Jean-Pierre Dupuy et la Justice sociale introuvable II

Marie la rêveuse éveillée
17 min readApr 18, 2024

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Au cours du précédent article, nous avions pu voir de quelle manière Dupuy avait décortiqué la conception hiérarchique, spectre qui hante nos discussions publiques lorsqu’elles tournent autour de la justice sociale, et ce d’autant plus que nos sociétés démocratiques modernes s’efforcent de l’exorciser constamment…

Nous allons maintenant nous pencher sur son analyse du second modèle qui exerce sa force d’attraction sur notre culture politique :

Le Modèle critique démystificateur.

Bien que ce modèle, ou plutôt cet antimodèle, soit dans toutes les têtes et que son pouvoir de corrosion des valeurs, des certitudes et du sens soit universel, c’est également dans l’œuvre d’un auteur, qui plus est sociologue, que nous en chercherons la formulation la plus parfaite et la plus percutante.

Sociologue, Pierre Bourdieu l’est certes d’une manière très différente de celle de Louis Dumont. A vrai dire, sous le regard de ce dernier, la sociologie de Bourdieu apparaît plutôt comme la négation de toute sociologie car elle repose sur la négation du social. Mais n’anticipons pas.

La dénégation du social, voilà pourtant pour Bourdieu et ses multiples épigones, l’ennemi qu’il faut partout débusquer. C’est le propre du social de ne se donner à connaître que dans la méconnaissance. L’ordre social s’incruste si profondément dans les cerveaux qu’il devient comme une seconde nature, à l’instar de la première, prédéterminée, immuable et fatale. Et cette fatalité, même ceux qui en souffrent le plus en viennent à l’aimer. Amor fati, quand tu nous tiens… “La nécessité ne peut s’accomplir que parce que les agents sont inclinés à l’accomplir, parce qu’ils ont le goût de ce à quoi ils sont de toutes façons condamnés.”

Ce processus d’objectivation du social, on sait comment Bourdieu le baptise : habitus. L’habitus a pour principale propriété de transformer e pseudo-évidences qui ne tirent leur force que de leur caractère circulaire, en propriétés substantielles du monde. Ainsi en va-t-il de la différenciation sociale : “L’habitus appréhende les différences de conditions, qu’il saisit sous la forme de différence entre des pratiques classées et classantes (en tant que produit de l’habitus) selon des principes de différenciation qui, étant eux mêmes le produit de ces différences, sont objectivement accordées à elles et tendent donc à les percevoir comme naturelles.”

L’enchevêtrement des niveaux est ici remarquable (le classé devenant critère de classification) et on peut montrer qu’il a à voir de façon générale avec la transsubstantiation du contingent en nécessaire ou du désordre en ordre. Zinoviev note ironiquement qu’en Union soviétique, le principe de justice “A chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail” est nécessairement satisfait puisque “la situation sociale devient précisément le critère reconnu des capacités de l’homme et de son apport personnel à la richesse commune”. Et il ajoute qu’il en est de même avec l’autre principe “A chacun selon ses besoins”, “car le critère reconnu des besoins de l’homme devient précisément la situation sociale”.

Nul doute qu’un logicien ait trouvé du plaisir à démontrer les fascinants mécanismes de l’autoréférence sociale.

Tout ces jeux, pour Bourdieu, sont autant de façons pour le social de se nier lui même, de se mettre à distance de lui même pour dissimuler ce qu’il est par ce qu’il n’est pas. Mais qu’est-il donc au juste?

On connaît la réponse, c’est le nœud de toute la démarche démystificatrice. Le social est cette machine à transformer les faits en valeurs, et plus spécifiquement, des rapports de forces en rapports légitimes de subordination et de hiérarchie. En des termes dont on appréciera l’économisme calculé, Bourdieu écrit “La dialectique des conditions et des habitus est au fondement de l’alchimie qui transforme la distribution du capital, bilan d’un rapport de force, en systèmes de différences perçues, de propriétés distinctives, c’est à dire en distribution de capital symbolique, capital légitime, méconnu dans sa vérité objective”.

Le social, c’est donc “la transsubstantiation des rapports de force en autorité légitime”. Mais cette opération toujours un peu délicate et qui hésite entre le genre sacré et prestidigitation, le social ne peut l’accomplir au grand jour, au vu et au su de tous. Il lui faut donc la dissimuler, et faire appel aux bons services d’une puissance légitimatrice au dessus de tout soupçons : ce sera précisément son double : la Nature, comprendre, le social chosifié en nature.

