A propos des identités saillantes II

Marie la rêveuse éveillée
5 min readNov 5, 2024

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Dans la continuité de l’article précédent, approfondissons notre déconstruction des positions de Goodhart, et sa défense des “intérêts ethniques légitimes”.

La problématique fondamentale à prendre en considération, c’est que nous sommes tous au carrefour de multiples identités. Dans le cas de Chris Dillow, s’il est effectivement blanc, il est également grand, chauve, diplômé de l’université d’Oxford, s’identifie comme marxiste, en plus d’être un homme, hétérosexuel, cisgenre, un bourgeois qui a passé les premières années de sa vie au sein des classes laborieuses, un athée avec une éducation protestante méthodiste, et on pourrait continuer d’élaborer d’autres dimensions auquel il pourrait s’identifier… La question n’est donc pas, quelle est mon identité? ou même quelles sont mes identités? mais plutôt, laquelle de ces identités peut s’avérer pertinente?

On peut méditer ces sages paroles d’Amartya Sen :

Un travailleur hutu de Kigali peut subir une pression sociale l’amenant à s’identifier avant tout comme hutu, et se retrouver ainsi incité à massacrer des tutsis, mais cela ne change rien au fait qu’il n’est pas seulement un hutu mais également un kigalien, un rwandais, un africain, un travailleur et aussi un être humain. Il n’est pas suffisant de prendre conscience de la multitude des identités qui nous définissent, et de leurs nombreuses implications, puisqu’il est également crucial de percevoir le rôle du choix pour déterminer la puissance effective et la pertinence d’identités diverses alors même qu’elles demeureront nécessairement plurielles.” (Identités et violence)

Même si vous admettiez la validité de l’essentialisme biologique, les facteurs déterminant laquelle de nos multiples identités deviendra saillante, ils relèvent avant tout de la construction sociale. Si l’on prend l’exemple de Sen, il a fallu une masse phénoménale de propagande et de pression sociale pour accentuer la proéminence de l’identité hutu à un degré suffisant pour générer un génocide. Pour un exemple autrement moins violent, à une époque relativement récente, les identités politiques saillantes en Grande Bretagne gravitaient autour de la question du Brexit, entre les partisans du Leave et ceux du Remain, alors même que cette question était totalement absente du paysage politique britannique, quelques années plus tôt, avant que médias et politiciens ne l’insufflent dans la population.

Et si la biologie n’est pas suffisante pour déterminer la saillance de nos identités, on ne peut même pas allouer ce rôle à l’économie. Par exemple, toutes choses égales par ailleurs, les personnes de grande tailles ont en moyenne de meilleurs revenus que leurs concitoyens relativement plus petits, de la même manière que les personnes avec une belle apparence auront une situation économique privilégiée par rapport aux personnes perçues comme laides… On ne verra pourtant pas de division politiques selon ces lignes… Et l’inverse est tout aussi vrai, il y a fort peu de différence sur le plan économique entre les écossais et les britanniques, mais il y a bel et bien une division politique entre les deux…

Une problématique qui n’a pas manqué de hanter les marxistes, puisqu’ils ont toujours défendus l’idée que les classes laborieuses avaient des intérêts économiques distincts. Encore fallait-il les amener à percevoir cet état de fait, en développant une conscience de classe, ce qui est simple sur le papier, mais un véritable casse-tête en pratique, nécessitant des actions politiques comme sur le plan de l’organisation industrielle… (Ce n’est pas un hasard si l’atomisation du travail au cours de la seconde moitié du XXème siècle a contribué à dissoudre la politisation des travailleurs. On renverra à ce sujet à l’ouvrage de Denis Colombi, Qui travaille vraiment?)

Ce qui nous ramène à la critique qu’on peut adresser à la thèse de Goodhart, en pointant le danger bien réel dans une démarche consistant à accentuer la saillance des identités raciales ou ethniques.

