Ulrich Mühe, espion de la Stasi dans “La vie des autres” de Florian Henckel von Donnersmarck (2006)

Écrire ou agir pour la démocratie sur Internet ? Je n’ai plus besoin de me poser la question.

Valentin Chaput
Les 3 points de Valentin
10 min readJan 3, 2019

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La démocratie a-t-elle un avenir sur le Web ? Spectateur attentif des premiers usages politiques d’Internet avant d’y prendre ma part, cette question me passionne depuis longtemps. La réponse ne m’a jamais semblé aussi incertaine. Il y a dix ans, j’ai échafaudé le plan d’un roman sur les dangers qui pèsent sur les principes démocratiques fondamentaux auxquels adhèrent encore majoritairement nos sociétés occidentales. J’ai compilé année après année des centaines d’articles français et internationaux qui répandaient l’écho de mes préoccupations numériques… jusqu’à ce qu’un grand nombre d’entre elles se matérialisent dans notre monde politique réel. Tout est allé si vite que la concrétisation de certains faits que j’avais pourtant partiellement imaginés est encore parvenue à me surprendre. J’ai mis tellement de temps à ne pas écrire ce livre qu’il est devenu urgent de vivre directement son action.

Prologue — Un avion privé décollait dans le ciel sombre de Moscou où quelques étoiles brillaient comme des pixels morts sur un écran. Au sol, le colonel en retraite Molatov observait la tête qui lui a été livrée dans un bac rempli de glace ensanglanté. Ancien espion militaire reconverti dans la cybersécurité, il prévenait son client américain que l’homme décapité ne leur causerait plus de problèmes.

Qui choisit les informations qui nous sont présentées ?

Nous sommes en 2009 ; une des missions de mon stage consiste à rédiger une note de veille hebdomadaire. Pour être sûr de ne rien rater, je m’en remets à Google News et ses alertes automatiques. La méthode est efficace, mais je suis terrifié en disséquant le fonctionnement de l’agrégateur d’actualité. Les repères ont définitivement basculé : d’un ancien monde où des journalistes professionnels sélectionnaient, vérifiaient et éditorialisaient chaque contenu (modèle qui présente d’autres risques de contrôle de l’information), le monde moderne personnalise froidement nos actualités en fonction des résultats d’un algorithme qui, au-delà des biais introduits consciemment ou non par ses développeurs, peut être séduit par des mots-clés et une viralité générée artificiellement. Extrapolons directement ma conclusion de l’époque : une information bien calibrée, même fausse, peut être mise en avant par la machine — il n’est pas nécessaire d’avoir lu beaucoup de science-fiction pour se rendre compte des manipulations politiques possibles. Elles se sont concrétisées à grande échelle depuis 2016 avec les campagnes du Brexit et de Donald Trump. Fondée sur la publicité, la partie « gratuite » du modèle économique des médias est désormais complètement dépendante du trafic provenant des plateformes. En 2010, je profitais de mes derniers semestres de scolarité pour plancher sur Cross News, une sorte de Netflix collaboratif de la presse en ligne, mélangeant un bouquet unique pour accéder aux contenus abonnés de tous les médias avec une forte participation des lecteurs à l’enrichissement des contenus sur un modèle Wikipédia. Attiré par d’autres aventures, je n’ai pas été au-delà de cette présentation conceptuelle — mais il y a eu d’autres initiatives approchantes en France et aux États-Unis ; elles ont toutes échoué. Je me suis donc tourné vers mon intrigue.

