Débauches à Woodstock (Le Film perdu #4)

Sexe, drogues et George Lucas

François Descraques
16 min readApr 25, 2023

Ceci est la partie 4 de “Le Film Perdu” ( Voir la liste de toutes les parties)

Extrait de la retranscription de la deuxième entrevue cette fois-ci par Skype.

ROLAND RICARDON : Ça y est. Je vois ta tête. Et toi, tu me vois ?

FRANÇOIS DESCRAQUES : Oui, je te vois bien. Ça fait bizarre.

R.R. : Pourquoi ? J’ai une sale gueule ?

F.D : Non non ! C’est juste que …je sais pas. Tu parais encore plus vrai maintenant. Pardon. Il fait beau chez toi ?

R.R. : Il fait trop chaud ici. C’est la sécheresse.

F.D. : Ici, il pleut.

R.R. : D’accord. On est vraiment parti pour parler météo ou on peut continuer ?

F.D. : Je t’écoute. Tu en étais au moment où tu es parti à Hollywood en 1969.

R.R. : Je ne suis pas parti à Hollywood. Pas tout de suite.

F.D. : Ah bon ?

R.R. : Non. Mon seul contact aux États-Unis, c’était Michael Wadleigh. J’ai réussi à avoir son numéro de téléphone à New York. Je savais que je l’avais un peu déçu quand j’ai perdu mes images des émeutes, mais je l’ai supplié de m’embaucher pour n’importe quel projet. Il m’a dit qu’il ne pouvait rien faire pour moi et qu’il était trop occupé à filmer un festival de musique. Alors j’y suis allé dans l’espoir de le retrouver. Et c’était un beau bordel.

Le Woodstock Music and Art Fair, ou Woodstock, fut un festival qui a eu lieu en Août 1969 et qui a accueilli un demi-million de spectateurs et une trentaine d’artistes musicaux mythiques comme Jimi Hendrix, The Who, Jefferson Airplane, Joan Baez, Janis Joplin, Joe Cocker. Considéré comme le plus grand événement de la culture hippie, il marque aussi la fin de ce mouvement.

F.D. : Alors ? C’était comment ?

R.R. : C’était une vraie zone sinistrée quand je suis arrivée. Y’avait de la boue partout et les gens faisaient n’importe quoi dedans.

F.D. : Des trucs sexuels ?

R.R. : Des trucs sexuels comme tu dis, mais merde t’es puceau ou quoi ? Bref, je me suis dit que je n’avais que deux options. Soit je devais fuir cette apocalypse de débauche à tout prix, soit je devais prendre vite de la drogue pour mieux m’intégrer.

F.D : Et tu as fait quoi ?

R.R. : Je me suis intégré.

F.D. : Ah ah. Et tu as trouvé Michael ?

R.R. : Au bout du deuxième jour oui. J’ai mis toute une journée à traverser la foule. À cause du monde. Et de la drogue. C’était dur de ne pas danser avec les filles aux seins à l’air. Tout ça, c’était nouveau pour moi. Cette liberté sexuelle. J’étais très loin de l’atelier municipal de mon père. Mais bon, avec le recul, c’était quand même un peu crado.

F.D. : Je ne préfère pas imaginer.

R.R. : J’ai enfin trouvé Michael près de la scène. Il portait une caméra et il avait à ses côtés une armée d’autres cameramen. Et il filmait Carlos Santana. C’était impressionnant. Quand il m’a vu, il était gêné. Il ne pensait pas que j’allais vraiment venir jusqu’ici. Il m’a dit : « Je peux rien faire pour toi. Va voir Martin et demande-lui s’il a besoin de quoique ce soit ».

F.D. : Martin ?

