Le problème que pose la démocratie
Si un homme venait à réclamer du poisson avarié pour son dîner, est-ce qu’on reprocherait au poissonnier Ordralfabétix de répondre à sa demande?
Il en va de même avec les politiciens, leur reprocher d‘empoisonner le peuple avec une politique toxique, c’est louper la véritable problématique, à savoir qu’il n’y a pas toujours tromperie sur la marchandise, nos entrepreneurs politiques fournissent bien souvent ce qu’on leur réclame… (même s’il y aurait beaucoup de choses à dire sur la manière dont les entrepreneurs politiques et les entrepreneurs moraux façonnent l’opinion auquel ils prétendent se soumettre).
De fait, c’est un problème qui nous hantent depuis plusieurs siècles, comment concilier la démocratie avec un bon gouvernement?
Et face à cette éternelle question, Jason Brennan choisit de mettre les deux pieds dans le plat en affirmant qu’il n’y a aucune conciliation possible entre ces deux objectifs.
“La majorité des électeurs sont ignorants des faits politiques les plus fondamentaux, pour ne pas dire les plus basiques. Qui plus est, ils ne disposent pas non plus des connaissances adéquates en matière de sciences sociales pour évaluer correctement ces faits. Le peu d’information dont ils disposent, ils la traitent de manière extrêmement biaisée et irrationnelle, traitant les questions politiques au grés de leurs caprices et de leurs sautes d’humeur plus qu’autre chose. Mais le pire dans cette situation, c’est que nous sommes forcés de nous soumettre à la décision de la majorité. A moins de faire partie de la minorité de privilégiés ayant les droits et surtout les moyens de s’expatrier ailleurs, vous êtes forcés d’endurer les pires décisions d’un gouvernement démocratique.”
Poussant le raisonnement jusque dans ses derniers retranchements, Brennan se fait l’avocat de l’epistocratie, “un système où l’exercice du pouvoir politique serait, dans une certaine mesure, réparti selon la connaissance”.
Une position des plus…audacieuse, pour user d’euphémisme. Mais avant de rejeter sa proposition en bloc, il peut être judicieux d’examiner les arguments déployés en faveur de sa thèse, pour juger de son degré de mérite, et de la réponse approprié à donner au défi de Brennan.
Mettons donc notre jugement entre parenthèses et déplaçons l’angle de la question.
Est-ce que tout le monde devrait disposer du droit inaliénable de conduire un véhicule? Il y a de forte chance pour que vous rejetiez cette idée, après tout, il existe des conducteurs incompétents, irresponsables, qui n’hésitent pas à conduire en état d’ivresse, ou à se mettre en danger en même temps que leurs concitoyens de par leur manque de prudence ou leur négligence. Pour la sécurité de tout le monde, il vaut mieux maintenir ce type de conducteurs le plus éloigné possible d’un volant. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on trouvera bien peu de monde pour remettre en question l’existence des permis de conduire, et que ce peu de monde se recrutera surtout chez les chauffards…
Et c’est précisément le point de départ du raisonnement de Brennan, la même logique devrait s’appliquer au droit de vote, il serait on ne peut plus raisonnable d’instaurer un “permis de voter” de la même manière qu’on délivre des permis de conduire.
Certains électeurs font preuve d’un tel degré d’irrationnalité, d’ignorance, de négligence et d’irresponsabilité que leurs préférences nous mettraient tous en danger si on les intégraient à nos décisions politiques. De la même manière que nous avons le droit d’être protégé des mauvais conducteurs, nous devrions avoir celui d’être protégé des mauvais électeurs.
Un vote mal informé, ou pire, un vote motivé par des intentions malveillantes, peut être perçu comme une forme d’injustice. Nous sommes en droit de nous attendre à ce que les décisions qui concernent nos vie soient prises de manière appropriée, en conséquence, les mauvais électeurs violent nos droits.
“Quand une majorité démocratique donne son assentiment à une ligne politique ou un politicien, ce n’est pas comparable à la situation où vous sélectionnez un sandwich dans le menu du restaurant. Quand la majorité décide, elle ne décide pas seulement pour elle même mais également pour les minorités, les enfants, les étrangers, celles et ceux qui ne sont pas en situation de voter, qui devront également endurer les conséquences de ce choix.”
Il faudrait donc remplacer la démocratie, gouvernement du peuple, par l’epistocratie, gouvernement de ceux qui détiennent la connaissances.
Voyons les points forts de la thèse avant de souligner les points faibles.
