ce ne sont pas le GIEC ou les gouvernements qui vont vous sauver. Ce sont nous et nos technologies. Bon, elles n’existent pas encore, mais vous aimez la Science-Fiction, il paraît ?

Le Solarpunk pourrait donc être un potentiel vecteur d’inaction environnemental ? Solaar Pleure ? (pardon).

Et bien… peut-être, si la mouvance est mal comprise ou utilisée. Car coller 3 panneaux solaires sur votre toit, c’est bien, mais cela n’a rien de Solarpunk. Non, cette mouvance va plus loin, sinon elle ne pourra être considérée comme un genre d’anticipation à part entière.

En effet, on l’oublie trop souvent, la notion de Développement Durable n’aborde pas que le traitement des problèmes environnementaux, mais également celui des inégalités sociales et économiques. Pas de “durable” sans égalité, puisque des parties du monde seront toujours plus touchées que d’autres par des catastrophes et changements climatiques violents. Et vous ne me ferez pas croire que ce sont les grandes multinationales qui y changeront quelque chose : assurer une égalité des richesses, voilà qui rend rarement les plus riches, plus riches. Or elles resteront toujours centrées sur le profit avant toute chose, c’est leur nature même, quoi qu’en dise certains grands prophètes autoproclamés.

Comme très bien exprimé par cette excellente vidéo de la chaîne Our Changing Climate — chaîne que je vous conseille d’ailleurs au global — si les panneaux solaires évoqués un peu plus haut ont été fabriqués grâce à des matières extraites dans des pays pauvres par des enfants, avant d’être fabriqués dans des usines à l’autre bout du monde par des ouvriers sous-payés, rien de très Solarpunk là-dedans. Je force le trait ? Si vous y réfléchissez un peu, pas tant que cela.

On en vient donc à un point clé, et je cite à nouveau la même vidéo d’OCC : Solarpunk without the abolition of capitalism is just greenwashed Cyberpunk.” Yep. La technologie n’est qu’une brique d’un ensemble beaucoup plus large appelé Solarpunk.

Alors je sais, émettre qu’il faut mettre à bas le capitalisme fait assez mauvais genre quand, comme moi, vous avez bossé chez Microsoft. Je ne pense pas d’ailleurs qu’il faille passer du modèle du capitalisme financier extrême que nous vivons actuellement à la décroissance complète en deux jours. Mais je trouve très intéressant pour des œuvres d’anticipation de se pencher sur la question d’une telle transition vers une économie et une société autre, puisque la société capitaliste dans laquelle nous vivons actuellement montre clairement ses limites d’un point de vue écologique et social. Et encore : on vous dirait sans doute dans les pays que nous exploitons pour leurs ressources depuis la colonisation que les limites étaient assez claires pour eux il y a déjà de cela bien longtemps.

Pour revenir à la Science-Fiction, l’auteure Ursula K. Le Guin (encore elle) disait : “Nous vivons au sein d’un modèle pleinement capitaliste, son pouvoir semble inéluctable. Il en allait de même pour le droit divin des rois. Tout pouvoir humain peut faire l’objet d’une résistance et être poussé au changement par des êtres humains. L’art est souvent un vecteur fort de résistance et de changement, et particulièrement notre art, celui des mots.” Et quels mots.

Je dirais pour conclure que le Solarpunk ne sauvera sans doute pas le monde, mais il peut contribuer à nourrir nos imaginaires de manière différente. Et c’est d’une importance capitale dans une époque qui a besoin d’espoir. Nous aurons en tout cas besoin de plus que le Solarpunk, mais il peut être une première étape vers quelque chose de meilleur.

Bref. Le Cyberpunk est bientôt mort. Vive le Solarpunk.

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Thomas Beaufils

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