Pour Bourdieu, le social fait au fond toujours en secret, et de façon honteuse, ce que la nouvelle droite voudrait qu’il fasse publiquement et la tête haute : transmuer des faits en valeurs, des rapports de force en légitimité. Il est alors intéressant d’observer que la Nature joue un rôle inverse dans les deux cas. Pour la nouvelle droite, elle est du côté des faits(le rapport de domination) et c’est le coup de force de la doctrine en question qui plaque sur elle des valeurs. Ce qu’on est censés voir après la démystification opérée par Bourdieu, c’est que le fait brut du rapport de force constitue la vérité du social, et que la nature se trouve de l’autre côté, celui de la (fausse) légitimation.

C’est évidemment, dira-t-on, que la Nature convoquée par la nouvelle droite est une nature moderne, “scientifique”, donc privée de valeurs, tandis que celle que Bourdieu voit à l’œuvre est la nature holiste et hiérarchisée des sociétés traditionnelles. Le problème c’est que chaque fois que notre sociologue nous montre en action cette nature (faussement) porteuse de valeurs, c’est toujours de valeurs individuelles et de mérite personnel qu’il s’agit.

La clé du mystère est toute simple : Bourdieu, comme tout les démystificateurs, se moque éperdument de nos distinguos. Le modèle hiérarchique et le modèle méritocratique mis dans le même sac que le darwinisme social. La distinction entre trois formes de “supériorité”, la supériorité hiérarchique (celui qui est au dessus des autres n’y est pas par ses qualités propres mais par la grâce de l’ordre des choses), la supériorité méritocratique (celui qui est au dessus des autres, dès lors que la compétition était équitable, thème de l’égalité des chances, le doit à ses qualités propres) et la supériorité de la force brute(celui qui est au dessus des autres le doit à la “raison du plus fort”, c’est à dire au résultat toujours hasardeux et toujours provisoire de la lutte des hommes)? Trop subtile pour ne pas être suspecte de cacher quelque chose!

Soit l’un des thèmes les plus célèbres de la critique démystificatrice : le rôle du système d’enseignement dans “la reproduction sociale”. Ce système se présente comme purement méritocratique. A conditions que son accès soit organisé de façon démocratique, il se dit capable de sélectionner “les meilleurs” et il assure leur succès dans la vie, les meilleurs c’est à dire ceux que la nature a doté largement en capacités et talents, et qui font l’effort de les développer. En réalité, il ne fait que reproduire le classement social de départ, tout en lui apportant consécration et légitimité au moyen de cette fiction du mérite individuel.

Comment s’y prends-t-il? Tout simplement en imposant des exigences et en fixant des critères de réussites qui correspondent parfaitement aux habitudes culturelles des classes dominantes, mais qui constituent autant d’obstacles difficilement franchissables par les enfants des classes dominées, même si ceux-ci bénéficient de mesures de rattrapage financier et scolaire. L’”héritage” social et culturel est infiniment plus puissant que les facteurs prétendument naturels dans la détermination de la différenciation sociale. C’est la règle d’or de la démarche sociologique que de prêter au social une autosuffisance causale : le social s’explique par le social, et par rien d’autre. Hubert Brochier par exemple : “Les inégalités sociales ne sont pas à situer dans, ou par rapport à, un extérieur à la sphère sociale (de Dieu à la Nature en passant par la Chance selon les époques et les auteurs) mais bel et bien en son intérieur même.” et Bourdieu lui même “(…)la recherche sociologique se doit de suspecter et de déceler méthodiquement l’inégalité culturelle socialement conditionnée sous les inégalités naturelles apparentes puisqu’elle ne doit conclure à la nature qu’en désespoir de cause…

Il ne semble donc faire aucun doute que la priorité de la démarche critique est démystifier les valeurs méritocratiques et l’illusion du mérite individuel. C’est la transmutation “de l’héritage social en grâce individuelle ou en mérite personnel” qu’il s’agit de dénoncer en démontant les mécanismes de la légitimation. On pourrait multiplier les citations dans ce sens.