Acte 1— Zoé, une journaliste française installée à Londres, reçut un message cryptique de Robin, son jeune frère ingénieur chez Homepage, le grand réseau social mondial. Elle contacta Richard, le grand frère enquêteur techno-sceptique qui avait reçu l’autre partie de la clé, et le rejoint immédiatement à Paris. Dans sa lettre décodée, Robin leur annonçait que ces heures étaient comptées et qu’il ne pouvait s’en remettre qu’à eux pour découvrir la vérité sur son sort en remontant la piste du “Prince”. Comme trois milliards d’humains disposant d’un appareil connecté à Internet, Zoé et Richard assistaient ensemble au “hack” de leurs ordinateurs par la diffusion globale d’une vidéo type Anonymous. L’étrange Prince qui s’y exprimait était un être captivant — logique pour un avatar photo-réaliste généré à partir des préférences communes du plus grand nombre. Il dénonçait les conséquences dystopiques d’un régime de surveillance généralisée qui ne servait que les intérêts des grandes puissances économiques et proposait une solution pour les contrer : les premières élections démocratiques d’un Parlement mondial dématérialisé.

Qui définit l’avenir des institutions qui nous régissent ?

L’inspiration pour Parol, mon prototype de site participatif pour suivre l’écriture de la loi en 2015, ne venait pas de nulle part ! Dans les esquisses de la nouvelle institution que j’imagine résonnent de nombreuses initiatives glanées au fil des ans : une préparation par une commission mélangeant experts en droit constitutionnel et citoyens tirés au sort à travers le monde, une procédure législative collaborative, une campagne électorale sur les nouveaux médias sociaux, la rédaction d’une Déclaration des droits des humains connectés en rapprochant la DUDH de la célèbre Déclaration d’indépendance du cyberespace de John Perry Barlow (1996). Quand je l’ai étudié en 2015–2016, le processus constituant en Islande m’a naturellement fasciné pour sa symétrie avec ce que je voulais raconter. Je souhaitais que la commission soit présidée par un individu désigné par le Prince pour une raison bien particulière : ayant purgé une peine de prison de 20 ans, Eli Berty ne pouvait pas avoir connu l’avancée graduelle d’Internet mais l’aurait découvert d’un coup, pour le meilleur et pour le pire. Je ne parviens pas à me souvenir s’il y avait derrière l’identité du Prince une référence explicite à Machiavel, mais les figures de Julian Assange (la médiatisation de Wikileaks, créée en 2006, était concomitante avec mes premières ébauches) et surtout d’Edward Snowden à partir de 2013 sont venues lui donner corps. Tout au long du récit, le Prince devait rendre publiques des fuites de données sensibles sur des scandales d’évasion fiscale, de corruption publique internationale autour des ventes d’armes, de pollution à grande échelle étouffés par les grandes multinationales industrielles, apportant ainsi un débat sur la transparence totale et ses garde-fous.

Acte 2 — En chœur, les grandes institutions dénonçaient une initiative terroriste. Le roman de José Saramago “La Lucidité” m’a encouragé dans cette hypothèse qu’une éruption démocratique est forcément vu par l’ordre installé comme une menace pour la sécurité de tous (tout lien avec des faits récents…). Les services de renseignement entraient en ébullition, les chancelleries diplomatiques se coordonnaient pour riposter en muselant les communications. La narration devait suivre toutes ces réunions stratégiques par l’intermédiaire d’un conseiller de la Maison Blanche qui y assistait. De son côté, Richard était alerté par sa hiérarchie : le corps décapité de Robin avait été découvert aux États-Unis. Malgré les avertissements officiels, Zoé et lui ne pouvaient s’empêcher de lancer leur enquête. Magnus Brain, l’emblématique fondateur d’Homepage qui leur présentait ses condoléances pour la disparition tragique de l’excellent élément qu’était leur frère Robin, proposait à la journaliste une rencontre et des moyens pour financer leurs recherches. Depuis le siège californien de son entreprise à Sugarhill, on découvrait les ambitions démiurgiques de ce « tech-overlord », croisement fictif des Jobs, Thiel, Page/Brin et autres Zuckerberg, qui rêvait de casques de réalité virtuelle et de nouvelles sociétés sans État sur des îles off-shore — comme Blueseed, dont le site est ironiquement resté bloqué en version 2013. A l’opposé, Richard commençait à se renseigner sur les communautés pirates à Berlin, utilisait les messageries privées d’un jeu de rôles en ligne pour échanger avec ses interlocuteurs… et se faisait soudainement enlever !