R.R. : C’était son assistant. Donc je suis retrouvé Martin, sur une plateforme sous les enceintes. C’était pratiquement impossible de parler sans hurler tellement le son était fort. J’ai trouvé un gars avec une barbe qui parlait super vite à d’autres membres de l’équipe. Il n’était pas grand mais il dégageait une énergie monstrueuse. J’ai crié « C’est toi Martin ? » Il s’est retourné, tout nerveux « T’es qui ? Tu veux quoi ? » Je lui ai dit que j’étais envoyé par Michael et que j’étais son nouvel assistant à lui maintenant. Son esclave s’il voulait même. Martin m’a répondu « Ok ok . Trouve-moi quelque chose pour … ». A cause de la musique, j’ai pas compris ce qu’il voulait dire. Alors il m’a mimé un mouvement de pilule qu’on avale. C’était donc un signe pour dire qu’il voulait de la drogue. Et ça tombait bien, je savais déjà où en trouver ! Alors, j’ai rebroussé chemin et j’ai cherché Lucy dans la foule.

F.D. : Lucy ?

R.R. : Oui, c’était une des filles qui m’avaient donné du LSD. Et qui dansait sans t-shirt. Elle était magique. Et d’une beauté. T’as pas idée. J’étais tellement content d’avoir un nouveau prétexte pour lui parler. Surtout que j’étais en mission pour l’équipe de tournage du film. C’était du sérieux. Mais il y avait tellement de gens et la nuit commençait à tomber, j’ai mis trois heures avant de la retrouver dans la foule. Elle m’a vu et elle m’a embrassé direct.

F.D. : Sympa !

R.R. : Je te disais qu’elle était vraiment magique. Et défoncée aussi certes.

F.D. : Je ne te juge pas.

R.R. : T’as pas intérêt. Donc au bout d’un moment, j’arrive à lui acheter de quoi ravitailler Martin et toute l’équipe du tournage. Je me retrouve avec trois feuillets complets de LSD, de quoi aller faire décoller un troupeau d’éléphants. Ou de quoi aller en tôle pendant 30 ans. Il fallait vite que je m’en débarrasse. J’ai bravé encore une fois la foule et je suis retourné vers la plateforme où était Martin. Il m’a vu arriver et il m’a crié dessus direct : « Ah bah enfin ! T’en as mis du temps ! » Je lui ai agité fièrement les sachets remplis de LSD. Et là, il m’a répondu « Mais t’es con ! Je te parlais de bouffe ! De la vraie bouffe ! ».

F.D : Ah merde !

R.R. : Martin n’était pas content. S’il avait pu, il m’aurait salement défoncé le crâne comme Joe Pesci dans les films qu’il a réalisés plus tard.

F.D. : Quels films ?

R.R. : Ragging Bull. Les Affranchis. Casino. Tu connais pas ?

F.D : Mais si ! Attends, Martin, c’était Martin Scorsese ?!

R.R. : Oui. Je l’ai pas dit ?

F.D. : Ah bah non !

Martin Scorsese est l’un des réalisateurs américain les plus emblématiques du Cinéma. Issue d’une famille italienne, Martin Scorsese a souvent traité du milieu de la mafia à travers des films de gangsters notamment en compagnie de son acteur fétiche Robert de Niro. Il a aussi traité de la religion à travers des films comme La Dernière tentation du Christ, Kundun, Silence. Sa fille tient son compte Instagram.

R.R. : Donc oui c’était Martin Scorsese, pardon. Il n’avait pas encore réalisé Mean Street à cette époque. Il était encore l’assistant de Michael Wadleigh, il était bloqué sur une plateforme à crier des ordres par radio et il avait la dalle. Je lui ai promis que j’allais lui trouver des hamburgers tout de suite et je suis redescendu. J’ai encore traversé la foule pour aller vers l’entrée du festival, là où se trouvaient les stands de nourriture. Et puis j’ai croisé encore une fois Lucy. Elle m’a dit que les flics ne s’aventuraient pas dans la foule, mais ils étaient tous postés près de l’entrée. C’était donc très risqué que j’aille là-bas avec mes sachets de LSD. On n’avait pas le choix. Il fallait tout consommer sur place.