Par exemple : “Le système d’enseignement transforme, en toute neutralité apparente, des classements sociaux en classements scolaires, et établies des hiérarchies (qui sont vécues) comme des hiérarchies totales, fondée en nature, portant ainsi à identifier la nature sociale et la valeur “personnelle”, les dignités scolaires et la dignité humaine.” (Bourdieu, La distinction)

Notre hypothèse est qu’au contraire le véritable ennemi de la pensée critique, celui qui excite sa haine et sa fureur, ce n’est pas tant la méritocratie que ce que nous avons appelé avec Dumont la hiérarchie : le mensonge à dénoncer est moins celui de la bourgeoisie que celui de la société d’ordres et de castes. Certes, nous l’avons dit, Bourdieu les confond dans la même opprobre : mais c’est qu’il englobe la méritocratie dans la hiérarchie et non l’inverse. Ainsi “Le système scolaire (…) est à la société bourgeoise en sa phase actuelle ce que d’autres formes de la légitimation de l’ordre social et de la transmission héréditaire des privilèges ont été à des organisations sociales qui différaient tant par la forme spécifique des rapports et des antagonismes entre les classes que par la nature du privilège transmis : ne contribue-t-il pas à convaincre chaque sujet social de rester à la place qui lui incombe par nature, de s’y tenir et d’y tenir…?”

Cette confusion-inclusion de la bourgeoisie dans l’ancien régime est comme à tout les disciples de Bourdieu et autres démystificateurs. Par exemple J-F Kahn : “Grâce à la prise de la Bastille, certains privilèges ont peut être été abolis, mais d’autres -tout aussi héréditaires- ont été libérés. L’important n’étant plus de naître noble mais de naitre propriétaire.”

Il y a deux types de qualités personnelles que la méritocratie entend reconnaître et récompenser (c’est un modèle que nous ne sommes censés étudier que plus tard mais il est impossible de ne pas le supposer connu). Les dons et talents, d’une part, c’est à dire ce que le sujet reçoit de la nature selon des déterminations que la science peut plus ou moins facilement isoler; l’effort, le travail, la peine, le courage, les risques encourus, etc… d’autre part, toutes qualités qui relèvent de la liberté et de l’autonomie du sujet : ce qu’il fait de ce que la Nature et la société ont fait de lui.

Demandons nous ce qui va le plus exciter la fureur démystificatrice du critique : s’il en avait surtout après le méritocrate, c’est contre ce à quoi celui-ci tient le plus qu’il s’attaquerait en priorité. Or il est clair que le méritocrate valorise d’abord ce qui appartient en propre au sujet : non pas ce qu’il a reçu sans y être pour quoi que ce soit, mais ce qu’il a fait d ece qu’il a reçu. (Se rappeler que ce qui choque le plus Nozick dans la démarche de Rawls, c’est que celui-ci va jusqu’à dénier au sujet individuel la responsabilité et le mérite des efforts qu’il déploie pour cultiver et exercer ses talents)

On s’attendrait d’autant plus à ce que Bourdieu choisisse de concentrer son tir sur les valeurs de l’effort et du travail personnel que lui même, à l’instar de Rawls, ne croit pas du tout à la valeur de ces valeurs, y voyant le simple produit de déterminations sociales.

Reformulons la question, car c’est peut-être ici que se joue la véritable signification de l’impetus critique. Le propre de la sociologie démystificatrice, c’est de partout repérer sous le vernis flatteurs des valeurs et des légitimités les déterminismes sociaux. Elle a à affronter dans cette tâche deux autres conceptions du monde humain : celle qui insiste sur les déterminismes naturels et celle qui met au premier plan l’autonomie et la liberté des hommes. A laquelle de ces deux conceptions va-t-il lui paraître le plus nécessaire, le plus urgent de s’opposer?

Si le programme de la sociologie critique était vraiment celui qu’elle affirme, à savoir le rétablissement du social dans sa prééminence ontologique et dans son autosuffisance causal, alors c’est ce qu’il y a de plus étranger et d’antagonique à cela qu’il faudrait dénoncer comme mensonge et comme mystification : ce serait l’individualisme contenu dans l’affirmation que le monde des hommes est le monde que les hommes veulent et font. Mais de ce même artificialisme, la sociologie critique ne tire-t-elle pas précisément son élan?

La haine du démystificateur est en fait dirigée dans l’autre direction. Ce n’est pas le bourgeois, le “parvenu”, parvenu à se hisser au faîte de l’échelle sociale aux prix d’efforts dont il va jusqu’à se flatter, le grossier personnage, à qui il souhaite d’abord rabattre le caquet.

