Recruteurs: intéressez-vous aux switchers

C’est un pari d’avenir

Laetitia Vitaud
SWITCH COLLECTIVE
12 min readJan 27, 2017

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Avant, pour recruter, il fallait analyser le passé pour prédire l’avenir. Maintenant, on doit composer avec l’imprévisible et le changement permanent. Comment recruter des talents quand on ne sait pas ce qu’ils auront à faire demain, ni combien de temps ils resteront dans l’organisation ? Comment recruter pour des métiers qui n’existaient pas il y a encore cinq ans ? Ou pour des métiers qui n’existent pas encore ? C’est un changement de paradigme radical qui s’est produit dans le recrutement. Personne n’est complètement d’accord sur les chiffres, mais jusqu’à 50% des métiers d’aujourd’hui pourraient disparaître au cours des prochaines années. Cela veut dire que le recrutement va se transformer en profondeur. Chez Switch Collective, c’est un sujet qui nous travaille…

Avant, recruter, c’était analyser le passé pour prédire l’avenir

Belle visibilité pour les potentiels de l’économie fordiste

À l’époque de l’économie fordiste, les recruteurs cherchaient les meilleurs candidats pour un rôle défini, un métier identifié. Il y avait d’un côté les cols blancs, qui concevaient les systèmes et avaient les idées et, de l’autre, les cols bleus qui les exécutaient. Pour les uns comme pour les autres, les meilleurs candidats étaient ceux qui avaient déjà une belle expérience dans le métier, y avaient été formés et avaient donc les diplômes correspondants. Car plus on avait répété les mêmes gestes ou tâches, plus on était bon.

Le recrutement reposait alors sur la théorie du capital humain. Le capital humain, c’est l’ensemble des aptitudes, talents, qualifications et expériences accumulés par un individu, qui déterminent en grande partie sa capacité à travailler. Le concept de capital humain a été développé dans les années 1960, notamment par l’économiste Gary Becker, qui a vulgarisé le concept. (Il a même obtenu le prix Nobel d’économie en 1992 pour ses travaux sur la théorie du capital humain.) On a souvent assimilé l’individu à son capital humain, ce qui le rendait à la fois plus facile à objectiver et à gérer, comme tout autre actif.

Le travail du recruteur consistait alors à faire correspondre expériences/diplômes et types de postes à pourvoir. Ce travail a considérablement évolué au cours des dernières décennies, tant les outils de sourcing et de matching sont bien plus sophistiqués. Mais si l’on peut désormais exploiter intelligemment des grandes masses de données et mieux gérer les candidatures, le travail de recruteur repose encore essentiellement sur ce paradigme. Les recruteurs utilisent les technologies modernes et recrutent des candidats pour des postes plus technologiques. Mais ils raisonnent encore majoritairement en terme de théorie du capital.

Fondamentalement, les recruteurs évaluaient la réalisation du possible des candidats à partir de ce qu’ils avaient fait ou étudié. En d’autres termes, le passé servait à voir l’avenir. Et ça marchait parce que, d’une part, la visibilité était bonne (pas de grandes surprises climatiques) et, d’autre part, la route était linéaire (pas de virages à 180°). Accumuler des données sur le passé, c’était s’outiller pour élaborer des prévisions fiables.

Mais il existe deux manières de voir le futur

Il suffit de lire un peu de science fiction et de s’imprégner de quelques paradoxes spatio-temporels pour comprendre qu’il existe une infinités de futurs possibles. Parfois ces futurs sont la suite logique des éléments qui les ont précédés. Parfois, ils marquent au contraire une rupture radicale. Vu de 2012, le futur où Trump est président des Etats-Unis n’est pas “possible”.