F.D. : Vous avez tout pris ?

R.R. : Pas que tous les deux heureusement. Il y avait d’autres gens dans son groupe. Mais oui, j’ai dû prendre une très grande dose de drogue en un temps très limité. Tu veux un conseil ?

F.D. : Oui ?

R.R. : Ne fais jamais ça. Surtout quand The Who joue en même temps sur scène.

F.D. : Ça a peu de chance de m’arriver mais d’accord.

R.R. : Pour te la faire courte. Je n’ai jamais trouvé le stand d’hamburgers et je me suis réveillé à San Francisco trois jours plus tard.

F.D. : Dur le réveil.

R.R. : Mais la bonne nouvelle, c’est que j’étais toujours avec Lucy et son groupe d’amis. Ils m’ont accueilli chez eux. Ils partageaient un appartement à six dans le district Hashbury près du Golden Gate Park.

F.D. : C’était un squat ?

R.R. : Non. Enfin techniquement oui, mais c’était coquet. Pas un repaire de crackhead comme maintenant avec des murs délabrés et des trous dans les fenêtres. Chez eux, il y avait des fleurs et des tableaux aux murs. Je dormais dans la même chambre avec Lucy et son copain. Dans le même lit. Je te dis, c’était vraiment une autre époque. Une chouette période. Je suis resté plusieurs semaines. Lucy m’a fait découvrir ses romans préférés. C’était The Hobbit et Le Seigneur des Anneaux par J.R.R Tolkien. Ils n’étaient pas encore sortis en France. Et c’était les meilleures histoires du monde. Des héros pacifiques qui fument l’herbe de la Comté toute la journée et qui sauvent le monde des horreurs de la guerre. Tout le monde autour de nous ne parlait que de ça.

F.D. : Vu comme ça, c’est clairement un livre de hippie en effet.

R.R. : Alors oui, à cause des drogues, j’ai un souvenir très flou de ma vie dans l’appartement de Hashbury. Mais tout ce qui est lié à ma lecture de Tolkien, c’est différent. C’est comme si j’avais été vraiment en Terre du Milieu. C’étaient des souvenirs plus réels que ceux mes vrais souvenirs. Tu vois ce que je veux dire ?

F.D. : Totalement.

R.R. : Donc à cette époque, j’ai aussi découvert les livres de Philip K. Dick. Ça, c’était un tout autre niveau de science-fiction que j’avais jamais connu. Le Maître du Haut-Château, Ubik…ça m’a retourné le cerveau. Des concepts de réalités cachés et de manipulation mentale à l’échelle du monde ! On pensait tous qu’il était sous drogue quand il a écrit ses livres, c’était obligé ! Mais pas du tout. Il a commencé à en prendre bien après ! Comme quoi, l’inspiration …

F.D. : Donc ta vie à ce moment, c’était « Sex, Drugs and Books » ?

R.R. : Le rêve. Mais ça n’a pas duré longtemps. Dans l’appartement, il y avait un gars qui s’appelait Ron et qui était kleptomane. Un jour, il s’est fait prendre par les flics et ils ont vu qu’il avait de la drogue sur lui. Ça n’a pas loupé. Ils ont repéré où on vivait. Ils allaient faire une descente, c’est sûr. Mais Ron nous a dit qu’il avait un plan. On pouvait éviter la taule si on acceptait de rentrer en « rehab » à Synanon.

Synanon est un centre de désintoxication fondé par Charles Dederich en 1958 en Californie et dont le célèbre dicton était « Aujourd’hui est le premier jour du reste de ta vie ». Rebaptisée quelques années plus tard « l’Église de Synanon », l’organisation a connu de sérieux démêlés judiciaires : pratique illégale de la médecine, fraude fiscale, violence envers des membres, tentative d’assassinat…

R.R. : Synanon avait des liens avec la police à cette époque. Ils envoyaient régulièrement des gens là-bas pour éviter de surcharger les prisons. C’était un endroit, disons, un peu expérimental. Moi j’ai suivi le mouvement, je n’avais pas le choix, mes papiers n’étaient pas vraiment en règle. Et quand je suis arrivé à Synanon, ils ont été très laxistes au niveau de l’admission. J’ai trouvé ça cool. Je me disais que j’allais passer un mois dans un spa à faire du yoga et puis hop, je pourrais retourner à l’appart.