En premier lieu, Dillow ne manque pas de pointer qu’il est extrêmement discutable de postuler qu’il pourrait, en tant que blanc, avoir des intérêts communs avec, par exemple, un travailleur blanc non qualifié âgé de 20 ans, même si cela ne signifie pas nécessairement que leurs intérêts sont en conflit. Les tentatives de les identifier tout deux comme appartenant au même groupe, elles impliqueront au final de les convaincre de se distinguer d’autres groupes ethniques, et de percevoir les intérêts de ces groupes comme séparés voir antagonistes aux leurs, par nature. On peine à trouver une utilité à la démarche, en revanche, il est terriblement aisé d’anticiper la multitude de manière dont elle pourrait dégénérer…

Dans le même ordre d’idée, si nous devions envisager les rapports de force sociaux en termes de race, les blancs demeurent le groupe dominant en Occident, que ce soit sur le plan numérique ou sur le plan de l’accès aux postes de pouvoir. Il faut réellement s’emmurer dans un monde imaginaire pour percevoir les blancs en situation de minorité opprimée, exclu et réduit au silence au sein de leur propres pays… Si on prends en compte ce contexte, demander au groupe dominant de privilégier ses propres intérêts avant tout, cela revient à renforcer les inégalités, l’exploitation, et de manière générale, la domination de l’homme par l’homme (pour parler comme Walter Lippmann). On pourrait d’ailleurs faire aisément le parallèle avec les LGBT, les hétérosexuels cisgenres qui font mine de réclamer un mois des fiertés hétérosexuelles ne réalisent pas les raison pourtant évidente de l’absurdité même du concept, puisque personne n’est stigmatisé, pathologisé, ostracisé, discriminé ou criminalisé pour son homosexualité, excepté, là encore, dans le monde imaginaire des conservateurs comme des réactionnaires…

Troisièmement, l’un des mensonges les plus convaincants que l’on s’adresse à soi même, il consiste précisément à identifier ses propres intérêts avec les exigences légitimes de la morale. Les propriétaires d’esclaves n’avaient aucune difficulté à se convaincre eux même de la légitimité de l’esclavage en tant qu’institution justifiée par l’infériorité “naturelle” des noirs… Inviter la majorité blanche à embrasser ses propres intérêts reviendra à les inciter à percevoir ces mêmes intérêts comme moralement légitimes, y compris et surtout quand ils agissent au détriment des intérêts des minorités…

Et enfin, la saillance est un jeu à somme nulle, si les divisions selon les lignes ethniques deviennent plus saillantes, d’autre divisions seront écartées du devant de la scène en conséquence… Parmi celles-ci, on trouvera bien évidemment la division entre les riches et les pauvres, comme celle entre les travailleurs et leurs employeurs…

Comme le disait si bien Lyndon Johnson : “Si vous pouvez convaincre le blanc le plus pauvre qu’il est supérieur par nature à l’homme noir qui a réussi dans la vie, il ne remarquera pas que vous êtes en train de lui faire les poches. Bon Dieu, donnez lui quelqu’un à mépriser et à regarder de haut comme son inférieur, et il videra spontanément ses propres poches pour vous.”

Un jugement amplement corroboré par l’étude des biais cognitifs.

Le point à retenir de tout ça est si évident que nous devrions être embarrassés d’avoir à l’épeler comme nous l’avons fait. Nous sommes tous différents les un des autres sur une multitude de dimensions, laquelle de ces différences justifiera une différence de traitement par le reste de la société, et à quel degré, ce sera le produit d’une construction sociale. Dans un monde idéal, les différences en matière d’ethnicité aurait autant de pertinence que les différences en matière de pointure de chaussure.

Toute tentative de donner une pertinence politique à ces différences, en dehors d’une lutte légitime pour faire cesser les différence de traitements, elle nous éloignera de cet idéal pour nous faire régresser…

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Written by Marie la rêveuse éveillée

Une personne qui s'égare souvent parce qu'elle passe son temps à se chercher...

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