Non, c’est au noble, à celui qui possède sans jamais s’être donné la peine d’acquérir. D’ailleurs, qui méprise qui? Est-ce le bourgeois qui méprise l’aristocrate? “Vous pouvez tout nous acheter, répond en substance, dans Les affaires sont les affaires, le noble de Porcelet au bourgeois Lechat qui lui propose une alliance, vos pouvez tout nous acheter, nos biens, nos titres, nos filles mais pas la manière de s’en servir.”

Le sociologue critique s’apitoierait presque sur le sort des bourgeois dédaignés. La honte du don le rapproche, singulièrement, malgré leur naïveté, des égalitaristes américains.

Entre les valeurs de l’acquis et du faire, et les valeurs de la naissance, de l’essence et de la Nature, la hiérarchie propre aux sociétés aristocratiques a toujours placé les secondes au sommet, mais c’est aussi le cas, par mimétisme, des sociétés bourgeoises. Cela ne va pas sans paradoxe, comme le note Bourdieu : “L’école serait la voie royale de la démocratisation de la culture (…)si elle n’allait trop souvent -en reprochant par exemple à un travail d’être trop “scolaire”- jusqu’à dévaloriser la culture qu’elle transmet au profit de la culture héritée qui ne porte pas la marque roturière de l’effort et a, de ce fait, toutes les apparences de la facilité et de la grâce.”

La cible prioritaire de la sociologie critique est donc toute désignée. Ce qui lui est insupportable dans la “culture héritée” c’est qu’elle se présente comme une “grâce”, un “don immémorial” dont l’origine se perd dans un lieu et un temps inaccessibles où société et nature se confondent. C’est cette idéologie “charismatique” qu’il importe avant tout de déconstruire.

Citons encore Bourdieu : “A la différence des détenteurs d’un capital culturel dépourvu de la certification scolaire qui peuvent toujours être sommés de faire leurs preuves, parce qu’ils ne sont que ce qu’ils font, simple fils de leurs œuvres culturelles, les détenteurs de titre de noblesse culturelle -semblables en cela aux détenteurs de titres nobiliaires, dont l’être, défini par la fidélité à un sang, à un sol, à une race, à un passé, à une patrie à une tradition, est irréductible à un faire, à un savoir-faire, à une fonction- n’ont qu’à être ce qu’ils sont parce que toutes leurs pratiques valent ce que vaut leur auteur, étant l’affirmation e la perpétuation de l’essence en vertu de laquelle elles sont accomplies.”

Il n’y a rien de plus inaccessible à l’homme que ce qui est situé dans le passé, parce qu’il n’est dans le pouvoir de personne (pas même de Dieu) de faire que ce qui a été fait ait été autrement. Tout ce qui réussit à se fonder socialement sur le temps révolu est donc assuré de marquer une différence absolu, pérenne, au delà de la contestation et de la concurrence. La légitimité est précisément “ce pouvoir social sur le temps”. Elle est faite de “toutes ces choses qui ont en commun de ne s’acquérir qu’avec le temps, avec du temps, contre du temps, c’est à dire par l’héritage, et à “l’ancienneté” (L’excellence : posséder de “l’ancien”!)”.

Le parvenu c’est, par contraste, l’homme de l’acquis provisoire, qui, tel Harpagon, vit dans l’insécurité permanente, dans la hantise que son précieux bien lui soit dérobé.

Au stade où nous sommes parvenus, il n’est pas trop hasardeux d’esquisser l’interprétation suivante, qui éclaire le sens dissimulé de la démarche démystificatrice.

Il faut partir de l’arbitraire. Celui-ci n’est pas la même chose chez Bourdieu, on s’en doute, que chez Rawls. Pour ce dernier, l’arbitraire est celui des faits naturels et des contingences sociales, pour le premier, il a trait aux relations des hommes entre eux : c’est l’arbitraire de toute relation de domination.

Soit l’affirmation suivante, si typique du style de Bourdieu : “Dans une formation sociale déterminée, l’arbitraire culturel que les rapports de force entre les groupes ou classes constitutifs de cette formation sociale mettent en position dominante dans le système des arbitraires culturels est celui qui exprime le plus complétement, quoique toujours de manière médiate, les intérêts objectifs (matériels et symboliques) des groupes ou classes dominantes.”