Si on fait un petit détour par la philosophie, c’est chez Gilles Deleuze que l’on trouve l’éclairage le plus pertinent sur le sujet. Dans Différence et Répétition (1968), il introduit une distinction capitale entre le possible et le virtuel :

  • Le possible est déjà constitué. Il se réalisera sans que rien ne change dans sa détermination. C’est un peu comme s’il était le fantôme du réel, latent. Comme l’écrit Pierre Lévy, “le possible est exactement comme le réel : il ne lui manque que l’existence”. La réalisation d’un possible n’est pas une création. Pour qu’il y ait création, il faut qu’il y ait production innovante d’une idée. Le futur possible est mesurable et sans grande surprise : il y a reproduction du même geste, somme des parties, poursuite d’une tendance… un choix parmi des options connues à l’avance.

Le possible est exactement comme le réel : il ne lui manque que l’existence. (Pierre Lévy)

  • Le virtuel, lui, n’est pas constitué. Il est le nœud de tendances ou de forces qui accompagne une situation ou un événement. Le mot virtuel vient du latin médiéval virtualis, lui-même issu de virtus, qui veut dire force, puissance. En philosophie, le virtuel ne s’oppose pas au réel mais à l’actuel. Pour qu’il s’actualise, le virtuel doit s’inventer et se produire avec les circonstances rencontrées et les accidents de parcours. Il faut qu’il y ait création, invention d’une forme. Il faut une transformation des idées.

Le virtuel ne s’oppose pas au réel, mais seulement à l’actuel. Le virtuel possède une pleine réalité, en tant que virtuel. (Gilles Deleuze)

Ce petit détour par la philosophie a pour but d’éclairer la vision du potentiel des candidats qui a longtemps été dominante —et l’est encore— parmi les recruteurs. Les recruteurs s’intéressent à la première manière de voir le futur. Ils s’intéressent au possible bien plus qu’au virtuel. Ils cherchent à identifier ce qui est possible à partir d’une situation donnée. C’est cela qu’ils font quand ils s’intéressent au “potentiel” d’un candidat. Et ça marchait bien du temps des chemins tout tracés.

Que sait-on du potentiel d’un candidat ?

Ce qu’on appelle le “potentiel”, dans les ressources humaines, c’est la multiplicité de chemins virtuels que peut prendre un individu au cours de sa vie professionnelle. Il doit être actualisé à chaque instant.

Bien sûr, les recruteurs ne se contentent pas de regarder l’expérience et les diplômes du candidat pour voir son avenir : il cherchent également à évaluer sa personnalité et à mesurer sa motivation. C’est pour cela qu’ils sont friands des mises en situation professionnelles, des entretiens et des tests psychologiques. Mais la plupart du temps, ils raisonnent néanmoins de manière linéaire, ne serait-ce que parce que la motivation est mesurée à l’aune de ce qui a déjà été réalisé, ou parce que la mise en situation n’a jamais lieu si le profil du candidat n’a a priori pas grand chose à voir avec le poste. C’est toujours la réalisation du possible qui prime.

Or l’analyse prédictive a atteint des limites. Que sait-on aujourd’hui de la réalisation du possible ? Même avec des données abondantes —les big data ont pris de l’ampleur dans les ressources humaines— on ne peut plus guère extrapoler. Dans le monde du travail, le changement de paradigme est radical. On ne sait pas encore imaginer quel sera le changement d’échelle.

Sur le graphique à gauche, la courbe rouge correspond peu ou prou à l’expression “classique” d’un profil typique de l’époque de l’économie fordiste (il en reste aujourd’hui, cela va sans dire). La courbe violette représente le profil exceptionnel, la “bonne surprise”, celui ou celle qui pourrait prendre un jour la tête de la société ; la courbe verte, c’est le “plantage”, c’est-à-dire le candidat qui s’effondre en cours de parcours ; enfin, la courbe rose, la plus chaotique, est impossible à modéliser. Or cette courbe rose représente ce à quoi vont de plus en plus souvent ressembler les “potentiels” de l’économie de demain — ceux qui empruntent un chemin fait d’embûches, d’accidents, de reconversions, de faillites et de nouveaux départs.

