Réseaux sociaux ou réseaux fachos ?

Réseaux sociaux & éthique, partie 2 : le phénomène de bulles de filtres

Cécile Valero
6 min readJun 13, 2024

“Comment en est-on arrivés là ?”
C’est la question qui tourne en boucle dans ma tête depuis l’annonce des résultats des élections européennes 2024, avec presque 40% de voix pour l’extrême droite. La première réponse est simple : le racisme.

D’autres éléments de réponse se trouvent dans la stratégie de communication social media du parti d’extrême-droite, qui a su toucher une population jeune grâce à des mécaniques bien rodées. Je suis convaincue que décrypter et comprendre les stratégies de communication permet de ne pas se laisser prendre aux pièges de la démagogie et de la manipulation politique : alors c’est parti pour une aventure dans la com’ de l’extrême droite façon Mademoiselle Valérie Bille-en-Tête !

Référence de l’image parodique : le Bus magique — dessin animé diffusé en 1996 sur France 3

Le J, TikTokeur pro

Je ne parle pas ici du rappeur Jul, j’aurais préféré croyez-moi, mais bien du député européen du parti du Rassemblement National (ex Front National, parti politique fondé par des néo-fascistes s’il est besoin de le rappeler) : Jordan Bardella.

Dès le début de la campagne, les réseaux sociaux de Jordan Bardella ont été utilisés de façon prioritaire pour lui créer une image de marque de “beau gosse”, de mec “jeune et cool” qui ont outrepassé ses prises de paroles sans aucun fond ni cohérence durant les différents débats télévisés. Pourquoi ? Parce que sa cible était très claire : les 18–34 ans qui s’informent principalement via les réseaux sociaux, et sont sensibles au “personal branding” (en français : son image de marque personnelle). On a assisté ces dernières années à un changement d’image du parti : from le vieux Jean-Marie Le Pen et son oeil de verre qui hurle “Jeaaaanne au secouuurs”, to Jordan Bardella qui déchaîne les cris des jeunes filles quand il enlève sa veste. Vous avez dit “glamourisation du fascisme” ?

Cette dé-diabolisation et cette nouvelle proximité sont très bien expliquées par la juriste et analyste Sally dans ce reel Instagram, qui ajoute que la visibilité acquise via les réseaux sociaux par Jordan Bardella (et notamment TikTok) a été un facteur déterminant du vote des jeunes électeurs.

© Sally sur Instagram

Cette stratégie marketing a été plus que payante, puisqu’on estime à 32% le pourcentage des 18–34 ans qui ont voté pour la tête de liste du Rassemblement National aux élections européennes 2024 (sans prendre en compte les 52% d’abstentionnistes).

© HugoDécrypte sur Instagram

Quand la bulle éclate

Pour expliquer comment cette stratégie social media a pu avoir autant d’impact, il est important de comprendre le phénomène des “bulles de filtres” : vous allez voir, c’est bête comme chou mais c’est central dans l’analyse des stratégiques politiques sur les réseaux sociaux.

Bulle de filtre : phénomène principalement observé sur les réseaux sociaux où les algorithmes de recommandation — qui alimentent par exemple les fils d’actualité des publications susceptibles d’intéresser les utilisateurs– peuvent parfois ne proposer que des contenus similaires entre eux. Ce phénomène intervient lorsqu’un algorithme est paramétré pour ne proposer que des résultats correspondant aux goûts connus d’un utilisateur, il ne sortira alors jamais des catégories connues.
Source : CNIL.fr

Concrètement : l’objectif des plateformes social media est de vous faire consommer un maximum de contenus pour faire de vous une audience captive et monétisable (j’en parlais par là, dans ma newsletter WIZZ). Va alors se produire un phénomène de “bulle” où vous n’allez plus voir QUE des contenus qui correspondent à vos intérêts, notamment politiques. Exemple : je like une vidéo de Jordan Bardella, je passe du temps à regarder ses publications, et mes fils d’actualités vont être inondés de contenus en rapport avec l’extrême droite. Ce qui amène une visibilité croissante, et forcément ça façonne une certaine image de marque car les contenus sont faits pour vous faire adhérer au personnage.

Les actions que je fais sur les réseaux sociaux (liker, commenter, partager, enregistrer…) sont propres à mon compte, je suis donc seul.e dans ma bulle de filtre : mon fil d’actualités est unique et correspond à mes actions d’interactions. Ce phénomène a donc tendance à renforcer l’entre-soi : on n’interagit principalement qu’avec des personnes / comptes qui pensent comme nous. Cette hyper-personnalisation des informations reçues n’est cependant pas une mécanique volontaire, puisqu’elle dépend d’algorithme dont le fonctionnement précis reste obscur à ce jour.

Un cercle vicieux dans lequel on se retrouve piégé si on ne prend pas la peine de varier ses sources d’information, et d’aller au-delà des apparences marketing pour se concentrer sur le fond des programmes politiques : comme par exemple le fait que le RN a voté à l’Assemblée nationale contre une majorité d’avancées sociales (hausse du SMIC, égalité professionnelle femmes-hommes, blocage du prix des produits de 1ère nécessité, gel des loyers…). Il me parait aujourd’hui plus que jamais primordial d’éduquer les jeunes générations dès le collège / lycée aux mécaniques social media et à la vérification des informations en général pour contrer ce phénomène.

Pour aller plus loin : Si le Rassemblement National accède au pouvoir — Mediapart (accès libre)

© Mr Mondialisation

Réseaux sociaux & politique : un enjeu crucial

Sur le sujet de la prise de parti politique, les créateurs de contenus et les personnalités publiques ont à mon sens une grande responsabilité. Pourquoi ? Parce qu’on suit des personnes, pas des robots : des individus qui vivent dans une société politique, qui ont forcément un avis sur la question et défendent certaines valeurs. Je suis une personne (je ne parle pas ici de médias) sur les réseaux sociaux pour ce qu’elle est dans sa globalité : parce qu’elle me fait rire, réfléchir, rêver… Ses valeurs et ses engagements en font partie, et c’est être malhonnête que de vouloir capitaliser sur une audience sans “se mouiller” vraiment : on ne sépare pas l’Homme de l’artiste.

En ce qui concerne la responsabilité des influenceurs, j’en parle plus en détails dans cet article au sujet d’abregefrere et de la misogynie qui règne (encore) en maître sur les réseaux sociaux.

Un exemple concret de transparence : Yasmine, une influenceuse “fashion & lifestyle” qui s’engage politiquement sur des sujets comme le génocide en cours à Gaza ou la montée de l’extrême droite parce qu’elle est vraie et entière auprès de sa communauté. C’est un risque ? Oui, elle a peut-être perdu des followers suite à ses prises de position. Mais ce risque il est bien plus grand pour les personnes qui subissent de plein fouet les conséquences de ces décisions politiques (minorités, personnes racisées…). Se dire qu’on s’en fiche et qu’on ne veut pas voir de contenus politiques c’est un privilège : des personnes sont directement impactées par ces décisions dans leur survie au sein de notre société.

C’est ok de ne pas avoir tous les tenants et aboutissants de chaque parti politique ou de chaque conflit mondial (on y reviendra dans l’article du mois prochain) : mais c’est déjà tenir une position politique que de dire ne pas en avoir. Le silence n’est pas neutre.

Et parce que je refuse d’être neutre : votez pour le Nouveau Front Populaire le 30 juin et le 7 juillet.

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