C’est apparemment parler pour ne rien dire, et chez les épigones, cela devient vite insupportable. La circularité du discours et ses redondances calculées produisent néanmoins un sens : que la domination, en dernière instance, ne repose sur rien d’autre que la domination. Cette circularité est celle-là même que l’on trouve au coeur du darwinisme biologique primitif (et primaire) : seules survivent les espèces les plus fortes, les plus adaptées. Mais comment reconnait-on ces dernières? Au fait qu’elles survivent.

Là se niche l’essence de l’arbitraire; tout le travail du social consistant à produire sur cette base de la légitimité. Ainsi : “Il n’est pas de lutte à propos de l’art qui n’ait aussi pour enjeu l’imposition d’un art de vivre, c’est à dire la transmutation d’une manière arbitraire de vivre en manière légitime d’exister qui jette dans l’arbitraire toute autre manière de vivre”.

Au commencement, donc, est la violence : la lutte des hommes pour la domination. Le propre de tout conflit humain c’est que son issue est indécidable. On entend par là qu’il n’y a pas d’autres procédures pour rendre compte de cette issue que le déroulement effectif du conflit dans l’histoire. Certes, l’histoire “tranchera”, c’est à dire qu’elle décidera. Mais de même que jamais un coup de dé n’abolira le hasard, jamais les décisions de l’histoires n’aboliront l’indécidabilité propre à la lutte des hommes.

De cette lutte, les résultats ne peuvent être déduits d’aucun principe universel, Raison, Nature, ou autre. L’issue est en général une différence, celle qui distingue le vainqueur du vaincu, et cette différence est toujours arbitraire. De là qu’elle peut toujours être remise en question et éventuellement changer de sens ou de signe, dès lors que le conflit dont elle avait provisoirement stabilisée l’issue repart de plus belle.

Si l’on accepte ces prémisses, on voit maintenant en quoi consiste le mensonge primordial, le péché originel de toute société humaine : c’est de faire passer les décisions de l’histoire pour les bonnes solutions d’un problème décidable, et ceci tout à la fois en les figeant et en leur donnant sens. On voit aussi que cet artifice trompe beaucoup mieux son monde dans le cas des sociétés d’ordres que dans celui des sociétés bourgeoises.

Les premières font disparaître jusqu’aux traces du conflit et placent les valeurs et le sens au delà de la prise des hommes; les secondes reposent ouvertement sur la concurrence, et le sens du vivre ensemble y est en permanence remis en question. Quant au travail et à l’effort visible de ceux qui s’y élèvent, non sans écraser quelques concurrents, ils révèlent précisément le conflit et trahissent sa vérité sécrète : qu’il ne décide jamais que dans l’arbitraire et le provisoire.

L’énergie démystificatrice s’exerce évidemment en priorité contre ce qui la défie le plus. Mais la relative indulgence de la sociologie critique envers la méritocratie de l’effort s’explique aussi par l’affinité profonde qui les lie l’une à l’autre : toutes deux sont des produits de l’esprit concurrentiel. La grande différence est que la seconde se donne publiquement pour norme ce que la première tient pour la vérité honteuse et cachée des sociétés humaines. La méritocratie est surtout coupable de naïveté aux yeux de la sociologie critique.

Il apparaît maintenant -si notre interprétation est correcte- que cette sociologie est un individualisme qui s’ignore. Sa volonté déclaré de rétablir l’autosuffisance causal du social ne doit pas faire illusion. On n’a évidemment pas ici la reconnaissance de la prééminence de la totalité sociale au sens où l’entend Louis Dumont mais tout le contraire. C’est simplement l’une des multiples manifestations de l’artificialisme moderne puisque ce qu’il s’agit de reconnaître c’est la facticité de l’ordre établi.

L’autonomie du social, cela veut dire pour Bourdieu qu’il n’y a rien d’autre que la guerre de tous contre tous à laquelle se livre les hommes, et que cela suffit à rendre compte, par une sorte “d’effet pervers”, des formes et des différenciations sociales -forme que personne n’a voulue ni conçue, mais que chacun a contribué à alimenter par ses actions et réactions. Il y a de la “main invisible” dans l’idée d’habitus, principe d’orchestration sans chef d’orchestre, de coordination sans coordinateur. Toutes ces figures sont celles de l’économie, et d’ailleurs Bourdieu ne fait pas mystère de son économicisme.

