La civic-tech veut inventer la démocratie de l’ère internet

civic-tech #1

Valentin Chaput
8 min readJan 8, 2016

Imaginons un instant que 80 % des électeurs votent blanc lors de la prochaine élection présidentielle. Impossible ? Méfions-nous tout de même : si l’on ajoute aux non-inscrits la somme des abstentions et des bulletins blancs ou nuls des élections régionales qui viennent d’avoir lieu en France, les citoyens qui ne trouvent pas leur bonheur dans l’offre politique sont déjà majoritaires. Sans électeurs « jouant le jeu », que devient le système démocratique qui fonde la légitimité politique sur les élections ? Qui est encore en mesure de gouverner et comment ? Ces questions sont le point de départ de La lucidité (2004), l’un des derniers romans du Prix Nobel de littérature portugais José Saramago (1922–2010). Son scénario débute par un séisme politique : 83 % des habitants de la capitale votent blanc lors d’une élection municipale. Dans la fiction, point de lucidité démocratique au sein de la classe politique en place, mais une réaction autoritaire instantanée. Le Premier ministre décrète l’état de siège et évacue la capitale pour installer le Gouvernement dans une ville qui n’a pas connu la même vague blanche. Les services de police se lancent dans l’espionnage des citoyens qui témoignent d’une fierté suspecte. Les politiciens tentent de déclencher un pourrissement anarchiste de cette révolution citoyenne pacifique, en misant sur le retour d’une demande d’autorité. « Il faut faire comprendre au peuple qu’il n’est plus digne de confiance » résume le ministre de la Défense.

Scrutin après scrutin, ce sont pourtant les électeurs du monde entier qui signifient à leurs représentants qu’ils sont de moins en moins dignes de confiance. Dénonçant à la fois la forte concentration des élites et leur impuissance à gouverner un monde fait de déséquilibres et d’inégalités, des citoyens sans cesse plus nombreux constatent la perte simultanée de légitimité et d’efficacité de leurs dirigeants politiques, tous bords confondus. Ce mouvement ne concerne pas que la France. Toutes les démocraties occidentales connaissent cette évolution combinant une lente érosion de la participation électorale et l’émergence rapide de mouvements contestataires. L’objet du présent article n’est pas d’analyser les causes, diverses et profondes, de la perte de confiance qui conduit à l’épuisement démocratique actuel, mais d’explorer le champ des possibles ouvert par le bouillonnement d’initiatives citoyennes connectées. Abordés de manière positive, ces phénomènes rendent aujourd’hui crédible l’hypothèse d’un « coup d’Etat citoyen » — dont la ligne politique demeure toutefois incertaine.

Entourés par des technologies qui nous permettent au quotidien de partager l’information sans intermédiaire, d’exprimer publiquement des choix sur chaque aspect de nos vies et de soutenir les projets auxquels nous trouvons du sens, nous ne pouvons plus nous contenter d’une décision politique prise sans concertation préalable, exécutée sans transparence, et pour laquelle aucun compte n’est rendu pendant les longues années qui séparent deux échéances électorales. Lors de la conférence TED Global 2014, la politologue argentine Pia Mancini a synthétisé l’anachronisme de nos pratiques politiques en une formule percutante : « Nous sommes des citoyens du XXIe siècle qui faisons de notre mieux pour faire fonctionner des institutions qui ont été conçues au XIXe siècle et sont basées sur un support d’information qui remonte au XVe siècle. Il est temps de commencer à nous poser la question : quelle démocratie voulons-nous à l’ère d’internet ? »

Alors que le numérique a transformé quasiment toutes les activités au sein de nos sociétés en moins d’un quart de siècle, il est surprenant que le monde politique n’ait pas été davantage « disrupté ». Pourtant, la politique est bien présente en ligne depuis les débuts de l’internet grand public. Concernant les Etats-Unis, les premières étapes sont résumées dans l’article How Technology Changed American Politics In The Internet Age de Steven Davy sur MediaShift. Le populaire forum républicain FreeRepublic.com a ouvert ses portes dès 1997. Un an plus tard, Joan Blades et Wes Boyd, un couple d’entrepreneurs tech de la baie de San Francisco, ont créé le groupe de diffusion MoveOn pour mobiliser les progressistes en réponse à la procédure d’impeachment qui menaçait Bill Clinton dans l’affaire Lewinsky. Toujours active aujourd’hui, la plateforme MoveOn.org, dont le slogan est « Democracy in Action », a été pionnière dans le champ des pétitions et du financement politique en ligne pour le camp démocrate. Essentielles aux Etats-Unis, les levées de fonds ont pris une ampleur supplémentaire grâce au web, comme en témoigne cet article du New York Times qui relatait dès février 2000 la récolte d’un demi-million de dollars en seulement 24h par le sénateur républicain John McCain après sa victoire lors des primaires dans le New Hampshire. Nouvelle avancée en 2003 avec la campagne novatrice du candidat démocrate Howard Dean, qui expérimenta une webTV, un embryon de réseau social, des envois massifs de SMS, et surtout qui utilisa la nouvelle plateforme Meetup pour permettre à ses supporters d’organiser des événements aux quatre coins des Etats-Unis. La même année, l’Etat d’Arizona fut le premier à permettre aux électeurs de s’enregistrer en ligne. Facebook (2004), Youtube (2005) et Twitter (2007) n’existaient pas encore. La suite est plus largement documentée et connue : en mettant la puissance du big data au service d’une gigantesque campagne de porte-à-porte ciblé, le réseau social My.BarackObama.com a révolutionné l’organisation militante et grandement contribué à l’accession de Barack Obama à la Maison blanche en 2008.