Qui utilise Internet pour faire de la politique ?

L’embryon était là — suivre en parallèle et dans des chapitres alternés les quatre terrains d’opération : 1) l’enquête de Zoé sur le modèle d’Homepage et les lubies de son créateur ; 2) l’intégration de Richard dans le groupe clandestin “Code4Change” qui l’a enlevé et le jeu vidéo qui rassemble les “messagers du Prince” ; 3) le nouvel équilibre géopolitique par l’intermédiaire du conseiller de la Maison Blanche ; 4) le travail de la commission qui prépare l’élection inédite malgré les pressions intenses. Au gré du récit imaginé au début des années 2010, je souhaitais inclure des tensions qui sont devenues de plus en plus vives jusqu’à aujourd’hui : la domination sans partage des intérêts économiques de ces géants que nous appelons désormais GAFAM ou Trinet dans un contexte d’affaiblissement des contre-pouvoirs démocratiques et des États eux-mêmes. Avant tout, je voulais me joindre à la dénonciation de la réduction de nos libertés à mesure que se sont successivement étendus collectes des données personnelles, moyens de contrôle et remise en cause de la neutralité du Net. Le superbe film “La vie des autres” nous a rappelé ce qu’était un régime où les conversations des citoyens étaient écoutés par une police politique. Aujourd’hui, la majorité de l’humanité accepte docilement que ses contacts, ses messages, ses achats, ses déplacements, in fine ses opinions soient récupérés, enregistrés et utilisés par de multiples opérateurs privés ou publics sur lesquels personne n’a aucun moyen de contrôle. Être ainsi dépossédés de nos vies privées sans sommation, c’est être amputés de notre capacité à résister aux dérives totalitaires qui peuvent très vite s’emparer de nos sociétés — je suppose que les exemples ne sont plus nécessaires...

Acte 3 — Chaque personnage devait évoluer dans son nouveau contexte : Zoé allait être fascinée par les solutions puissantes apportées par les nouvelles technologies avant de construire ses propres nuances à mesure qu’elle rencontrait les citoyens engagés dans la campagne pour le Parlement mondial ; d’abord méfiant sur les pirates qui le retenaient et lui avouaient ne même pas avoir rencontré en personne le Prince qu’ils servaient, Richard finissait par se ranger derrière leur cause à mesure qu’il tombait irrésistiblement amoureux de l’insaisissable hacktiviste Pink_Fish ; le conseiller de la Maison Blanche se révélait en réalité être en lien avec le projet encore mystérieux du Prince alors que sa présidente apparaissait de plus en plus sous l’influence du patron d’Homepage qui avait massivement financé son élection. La partie qui m’excitait le plus était la description des différents candidats citoyens, répartis sur un nouveau spectre d’alternatives politiques : un binôme social-démocrate bobo-européen avec l’homme qui tombe lors de la révélation d’un scandale sexuel (les affaires DSK et Ashley Madison sont passés par là) ; une candidate anti-impérialiste et anti-capitaliste sud-africaine qui se revendique de Mandela sans pourtant renoncer à une attaque par la violence contre “Le Système” ; un survivaliste “freak” aux États-Unis qui prône un modèle transhumaniste et eugéniste avec le soutien financier d’une partie de la Silicon Valley ; une environnementaliste brésilienne qui médiatise en vidéo sa lutte contre la déforestation de l’Amazonie ; un scientifique hong-kongais qui voit dans l’ultra-libéralisme économique et l’autoritarisme politique le moyen d’accélérer le rattrapage des pays du Sud et amasse en fin de campagne un nombre record de soutiens en Asie…

Quel choix nous reste-t-il ?