Le rapport de la sociologie critique à son objet est l’un des plus singulier qui soit. A supposer qu’elle puisse conduire jusqu’au bout son projet de connaissance, c’est à dire de démystification, elle tuerait son objet et se tuerait elle même. Le social n’est qu’une fabrique d’illusions qui recouvrent la vérité de la lutte pour la domination. Dissipez les illusions, vous obtenez la lutte, c’est à dire “l’état de nature” au sens des philosophes. Le social a disparu.

Plus grave que ce suicide autoprogrammé de la sociologie critiques sont ses implications éthiques. Si vraiment le projet démystificateur n’a rien d’autre à proposer que de contraindre “la vérité des rapports de force à se dévoiler”; si vraiment le sens et la valeur, ce n’est que cela, le vernis hypocrite qui cache la lutte pour la domination; s’il n’y a vraiment pas d’autre légitimité que mystificatrice -alors on ne voit pas où le programme démystificateur peut mener sinon au nihilisme le plus désespéré.

(Louis Dumont résume ainsi le message de Mein Kampf : “lutte de tous contre tous comme vérité dernière de la vie humaine, et domination de l’un sur l’autre comme caractérisant l’ordre naturel des choses ou plutôt des sociétés.” (Essai sur l’individualisme) Ce pourrait aussi bien être le crédo de la démarche démystificatrice)

Dans la pratique, on voit d’ailleurs que l’esprit critique produit deux attitudes extrêmes et opposées l’une à l’autre, même si toutes deux visent le même objectif : faire que désormais nul n’ignore qu’il n’y a dans la différence sociale ni sens à chercher ni valeur à respecter. Certains veulent rendre universellement perceptible l’indécision fondamentale de la violence sous-jacente à l’ordre social, et que cet ordre n’est qu’un moment fallacieusement étiré dans une succession d’instant où vainqueurs et vaincus échangent périodiquement leurs places.

Il faut donc que le temps trompeusement irréversible de la légitimité redevienne le temps indéfiniment réversible du conflit libéré. C’est ainsi que l’on voir parfois des démystificateurs prêter main forte à la politique, non sans doute pour l’éclairer de leurs conseils, mais pour accentuer et mettre en scène le caractère dérisoire de ses retournements tragi-comiques, surtout dans les moments de crise dont ils se délectent en connaisseurs.

A l’autre extrémité, par un de ces paradoxes de la double négation dans lesquels l’esprit critique a une tendance naturelle à se laisse prendre, d’autres démystificateurs, parfois les mêmes (lorsqu’ils accèdent au pouvoir) se rapprochent étrangement des solutions traditionnelles. Devant faire face à la réalité sociale de la différenciation et de la subordination, ils choisissent de les mettre hors de portée du conflit et de la concurrence, en les figeant sur le modèle des hiérarchies du temps passé.

“L’ancienneté” si bien raillée par tout les pourfendeurs des sociétés aristocratiques devient le seul critère de l’avancement social. L’arbitraire et le non-sens évident du critère sont ce qui lui vaut désormais d’être bien en cour : nul ne peut penser que les autres peuvent penser qu’il y a du contenu ou du mérite à être plus ancien qu’un autre. Rendue inoffensive, pense-t-on, parce qu’elle n’apparaît plus comme la source du sens, l’extériorité devient le recours “naturel” par lequel on se protège des ravages de l’artificialisme.” (Jean-Pierre Dupuy, Libéralisme et justice sociale)

Pour celles et ceux qui veulent explorer les racines marxistes du modèle démystificateur, on renverra à l’introduction de notre compte-rendu de l’ouvrage de Denis Colombi, Pourquoi sommes-nous capitalistes (malgré nous)?

On peut également faire un parallèle entre la déconstruction du modèle démystificateur par Dupuy et la démarche similaire de Michael Polanyi pour mettre en lumières les failles des idéologies matérialistes issues du marxisme. (Voir ici, ici et ici)

Mais on peut également convoquer la déconstruction du matérialisme opéré par Karl Popper et Hilary Putnam ainsi que C.S.Lewis via l’argument par la Raison.

Quoiqu’il en soit, lors du prochain article, nous retranscrirons la déconstruction de l’individualisme méritocratique effectué par Dupuy.

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Marie la rêveuse éveillée
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Written by Marie la rêveuse éveillée

Une personne qui s'égare souvent parce qu'elle passe son temps à se chercher...

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