La Guerre des Canulars (Le Film Perdu #3)

Quand le mensonge forge la passion

François Descraques
23 min readApr 18, 2023

Ceci est la partie 3 de “Le Film Perdu” ( Voir la liste de toutes les parties)

Extrait de la retranscription du premier entretien téléphonique.

ROLAND RICARDON : Tu enregistres là ?

FRANÇOIS DESCRAQUES : Oui oui. Ça « rec ». Comme on dit.

R.R. : Qui dit ça ?

F.D. : Heu, je sais pas.

R.R. : Bon. Par quoi je commence ?

F.D : La Révolte des Planètes, tu l’as réalisé quand ?

R.R. : Je t’ai dit. C’est pas si simple. Ce projet m’a pris du temps. Des années. J’ai pas de date précise à te donner.

F.D. : Alors on va commencer par le début. D’où t’es venu l’idée du film ?

R.R. : Je n’ai pas eu l’idée. Elle m’est venu à moi. Je l’ai juste retranscrite. Voilà. T’es content ? Je t’avais dit que ça allait prendre du temps mais tu veux des réponses simples à des questions compliquées !

Roland souffle. Je suis gêné.

R.R. : Ce film, c’est beaucoup plus qu’un film. C’est toute ma vie. Ça va prendre du temps, je te préviens.

F.D. : J’ai le temps. Donc le vrai début, c’est ta naissance j’imagine. Tu es né où ?

R.R. : À Montreuil. Le 18 Février 1949. Pas longtemps après la fin de la guerre.

F.D. : Tu es donc un pur « boomer ».

R.R. : Oui. Mais j’ai l’impression que tu dis ça pour te moquer de moi.

F.D. : Non, pardon. C’est juste une expression.

R.R. : Et tu vas m’interrompre souvent ?

F.D : Non, t’inquiètes. Au fait, je peux te tutoyer ?

R.R. : Je m’en fous. Donc, comme je disais, j’ai grandi à Montreuil. C’était une période d’après-guerre faussement joyeuse. Parce que la guerre ne s’est jamais vraiment arrêtée. Elle avait juste été déplacée dans les colonies.

Montreuil dans les années 50

F.D. : L’Algérie et l’Indochine.

R.R. : C’est ça. Mon père était dans l’armée française et il combattait en Indochine pendant ma naissance. Mais il est revenu à cause d’une blessure à la jambe. Il a dû se reconvertir au garage municipal. Un métier manuel mais tranquille. Trop tranquille pour mon père. Il me disait qu’il aurait préféré rester en Indochine. C’est rare ça, un père qui préfère se faire tirer dessus que de devoir s’occuper de sa famille.

F.D. : Il était dur avec toi ?

R.R. : À cette époque, tous les pères étaient durs avec leurs enfants. Mais lui, il était aigri. C’était différent.

F.D. : Il buvait ?

R.R. : Évidemment.

F.D. : Heu…quel a été ton premier souvenir de cinéma ?

R.R. : Je n’ai pas vraiment grandi avec le cinéma. Les premières histoires que j’ai découvertes, c’étaient pas du tout des films. Ni des livres d’ailleurs.

F.D. : Ah ?

R.R. : J’avais un ami d’enfance, Benoît Russi. Mon père me disait de ne pas traîner avec lui parce qu’il avait mauvaise réputation. Alors évidemment que je suis devenu son pote. Bref, le père de Benoît était ingénieur son à la RTF. Et il nous a fait écouter quelque chose qui a changé ma vie. C’était La Guerre des Mondes d’Orson Welles.

Orson Welles est un des réalisateurs américains les plus influents du Septième Art. Il débuta sa carrière très jeune dans le théâtre avec sa compagnie le Mercury Theatre avec laquelle il a aussi produit des programmes radio. Le 30 octobre 1938, Orson Welles et sa troupe interprétèrent à la radio une adaptation du roman de science-fiction d’H.G Wells La Guerre des Mondes mais sous la forme d’un faux reportage en direct dans lequel les martiens envahissent la Terre. À cause du réalisme de l’adaptation, un mouvement de panique aurait eu lieu à l’échelle nationale ce qui permit à Orson Welles d’attirer l’attention d’Hollywood. En 1941, à 26 ans, il réalisa son premier film Citizen Kane reconnu comme étant l’un des plus grands films du cinéma mais dont le sujet controversé lui attira les foudres des médias de l’époque, compliquant ainsi sa carrière pour le reste de sa vie.

R.R. : Bien sûr, La Guerre des Mondes était en anglais et j’étais trop petit pour comprendre. Mais le père de Benoît nous traduisait tout. Il avait récupéré les bandes de l’enregistrement d’origine grâce à son travail et il nous expliquait chaque réplique. On entendait des reporters en train de commenter la chute d’un objet étrange tombé du ciel. Puis un Martien se met à décimer toute la foule avec un rayon de la mort. Benoît faisait semblant de ne pas avoir peur et il faisait des blagues mais je voyais bien qu’il se pissait dessus.

