Il suffit de traverser la rue…

Pourquoi Macron a touché une corde sensible

Laetitia Vitaud
6 min readSep 18, 2018

Sur le papier, les choses pourraient être simples : il y aurait d’un côté 300 000 emplois non pourvus en France et de l’autre, 3,4 millions de personnes sans emploi et à la recherche d’un emploi (auxquelles s’ajoutent plus de 2 millions en temps partiel non choisi), qu’il suffirait d’apparier. Si, déjà, il y en avait 300 000 qui prenaient les emplois non pourvus, ça ferait ça de moins en nombre de chômeurs, non ? Alors pourquoi la réalité est-t-elle si compliquée ? Pourquoi y a-t-il tant d’emplois non pourvus ? Pourquoi les entreprises affirment-elles même avoir plus de mal à recruter que jamais ?

Lorsque le président, dans une séquence qui a fait couler beaucoup d’encre et suscité quantité de blagues a parlé de “traverser la rue pour trouver un emploi” à un horticulteur au chômage, il a touché une corde sensible (au sens de Tony Schwartz).

D’un côté, on dénonce le “mépris” du président pour les demandeurs d’emploi. De l’autre, on dénonce “les paresseux” qui refusent de “se prendre en main” pour avoir un travail.

La réalité, comme d’habitude, est plus compliquée. Nous vivons une période de transition. Notre conception du travail et de l’emploi est en partie inadaptée aux réalités du monde d’aujourd’hui. Nous n’avons pas créé les nouvelles institutions pour soutenir les nouvelles catégories de travailleurs et accompagner cette période de transition (petite parenthèse publicitaire pour le livre de Nicolas Colin : Hedge, à lire !).

La polémique engendrée par la phrase “il suffit de traverser la rue” illustre en fait une série de problèmes qui caractérisent la période de transition que nous vivons. Je vais essayer d’en dresser ici la liste (non exhaustive) :