F.D. : C’est ce qu’il s’est passé ?

R.R. : Pas du tout. J’aurais dû me douter que c’était louche. Lucy avait senti le truc. Elle avait entendu des rumeurs sur le centre et elle avait réussi à rentrer chez ses parents juste à temps. Moi, je me suis retrouvé à Synanon et le premier truc qu’ils m’ont fait là-bas, c’est me raser la tête. Finis mon look de mec cool. Je ressemblais à un cancéreux maintenant.

Un jeune se fait tondre les cheveux dans le centre Synanon

F.D. : Ils font ça à tout le monde ?

R.R. : Même aux filles. Tout le monde était chauve là-bas. On ne le savait pas encore, mais c’était pas juste un centre de désintox, c’était carrément une secte.

F.D : C’est-à-dire ?

R.R. : Je n’avais plus d’affaire à moi, ils ont pris mes habits et mon argent bien sûr. Le seul truc que j’avais réussi à garder, c’était ma photo de Godard et Anna Karina que j’avais pliée en huit et que je planquais dans mon slip. Ça m’a permis de ne pas oublier qui j’étais.

F.D. : Ils ont essayé de te laver le cerveau ?

R.R. : C’était plus subtil. Tous les jours, on était réuni en groupe de dix et on était disposé en cercle pour « The Game ». C’était une méthode de thérapie qui consistait à s’insulter mutuellement et se hurler dessus.

F.D. : Mais…pourquoi ?

R.R. : Pour que tu exprimes ta colère, j’imagine. Sauf que c’était tellement plus vicieux. Tout le monde était obligé de se dire les quatre vérités à chaque membre du groupe de parole. Par exemple, on devait dire qu’untel est insupportable, il ne fait jamais la vaisselle. Ou alors, cette personne me rappelle ma mère, j’ai envie de la claquer. Même quand tu ne connaissais pas la personne, tu devais inventer quelque chose et lui cracher ton venin. A la fin de la session, les gens étaient sois disant en paix. En vrai, ils n’avaient plus confiance en eux. Ils étaient détruits de l’intérieur.

F.D. : C’est terrible. Comment tu as fait pour ne pas te devenir fou ?

Je peux maintenant voir Roland esquisser un petit sourire sur la fenêtre de la conversation Skype.

R.R. : J’ai fait comme avec mon père. J’ai baissé la tête et j’ai fait semblant de m’intégrer. Mais dans mon esprit, j’étais en train de préparer quelque chose.

F.D. : Un plan d’évasion ?

R.R. : Pas vraiment. Enfin si. Je m’évadais intérieurement. J’avais des images qui me passaient en tête. Un Paris du Futur. Une école. Des combats avec des épées qui lançaient des décharges. Puis des personnages ont commencé à prendre forme. Un jeune héros. Une jeune femme tatouée. Tout cet univers m’occupait l’esprit à longueur de journée. Pendant que je me faisais insulter, je restais calme et je partais ailleurs avec Aniel et Lucia. Je n’avais ni papier ni crayon. Et pourtant, le soir dans mon lit, je fixais le plafond. J’étais en train d’écrire La Révolte des Planètes dans ma tête.

F.D. : Oh yeah !

R.R. : Quoi ?

F.D. : Non rien, pardon.

R.R. : Ce monde, je ne l’ai pas inventé. Il était déjà en moi. Ou alors hors de moi. Quelque part. J’avais juste à fermer les yeux et je le voyais. C’est comme s’il existait ailleurs et moi, je n’étais que son chroniqueur, celui qui devait le décrire, le rendre visible pour notre monde.