La mobilisation électorale en période de campagne a donc été le moteur central de la première décennie du web politique. Au cours de la décennie suivante, qui a été marquée dans de nombreux pays par des mobilisations démocratiques de grande ampleur contre le maintien de régimes autoritaires ou contre les conséquences de la crise économique, une nouvelle panoplie de « technologies civiques » a démultiplié les porteurs du changement et permis d’aller plus loin dans les expériences politiques en ligne. Il est difficile de circonscrire précisément le périmètre couvert par cette civic technology. A l’automne 2014, alors que les réseaux mobiles de Hong-Kong étaient saturés et surveillés, les manifestants ont eu recours à l’application de messagerie française FireChat pour communiquer de téléphone à téléphone sans connexion internet. Sans FireChat, la « révolution des parapluies » n’aurait probablement pas duré aussi longtemps. Les mêmes constats avaient été établis après les Printemps arabes, parfois surnommés les « révolutions facebook et twitter ». Cela suffit-il à faire des réseaux de communication des applications « civic-tech » ? Probablement pas.

Cartographie de la civic-tech américaine en 2013 par la Knight Foundation

Améliorer le bien public — l’intérêt général dirions-nous en France — est la finalité centrale et assumée des plateformes civic-tech. Pourtant, c’est parce qu’il est ouvert et englobant que le terme s’est imposé au détriment des notions de « eGovernment » ou de « Gov 2.0 », qui était pourtant le terme choisi par l’influent auteur Tim O’Reilly en 2009. La Knight Foundation, qui promeut l’innovation dans le monde des médias, des arts et de l’engagement civique aux Etats-Unis, a proposé une définition de référence de la civic-tech en créant une cartographie des écosystèmes américains en 2013. Cette visualisation répartit les plateformes en deux grandes familles — le gouvernement ouvert et l’action communautaire — qui eux-mêmes se distinguent en multiples clusters. Dans cette classification, l’open government regroupe ainsi des plates-formes :

  • de transparence et d’accès aux données publiques comme l’Open Data Institute, l’Open Knowledge Foundation ou la Sunlight Foundation ;
  • d’inscription électorale et d’appel au vote comme Turbovote ou Votizen (dont l’équipe a ensuite lancé l’application Brigade) ;
  • de visualisation de données et de cartographie avec des outils d’analyse des comptes publics et de la performance des institutions comme ceux proposés par l’entreprise OpenGov.com ;
  • d’information du public et de modernisation des politiques publiques par les données comme dans les projets portés par Code for America et mySociety.org ;
  • de remontées d’informations et de sollicitations des citoyens, domaine dans lequel l’entreprise Accela est le leader américain ;
  • et de prise de décision publique sur des plateformes consultatives.

On pourrait ajouter à cette liste toutes les initiatives « gov-tech » portées par les institutions elles-mêmes, qu’il s’agisse de portails d’open data à tous les échelons locaux ou bien de l’agence de modernisation 18F intégrée au gouvernement américain et de l’U.S. Digital Service, la super-équipe qui réinvente l’art de gouverner à la Maison blanche. L’autre branche distinguée par la Knight Foundation, la « community action », est encore plus large. Elle contient des plateformes de community organizing comme le site de pétitions Change.org ou l’organisateur de campagnes Nation Builder, qui sont au cœur des mobilisations politiques des dernières années. Plus surprenant en revanche, des services de partage de temps, de services et de savoirs sont également inclus, depuis le GPS collaboratif Waze et le réseau de voisinage NextDoor jusqu’aux géants de l’économie dite « collaborative » comme Airbnb ou Lyft, auxquels il faudrait aujourd’hui ajouter Uber. Ainsi, selon la classification de la Knight Foundation, Airbnb et Uber — qui sont loin d’avoir l’intérêt général comme finalité — seraient les plus grosses entreprises civic-tech au monde ? Cette définition ne convient plus.

En référence au triptyque « transparency, accountability, participation » qui fonde la démarche open gov, une définition plus restrictive de la civic-tech englobe toutes les initiatives publiques, associatives ou privées qui concourent à renforcer l’engagement citoyen, la participation démocratique et la transparence des gouvernements. Cette approche permet de fédérer tous les projets qui utilisent le numérique pour l’émancipation des individus, l’organisation de campagnes et la décision collective dès lors qu’elles intègrent une dimension politique et ont un impact sur la sphère publique. Ainsi, les médias d’actualité, les sites de financement participatif, la communication à vocation commerciale ou les formulaires Doodle — qui permettent pourtant de choisir une date de rendez-vous de manière démocratique ! — ne doivent pas être considérés selon moi comme relevant de la civic-tech. Cette clarification étant opérée, une nouvelle typologie émerge autour de ce que la civic-tech peut apporter à la démocratie : des solutions pour comprendre, mobiliser, représenter, décider et évaluer.

Mise à jour 1er juin 2016

D’autres définitions de la civic-tech sont également convaincantes. On peut distinguer la civic-tech (initiatives créées par la société civile) de la gov-tech (plateformes mises en place par les institutions) et de la pol-tech (outils des partis et mouvements politiques pour améliorer leurs campagnes).

Je commente ce schéma dans mon intervention à la conférence “Future of Democracy” en Islande

Une autre typologie a été adoptée par le Secrétariat d’Etat au Numérique pour cartographier les acteurs français de la tech civique. Elle distingue les technologies pour la démocratie et/ou pour l’engagement citoyen afin notamment d’intégrer des plateformes de crowdfunding et d’échange.

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