Se baser sur le passé pour prédire l’avenir possible, cela sera de moins en moins pertinent

La métaphore de la route sinueuse par un temps orageux fonctionne à merveille. La route fait des virage brutaux, le temps est imprévisible, il n’y a plus de visibilité. Les potentiels et les carrières de demain vont de plus en plus souvent ressembler à cette route. Il deviendra inutile pour les recruteurs de regarder le passé. Au moins six tendances fortes les obligeront à revoir leurs pratiques de fond en comble.

1. De plus en plus de gens switchent et vont switcher

Chez Switch Collective, on est aux avant-postes pour observer qu’il y a un nombre grandissant de gens talentueux qui ne souhaitent plus exercer le métier correspondant à leurs diplômes et à leur expérience : soit ils s’ennuient (bullshit job, brown-out), soit leur emploi est menacé. Aujourd’hui, une personne sur trois qui se retrouve au chômage change de métier et renonce à son identité professionnelle.

Près de la moitié des métiers d’aujourd’hui pourraient disparaître. On a longtemps pensé que l’intelligence artificielle et les robots ne nous remplaçaient que pour les tâches routinières et répétitives. Ce que Watson et l’analyse des big data nous prouvent, c’est que nous pouvons même être remplacés pour les tâches que nous pensons créatives (diagnostic médical, écriture d’articles, etc). Difficile de dire combien de métiers disparaîtront, combien seront réinventés et surtout quand. S’ils ne sont pas remplacés par les robots, d’autres métiers sont et seront remplacés par une multitude d’amateurs travaillant gratuitement : c’est le cas des métiers de rédacteur de guides de voyages, encyclopédiste, de critique gastronomique, etc.

2. La moitié des métiers de 2025 n’existent pas encore

Alors que certains métiers disparaîtront, d’autres seront inventés pour répondre à des besoins nouveaux. Parmi les métiers récents, il y en a d’ailleurs plusieurs qu’on ne connaissait qu’à peine il y a encore cinq ans. Qui recrutait alors des “développeurs full stack”, des “growth hackers” ou des “customer experience designers” ?

Les nouveaux métiers seront le plus souvent des métiers hybrides, pour lesquels il n’existe pas de formation toute prête. Pour y exceller, il faudra savoir combiner des compétences de métiers différents, faire alliance avec les machines. Une pincée de technologie, une touche d’empathie, une louche de sens artistique. Les community managers et les growth hackers, par exemple, doivent savoir allier toutes ces qualités. On reviendra certainement également à une plus grande valorisation des profils plus littéraires

3. De plus en plus, on sera multi-actif

Un bon moyen de switcher, c’est d’ajouter une autre activité en complément (éventuellement en indépendant), ou de cumuler plusieurs activités. En cela, la création du statut d’auto-entrepreneur a marqué une petite révolution en France. En l’espace de quelques années, le nombre de multi-actifs en France a fortement augmenté. On estime à quatre millions de multi-actifs en France. Parfois, malheureusement, si on a plusieurs activités, c’est parce que les revenus issus de l’activité principale ne sont plus suffisants.

4. De plus en plus d’amateurs se frayent un chemin vers la professionalisation

Grâce aux MOOCs, aux écoles de code ouvertes à tous, aux ressources en lignes, le savoir n’a jamais été plus accessible. Partout, les amateurs gagnent du terrain. Le numérique ne laisse aucune profession intacte : avocats, médecins, professeurs, journalistes, consultants, etc. Des applications sophistiquées permettent aujourd’hui à des amateurs d’offrir un service de qualité sans les qualifications professionnelles autrefois jugées obligatoires. On se dirige vers la fin du siècle des experts

5. De plus en plus d’indépendants sortent du salariat pour s’affranchir des limites du recrutement

En devenant freelance, on peut plus facilement acquérir des expériences non liées à son parcours professionnel passé et effectuer des prestations de natures plus variées. Les plateformes de freelancing permettent de faciliter la mise en relation entre les entreprises et les freelances. En France, Hopwork grandit de manière spectaculaire sur la base de cette promesse. On y trouve quantité de développeurs, copywriters ou graphistes talentueux, qui ont fait le choix de rester libres de tout contrat de travail salarié. Environ 11% des actifs français sont aujourd’hui indépendants. On peut s’attendre à ce que cette proportion augmente encore au cours des prochaines années.