F.D. : C’est fascinant…

R.R. : Mais du coup, j’avais peur d’oublier les détails. C’était un monde tellement riche et tellement vrai ! Mais on n’était constamment surveillé et on n’avait bien sûr pas le droit de sortir. Ils disaient qu’on était libre mais c’était faux. Et puis un jour, on nous a tous réunis et on nous a demandé qui d’entre nous était volontaire pour une activité spéciale. Et devine quoi ! C’était pour un tournage de film ! Ils avaient besoin de figurants chauves. Beaucoup de figurants chauves. J’ai dit oui tout de suite. Ils sont venus nous chercher tôt un matin et on est parti au laboratoire national. Et là, j’ai découvert ce qu’il tournait ! C’était un film de science-fiction !

F.D. : Génial ! Ça parlait de quoi ?

R.R. : Une histoire à la 1984 d’Orwell où tout le monde est obligé de prendre des médicaments. On devait jouer les habitants de cette société dystopique. Tout se passait sous terre sans lumière du jour. Et donc, tout le monde dans le film était chauve même les acteurs principaux. Mais ce qui était encore plus inspirant c’était que toute l’équipe était jeune. Le plus vieux, c’était le producteur et il avait à peine la trentaine. On le voyait rôder des fois sur le plateau, les mains dans le dos et il parlait au réalisateur, un jeune gars du nom de George, pas plus vieux qu’un étudiant. George était très renfermé. Très timide. Ah oui, c’était George Lucas au fait.

George Lucas est un producteur et réalisateur américain connu pour avoir créé l’univers de Star Wars et avoir produit la saga des Indiana Jones. Il commence sa carrière par des films expérimentaux avant d’avoir son premier succès commercial en 1972 avec American Graffiti, film racontant son enfance dans l’Amérique des années 50. Sa fille Amanda est championne d’Arts Martiaux Mixtes (MMA).

F.D. : Mais pourquoi tu ne commences pas par ça ?

R.R. : Parce que pour moi, à ce moment, c’était juste George ! Personne ne savait ce qu’il allait faire plus tard ! C’était un gars qui parlait tout bas. Pas vraiment un chef d’équipe. Mais quand même, il était souvent têtu. Il ne lâchait rien sur certains aspects du film. Il y avait une scène de course-poursuite de voiture à la fin. Il a tourné des plans tellement dangereux. Un des cascadeurs a failli se casser le cou. Mais il a eu ce qu’il voulait.

F.D. : Le tournage, c’était celui de THX-1138, non ? Son premier film !

R.R. : Exactement.

F.D. : Et le producteur, c’était Francis Ford Coppola ! Tu étais vraiment là bas ?

R.R. : Oui. J’ai passé deux semaines sur le tournage avec les autres membres du Synanon. Eux, ils s’en fichaient. Ils étaient juste contents d’être payés 50 dollars. Mais moi, j’étais comme un fou. Même si on nous demandait des choses bizarres des fois comme courir en rond autour de la caméra pour faire croire qu’il y avait 200 figurants au lieu de 20. J’étais dans mon élément. Et en même temps, ce qu’il se passait dans le film, c’était un peu ma vie dans le centre. Le héros est tabassé par des policiers-robots avec des casques à miroir et il est obligé de prendre des médicaments. Il est aussi séparé de la femme qu’il aime. Je me sentais tellement proche de lui. C’était très déroutant.

THX 1138 — réalisateur : George Lucas

R.R. : À la fin de la deuxième semaine, notre contrat (qu’on n’avait jamais vraiment signé) touchait à sa fin. J’avais récolté un peu d’argent mais j’avais peur que le centre de Synanon nous oblige à leur verser nos salaires. Alors j’ai tenté le tout pour le tout. Je suis allé voir l’ingénieur son, un chouette type du nom de Walter et je l’ai supplié de me laisser rester sur le tournage. Je lui ai expliqué que je connaissais un peu le matériel sonore.