En premier lieu, Brennan a parfaitement raison sur la pierre angulaire de son raisonnement, les électeurs sont mal informés, en plus d’être biaisés (On peut renvoyer à cet article, mais également celui-ci ou encore celui là…)
Notons d’ailleurs que c’est l’une des rares choses sur laquelle peuvent se mettre d’accord des personnes aussi différentes que Chris Dillow, Bryan Caplan, Daniel Kahneman, Dan Ariely et bien évidemment Jason Brennan, quand bien même ils divergeraient sur tout le reste…
Comme si ce n’était pas suffisant, par delà leur capacité à évaluer les politiques, les préférences des électeurs ne sont pas aussi autonomes et rationnelles qu’on le prétends, loin de là… (voir ici et ici)
Et si on veut enfoncer le clou, rappelons que la démocratie souffre d’un problème structurel en matière de rationalité des électeurs
Dans un marché un tant soit peu fonctionnel, les consommateurs doivent payer le coût correspondant aux choix qu’ils effectuent, ce qui fournit une incitation à ne pas faire n’importe quoi, puisqu’acheter de la camelote revient à perdre de l’argent, ce qui nous force à réfléchir un minimum avant d’acheter, et à nous efforcer de tirer une leçon de nos erreurs passées pour ne pas les reproduire.
Configuration qui ne s’applique pas au vote, nous n’en payons pas toujours le coût, et même quand c’est le cas, c’est souvent de manière indirecte et extrêmement diluée…et il peut bien souvent arriver que ce sont d’autres personnes que nous même qui paient le prix de nos décisions, en conséquence, nous n’avons pas d’incitations à nous comporter en électeur rationnel. La résultante est qu’en matière de politique “être intelligent ne vous rapporte rien, et être stupide ne vous coûte rien non plus”, pour reprendre les mots de Jason Brennan…
Brennan est également doué pour miner les arguments conventionnels en faveur du droit de vote. Par exemple, dans la mesure où au niveau individuel, votre vote n’a pratiquement aucune chance de déterminer le résultat des élections (une réalité bien connue qui forme le cœur de la problématique du paradoxe du vote), vous retirer le droit de vote ne vous prive en réalité d’aucun pouvoir. (Rappelons que Brennan ne parle pas d’abolir le droit de vote, mais de le retirer aux personnes qui seraient inaptes à voter, son raisonnement serait bien évidemment absurde autrement).
Vos droits en matière de liberté d’expression ne sont pas non plus menacés, puisque le vote n’est qu’une infime modalité parmi tant d’autres d’exprimer vos opinions.
Mais il faut envisager les choses dans une perspective plus large, après tout, l’expression de nos opinions politiques tends à exacerber les pires aspects de nous même. Brenann s’appuie sur les travaux de Shanto Iyengar and Sean Westwood mettant en lumière les conséquences sociales de la polarisation extrême entre démocrates et républicains, mais une simple ballade sur les réseaux sociaux suffit à vous convaincre de la réalité du phénomène…
Qui plus est, instaurer une inégalité en termes de droit de vote ne signifie pas pour autant remettre en question l’égalité de statut de tout les citoyens. Pour prendre un exemple simple, je connais certainement plus de chose en matière d’économie et de philosophie politique que mon plombier ou mon électricien, mais cela ne signifie pas pour autant que je suis une meilleure personne que lui, que ce soit sur le plan de la vertu, ou de la moralité, ou de l’autonomie personnelle, etc, de la même manière que ses compétences en tant qu’électricien ne lui donne aucune supériorité sur moi.
“Nous devons cesser de regarder le droit de vote comme le signe d’une égalité de statut, mais lui attribuer le même degré de reconnaissance symbolique qu’un permis de chasse, ou une licence vous autorisant à exercer le métier de plombier ou de chirurgien.”
Une objection vient cependant à l’esprit, est ce qu’une inégalité en termes de droit de vote n’aboutirait pas en pratique comme en moyenne à donner plus de vote aux hommes blancs, riches et hétérosexuels, et à retirer des votes aux femmes, aux pauvres, aux personnes racisées, et aux minorités LGBT? Ce n’est pas un argument pertinent pour Brennan, puisque si c’était le cas, cela signifierait que les minorités et les personnes minorisés sont les victimes d’injustice passées que nous avons le devoir de rectifier de toute manière.