Au-delà des portraits, d’abord caricaturaux puis affinés au fil des débats que je prévoyais de scénariser, je voulais orienter le regard sur les enjeux d’avenir qu’il est frustrant (et inquiétant) de ne pas retrouver portés à l’échelle internationale aujourd’hui. A mesure que je me documentais, l’intrigue se complexifiait au-delà de ce j’ai résumé ici, pour intégrer d’autres questions disparates qui ont émergé au cours des dix dernières années, comme la blockchain, les nanotechnologies d’espionnage, les Printemps arabes, la cyberguerre étatisée, le revenu de base, les Panama Papers… J’ai été surpris en relisant mes premiers squelettes narratifs de voir que j’avais intégré le basculement des gouvernements démocrates américains et européens — avec quelques états d’âme tout de même — dans le camp des dictateurs. Ils devaient d’abord collaborer pour tenter de bloquer à tout prix l’élection planétaire. Ils mettraient ensuite leurs ressources en commun pour remonter à travers les innombrables relais d’identité utilisés par les messagers du Prince pour brouiller les pistes jusqu’à débusquer les meneurs de “Code4Change”. Les chefs de gouvernements lanceraient enfin un raid armé contre plusieurs de leurs bases physiques, dont celle où se trouvait Richard. En revanche, j’avais prévu une issue (plutôt) positive : devant la pression de la population mondiale, les dirigeants internationaux devaient finalement accepter de reconnaître le processus démocratique dans la foulée de la Chine, qui autorisait sa population à participer… tout en cherchant à imposer auprès d’elle le candidat asiatique qu’elle téléguidait. Cette hypothèse paraît complètement naïve depuis l’accession au pouvoir de Xi Jinping, qui met en place un système de crédit social pour évaluer les citoyens et leur accorder des droits différenciés selon leur comportement.

Épilogue — Officiellement libéré aux yeux des autorités, Richard reprenait l’enquête sur la mort de son frère avec Zoé. Je passe sur de nombreux détails — la seule décomposition des chapitres tenait sur quatre pages dans mes notes et j’ai retiré certains personnages pour que l’idée générale soit plus vite accessible. Nos enquêteurs finissaient par comprendre que Magnus Brain était derrière la mort de leur frère. Ce dernier menaçait de révéler qu’Homepage l’avait missionné pour tester la manipulation des décisions des utilisateurs du réseau social en fonction des articles qui leur étaient soumis (coucou Cambridge Analytica). Sachant que sa vie était en danger et pensant que ses révélations n’auraient pas d’impact durable suffisant, Robin développait avec l’aide d’une communauté de hackers un logiciel fantôme — le Prince — pour générer les étapes successives de cette potentielle révolution citoyenne globale. Le livre devait s’achever sur le jour de l’élection, en laissant son résultat à l’imagination de chacun.

J’ai cherché à écrire ces quelques paragraphes des dizaines de fois ces derniers mois, en les repoussant toujours. Avant cela, j’ai cherché pendant des années à écrire un roman qui soit évocateur et nuancé, mais n’ai jamais réussi à m’atteler à sa rédaction. “Pourquoi écrit-on ? J’imagine que chacun a sa réponse à cette simple question. Il y a les prédispositions, le milieu, les circonstances. Les incapacités aussi. Si l’on écrit, cela veut dire que l’on n’agit pas. Que l’on se sent en difficulté devant la réalité, que l’on choisit un autre moyen de réaction, une autre façon de communiquer, une distance, un temps de réflexion.” L’introduction du discours de réception du Prix Nobel de littérature 2008 par J.M.G. Le Clézio, que je rumine depuis des années, traduit le sentiment qui caractérise ma relation contradictoire avec mon arlésienne littéraire d’une décennie : j’avais toujours plus urgent à faire au lieu d’écrire, d’abord pour militer in real life, puis pour porter mon engagement politique en ligne jusqu’à la création d’Open Source Politics et notre contribution au projet technopolitique qu’est le logiciel libre de participation citoyenne Decidim. A force de me nourrir de ce que je lisais, mon projet romanesque s’est trop rapproché de notre présent et a perdu de sa force de projection. L’alerte qu’il devait porter est déjà dépassée : les #GiletsJaunes sont nés sur Facebook et sont désormais une proie électorale à la merci de son algorithme. Nous le sommes tous.

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