F.D. : Il a dû te prendre pour un fou.

R.R. : C’est ce que j’étais un peu. Alors je lui ai montré la photo. Celle où je suis avec Anna Karina et Godard dans le fond. Je lui ai dit que j’avais travaillé sur le tournage d’Alphaville. Alors là, il a été impressionné. Il a même montré la photo à George et à Francis. Vois-tu, tous ces gens étaient fans de Jean-Luc Godard. C’était leur dieu ! Un réalisateur qui faisait ce qu’il voulait à contre-courant du système !

F.D. : Oui, c’est ce qu’ils essayaient tous de reproduire à Hollywood à cette époque.

R.R. : Pendant la pause repas, ils m’ont même posé des questions sur les habitudes de Godard. Bien sûr, je n’avais pas vraiment travaillé sur son film alors j’inventais des histoires. Par exemple, je disais que Jean-Luc, parce que moi je l’appelais Jean-Luc évidemment, aimait diriger ses comédiens en langue des signes. Pour trouver l’essence des émotions sans les mots. Ils ont trouvé ça super. Surtout George qui avait parfois du mal à communiquer avec ses comédiens. Bref, à force de leur parler de Godard, ils ont accepté de me garder. Je n’étais pas techniquement un membre de l’équipe, mais plutôt un stagiaire honorifique.

F.D : La chance !

R.R. : C’est ce qui m’a permis de quitter Synanon. Je dormais sur le décor des fois pour garder le matériel. Après le tournage, j’ai poussé un peu ma chance et j’ai demandé à Walter de pouvoir continuer à suivre la post-production. Il a accepté et il m’a même donné un peu de sou de sa poche. Juste de quoi survivre. J’ai pu dormir dans une auberge de jeunesse avec d’autres gars sur des lits superposés mais c’était tellement mieux que le centre !

F.D. : En quoi consistait ton travail ?

R.R. : Pas grand chose. Le midi, j’allais chercher à manger pour Walter et George qui passaient leur journée en salle de montage. Je pouvais même manger avec eux des fois. Et c’est là que j’ai commencé à parler un peu avec George. On discutait de cinéma, de science-fiction et je lui demandais s’il voulait écrire un nouveau film dans ce genre après THX-1138. Il m’a dit qu’il aimerait réaliser quelque chose de plus léger. Moins cérébral. Mais il ne se voyait pas comme un vrai auteur. Il préférait les images avant tout.

F.D. : Oui. Il a toujours eu une conception plus abstraite du cinéma.

R.R. : Et puis un jour, pendant qu’on mangeait des pizzas, il m’a demandé si j’écrivais de mon côté. Alors j’ai tenté ma chance. J’ai commencé à lui parler de mon histoire dans les grandes lignes. La Révolte des Planètes. Je ne voulais pas lui faire perdre son temps alors j’ai juste raconté le début. C’était très stressant.

F.D. : Qu’est-ce qu’il a dit ?

R.R. : Au début rien ! Il écoutait attentivement. Puis il m’a demandé s’il pouvait le lire. Je lui ai dit bien sûr. Pas de soucis. Évidemment, j’avais pas une ligne à lui montrer ! Juste après le repas, je suis allé m’acheter une machine à écrire d’occasion dans un marché aux puces. C’était une Adler. Je me suis retourné dans mon auberge de jeunesse et j’ai commencé à écrire sur mon lit. Et quand mes voisins de chambre sont rentrés le soir, j’ai dû sortir pour écrire dans la buanderie. J’ai tapé toute la nuit sans m’arrêter. J’ai mis tout ce que j’avais en moi. Tous mes rêves. Toute ma vie. Toute mon époque aussi.

FD: T’as encore le document ?

R.R. : Oui. Tu veux que je te l’envoie ?

La suite : https://medium.com/@f_descraques/la-r%C3%A9volte-des-plan%C3%A8tes-first-draft-1970-le-film-perdu-5-3759ec1df19c

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