  • L’adéquationnisme : le fait d’établir un rapport d’adéquation entre la formation et l’emploi est encore la norme pour les entreprises et les écoles. En France, nous avons été élevés avec cette idée : faire quelque chose qui n’a rien à voir avec ses études, c’est encore décrit comme un échec. Cette idée est pourtant de plus en plus obsolète car les métiers changent vite et les formations changent lentement. Nous serons toujours plus nombreux à sortir de ce rapport d’adéquation, par force et par choix. Parfois, nous en sommes sortis, mais les entreprises sont encore réticentes à en sortir. Il faudra s’en libérer totalement…
  • Les études longues pour tous : évidemment, c’est bien que davantage de Français fassent des études (on peut se réjouir de ne pas être les Etats-Unis, tiens, voilà une consolation), mais on a implicitement engendré des attentes plus fortes en matière d’emploi et de rémunération. Les gens “investissent” plusieurs années de leur vie pour faire des études et ils attendent un “retour sur investissement” qui ne vient pas forcément. Les emplois offerts (qualifiés ou pas qualifiés) ne payent pas beaucoup. Les emplois qualifiés (a fortiori les emplois exigeant exactement leurs qualifications) ne sont pas assez nombreux. Les salaires stagnent. Forcément, on est déçu.
  • Les “jobs pourris” : dans The End of Loyalty, Rick Wartzman décrit l’érosion du “contrat” qui lie les travailleurs aux grandes entreprises américaines et parle de la disparition des “good jobs”. En France, on observe le fait que 9 emplois créés sur 10 sont des CDD. Mais au-delà des CDD, il y a de plus en plus d’emplois mal payés (même en CDI) et peu attractifs. Même les emplois dans l’enseignement sont devenus moins attractifs : ils payent en valeur relative beaucoup moins qu’il y a trente ans. Dans les “services de proximité”, restauration, services de nettoyage, services à la personne… les “jobs pourris” sont nombreux. S’ils sont peu attractifs, ce n’est pas parce qu’ils sont inintéressants ou indignes, mais parce qu’il n’y a pas eu historiquement de syndicat puissant comme dans l’industrie pour en défendre la rémunération et les conditions de travail. Souvent, seuls les immigrés veulent bien les prendre.
  • Les aspirations : les “Millennials”, les “X” et les “Y”, bref, tous ceux nés après 1968 sont les premières générations à avoir été élevées dans l’idée qu’il fallait avoir des “aspirations”, “s’épanouir” dans le travail, voire “se réaliser” dans le travail. La pression “aspirationnelle” est parfois plus forte que la pression financière, surtout quand on peut encore habiter chez ses parents. On attend tout du travail. On a tout à y prouver. On a mis la barre si haut qu’on ne peut que tomber de haut. Par ailleurs, on ne peut pas déconnecter les “aspirations” du contexte qui les fait naître : si peu de monde “aspire” à devenir enseignant aujourd’hui, c’est parce que le contexte (faible rémunération et mauvaise image du métier) ne produit plus ces aspirations-là.
  • Les inégalités géographiques et l’immobilité géographique : le monde du travail d’aujourd’hui est très inégalitaire géographiquement : il y a aujourd’hui des déserts d’emplois et des zones où tout se passe. Malheureusement, pour certains, difficile de bouger car les prix de l’immobilier ont augmenté de manière spectaculaire dans les zones économiquement dynamiques. Il n’a jamais été plus cher de se loger à Paris, à New York ou a San Francisco. Prendre un emploi de serveur à Montparnasse, c’est effectivement probablement facile. En revanche, se loger aujourd’hui à Paris avec un emploi de serveur, c’est beaucoup plus difficile, si vous n’avez pas de la famille ou des amis pour vous loger durablement. Du coup, beaucoup d’emplois restent non pourvus. C’est ce qui se passe à San Francisco. Beaucoup d’autres emplois sont occupés par des gens qui font trois heures de transport par jour. Résultat, même un emploi “pas pourri” devient “pourri” dans ces conditions…
  • La douloureuse reconversion des licenciés économiques : lorsque l’emploi est lié à l’identité, la reconversion peut être douloureuse ou impossible. Les ouvriers de l’industrie ne se voient pas travailler dans les services de proximité, pas seulement parce que les emplois y sont souvent “pourris” de leur point de vue, mais aussi parce que les hommes blancs d’un certain âge voient les emplois dits “féminins” (infirmière, par exemple) comme une atteinte à leur identité de mâle. Nos représentations sont le fruit de notre histoire. Il n’y a rien de “stupide” là dedans. Hélas, l’école et les médias font peu pour nous sortir de ces schémas identitaires de genre. On nous apprend que prendre soin de quelqu’un, c’est un truc de femme. Et utiliser des machines, c’est un truc d’homme… Pourtant, ce sont tous les “trucs de femme” qui sont amenés à devenir plus importants à l’avenir.

Je suis sûre qu’on pourrait encore allonger cette liste. La polémique d’aujourd’hui est symptomatique de la transition que nous vivons. Le vrai sujet n’est pas de savoir s’il y a oui ou non des paresseux qui ne veulent pas se prendre en main, ou des patrons qui méprisent les travailleurs (sans doute, les deux existent). Les vrais questions sont : Comment développer des moyens de réduire l’immobilité géographique et permettre l’accès au logement ? (je signale au passage ce remarquable article sur la “Universal Basic Mobility ”) ; Comment faire évoluer la protection sociale pour que tout le monde soit couvert ? ; Pour les entreprises : comment rendre les emplois plus attractifs quand on ne peut pas payer beaucoup ? (une partie de la réponse, c’est offrir plus d’autonomie et les valeurs de l’artisanat) ; Pour les travailleurs : comment imaginer des nouveaux syndicats pour assurer un partage du gâteau plus favorable aux travailleurs ?

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Laetitia Vitaud

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