La réponse n’est-elle pas un peu cavalière? Certes, la persistance des injustices en terme de classe, de race, ou de genre, plusieurs décennies après que ces catégories de la population aient obtenu le droit de vote, cela démontre effectivement que le suffrage universel n’est pas suffisant pour abolir l’injustice… Mais ne pourrait-on pas néanmoins le considérer comme une condition nécessaire? Ce n’est pas le cas de Brennan, ce dernier considérant qu’en pratique, les gens ne votent pas en faveur de leur intérêt personnel mais de ce qu’ils estiment être le plus juste (une réalité mise en avant par Bryan Caplan dans Le mythe de l’électeur rationnel), en conséquence, les groupes sociaux qui demeureraient sous-représentés avant comme après la redistribution des droits de votes, ils continueraient de voir leurs intérêts protégés par ceux qui conserveraient ce droit.
On peut s’accorder avec Chris Dillow sur le fait que les minorités mériteraient des garde-fous plus solides que ça…
Malgré tout, Brennan demeure persuasif quand il défend l’idée que notre droit à un gouvernement compétent surpasse notre droit de participer aux élections.
“De la même manière qu’il serait immoral de m’imposer d’avoir recours aux services d’un chirurgien incompétent pour une opération représentant une question de vie ou de mort, ou de me forcer à embarquer sur un navire dont le capitaine serait incompétent, ou un avions dont le pilote serait incompétent, il m’apparaitrait tout aussi immoral de m’imposer les décision d’électeurs incompétents.”
Quand bien même on lui concéderait ce point, on peut néanmoins s’interroger sur la forme concrète que prendrait cette épistocratie qu’il appelle de ses vœux.
La première possibilité suggérée serait que les électeurs déterminent les fins, tandis que les politiciens décideraient des moyens appropriés pour les atteindre, de la même manière que le passager d’un avion indique au pilote sa décision, mais lui laisse carte blanche sur sa manière de piloter pour l’atteindre. Mais cela soulève une foule de questions… Et si les fins déterminées par les électeurs s’avéraient inatteignables? Peut-on faire une distinction aussi tranchée entre moyens et fins? Après tout, est-ce que le Brexit était une Fin en soi ou un moyen d’attendre d’autres fins pour ceux qui y étaient favorables?
Une autre possibilité serait que les candidats incompétents ayant remporté les suffrage soient bloqués par un droit de véto exercé par un conseil epistocratique. On voit assez vite le problème, envisageons la possibilité que Trump ou Lepen soit élu à la majorité et qu’une “élite” les empêchent d’accéder au pouvoir malgré tout, est-ce que vous imaginez le résultat le plus probable si les choses se produisaient ainsi?
Et soulever cette question souligne l’une des vertus de la démocratie négligée par Brennan, c’est une manière d’acheter la paix sociale en donnant satisfaction à la foule. (c’était d’ailleurs le point de vue de Schumpeter, même s’il attribuait d’autres avantages à la démocratie)
Mais nous pouvons également adopter une autre perspective pour évaluer la thèse de Brennan. Nos démocraties actuelles disposent déjà d’élément epistocratiques. Dans une démocratie parlementaires, nos représentants ont le devoir d’exercer un jugement supérieur aux nôtre quand ils prennent des décisions en notre nom. (Si ce n’est pas le cas, c’est précisément parce que nous n’allons pas suffisamment loin en terme d’épistocratie) Une vérité exprimée jadis par Edmund Burke. Et c’est d’ailleurs en cela que consiste une démocratie délibérative.
Nous disposons également d’institutions indépendantes sous la direction de personnes qui n’ont pas été désigné par le biais d’élection, que ce soit sur le plan judiciaire, les banques centrales ou encore les universités, dont la fonction est précisément de nous empêcher de prendre de mauvaises décisions allant à l’encontre de nos propres intérêts.
De manière générale, la tentative de concilier démocratie et gouvernement responsable a bel et bien pris une forme concrète, et c’est précisément en cela que consiste une démocratie libérale, au sein de laquelle les droits des individus constituent un joker contre la tyrannie de la majorité.
Il peut être raisonnable d’interpréter la thèse de Brennan comme une défense de ces vénérables institutions épistocratiques face aux attaques des populistes ou aux appels à la dictature du referendum, l’outil des dictateurs comme des démagogues, d’autant plus que si les rênes du pays avaient été confiés à la seule opinion populaire “nous n’aurions pas de législation condamnant les discriminations racistes, l’immigration aurait été interdite, l’avortement serait toujours criminalisé, et les exécutions par pendaisons encore en cours…”
De ce point de vue, sa thèse n’est pas dépourvue de valeur, A fortiori quand on voit la tendance actuelle à traiter le gouvernement comme une variante d’Amazon, et l’électeur comme un consommateur et un enfant gâté à qui on doit passer tout ses caprices, particulièrement après avoir excité ses bas instincts…