6. Les talents “multipotentiels” se revendiquent comme tels

On ne saurait exagérer l’influence de la conférence TED d’Emilie Wapnick consacrée aux “multipotentialistes”. Notre article Switch sur le sujet, intitulé “La fin du siècle des experts : l’avènement des Leonards” est l’un des plus lus de la publication Switch Collective. Le succès des nombreuses publications sur le sujet révèle les nouvelles aspirations de ceux qui ne se reconnaissent plus dans la définition d’un seul métier et font du growth mindset, l’esprit du débutant, leur philosophie de vie.

Les multipotentialistes parviennent à un haut niveau de maîtrise dans plusieurs domaines. Leurs modèles sont les hommes de la renaissance, comme Pic de la Mirandole, et bien sûr Leonard de Vinci, l’un des plus grands peintre, sculpteur, architecte, mais aussi ingénieur, mathématicien, cartographe, poète et musicien que le monde ait connu.

Comment recruter dans ce nouveau paradigme ?

Si l’on ne peut plus se baser sur le passé pour prédire l’avenir, ni faire correspondre les diplômes et expériences aux postes pour lesquels on recrute, alors comment fait-on quand on est recruteur ?

La réponse, évidemment, n’est pas unique. Une partie de la réponse se fera aussi par la transformation du métier de recruteur et sa capacité à inventer un parcours de recrutement exclusif taillé pour l’entreprise dans laquelle il travaille. Il y a fort à parier que la profession connaîtra son switch dans les années à venir. A l’ère du switch, on peut au moins donner quelques éléments de réponse :

  • On oublie la théorie du capital humain dans le recrutement et on lui préfère la théorie du signal : un diplôme de philosophie sert à signaler un cerveau bien fait, des capacités analytiques, qui peuvent servir dans d’autres domaines. Dans les pays anglo-saxons, cette vision est plus largement répandue. Adoptons-la partout !
  • On va former pour recruter—c’est ce que fait aujourd’hui la société d’investissement TheFamily avec son programme Lion. Plusieurs centaines de candidats sont sélectionnés pour suivre une formation gratuite pour travailler en startup. TheFamily les forme et apprend à les connaître. Ensuite, ils sont recrutés dans diverses startups du portefeuille de TheFamily.
  • On fait appel à des freelances—de plus en plus de missions et tâches sont confiées à des personnes talentueuses qui ne sont pas sous contrat salarié. Parfois, ces indépendants choisissent de le rester. Mais parfois, quand ils sont excellents et ont fait leurs preuves, l’entreprise peut réussir à les embaucher en tant que salariés. Les freelances peuvent donc aussi être vus comme un vivier de recrutement, un moyen de tester les talents avant de faire le grand saut du contrat de travail.
  • On cherche et on cultive les switchers—si un candidat a déjà plusieurs carrières derrière lui, alors il est sans doute bien armé pour l’ère du switch qui s’annonce. Il apprend plus facilement. Il n’est pas rétif au changement. Il est capable de combiner ses compétences de manière à remplir sa mission. Les switchers, que d’autres appellent des “atypiques” (voir les articles d’Anne-Laure Fréant sur la question), sont une ressource d’avenir pour les recruteurs.

Viendra un jour où presque tous les actifs seront des “switchers”. Alors, tous les recruteurs devront composer avec ce phénomène. Et si vous preniez une petite longueur d’avance en les recrutant dès aujourd’hui ?

Les switchers sont nombreux et on les connaît bien chez Switch Collective car nous fédérons une communauté d’actifs en quête de sens pour les aider à inventer leur propre parcours grâce à notre programme Fais le bilan calmement. Venez en parler avec nous !

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Laetitia Vitaud
SWITCH COLLECTIVE

I write about #FutureOfWork #HR #freelancing #craftsmanship #feminism Editor in chief of Welcome to the Jungle media for recruiters laetitiavitaud.com