F.D. : Tu avais peur aussi ?

R.R. : Non. J’étais subjugué. Ça me paraissait complètement fou qu’on ait le droit de faire ça. Des fausses informations dans la vraie radio pour parler d’une invasion de Martiens. Du génie !

F.D. : Il n’y avait que lui pour tenter ce genre de choses.

R.R. : Et bien, détrompe-toi. Moi aussi je pensais qu’il fallait être américain pour avoir cette audace. Mais Paul, le père de Benoît, il m’a fait découvrir Maremoto. Tu connais ?

F.D. : Alors, j’avoue que non.

R.R. : C’est une pièce de théâtre radiophonique française dans laquelle un bateau est pris dans une tempête. Et on entend tout ce qui se passe sous la forme d’un message radio envoyé par l’équipage pendant le naufrage. Tout était fait pour qu’on y croie. Et ça date de 1921 ! Dix-sept ans avant La Guerre des Mondes.

Article sur Maremoto le 22 octobre 1924 dans le quotidien Le Matin

R.R. : Donc tu vois, il n’y a pas que les Américains qui ont des bonnes idées. Et il ne faut pas forcément de grands moyens. C’est ce que le père de Benoît m’a enseigné. Et c’est avec cette motivation que j’ai commencé à créer …et à avoir mes premiers problèmes tu vas voir.

F.D. : C’était en quelle année ?

R.R. : 1962. Avec Benoît, on avait 12 ans et on a vu notre premier film dans une salle de cinéma. La Guerre des Boutons. Tu vois ce que c’est ?

La Guerre des Boutons ( 1962) Réalisateur : Yves Robert

F.D. : Oui ! C’est le film où deux clans d’enfants se battent. Et ceux qui perdent doivent donner leurs boutons de pantalon, ce qui était dramatique à l’époque, j’imagine.

R.R. : Tout à fait. Perdre leurs boutons c’était perdre leur honneur. Un super film. Il y avait de l’action, de la comédie et du drame. Et à la fin, les enfants décident de se battre tout nus. Comme ça, ils ne peuvent pas perdre leurs boutons. Mon père ne voulait pas que j’aille voir ce film. Il disait que c’était un film de délinquants. Du coup, j’avais encore plus envie de le voir et j’y suis allé en cachette avec Benoît.

F.D. : Je me rappelle de certaines scènes oui. C’est vrai qu’on voit des enfants avec des couteaux et même boire de l’alcool.

R.R. : C’était génial. Avec Benoît, on a décidé de faire notre propre suite à ce film. Dans notre histoire, on suit P’tit Gibus, l’un des enfants de la Guerre des Boutons et qui a maintenant 15 ans. C’est devenu un rebelle qui fume des cigarettes et qui embrasse des filles. Il a été envoyé dans plusieurs pensionnats et à chaque fois, il s’est évadé. Puis, il arrive à retourner à son village natal de Longverne où il espère mettre fin à sa cavale et prendre sa retraite. À 15 ans, oui je sais. Et c’est là que les Martiens débarquent ! Et le titre de l’histoire, je te le donne en mille, La Guerre des Mondes des Boutons.

F.D : Forcément.

R.R. : Les Martiens tuent d’abord des vaches avec leur rayon de la mort. Et P’tit Gibus voit l’armée française débarquer dans son village. Les soldats sont tous persuadés qu’ils vont repousser l’envahisseur. Mais ils se font tous tuer par le rayon des Martiens. P’tit Gibus se retrouve être le seul à pouvoir sauver son village. Pour ça, il doit s’infiltrer chez les Martiens. Il se met tout nu et il devient indétectable parce que les martiens ne voient que les vêtements. Oui c’est très bête.

F.D. : Mais tu as filmé tout ça ?

R.R. : Tu penses bien que non. On était trop petit. Par contre, avec Benoît, on a emprunté le matériel audio de son père.

F.D. : Il était au courant ?

R.R. : Pas du tout. On a réussi à rentrer dans son bureau pendant qu’il était absent et on a enregistré notre fiction pendant une après-midi. Je faisais le rôle de P’tit Gibus et Benoît faisait tous les autres personnages. On avait même réussi à reproduire le son du rayon de la mort des Martiens en criant dans un ventilateur ce qui déformait notre voix.

F.D. : C’est ingénieux.

R.R. : Oui. Et j’aurais aimé que les adultes s’en rendent compte. Mais ce n’est pas ce qu’il s’est passé. Le père de Benoît est rentré plus tôt qu’on ne pensait. On est sorti en vitesse de son bureau et on a fait semblant de lire des magazines dans le salon. Sauf que Paul Russi était venu récupérer un enregistrement dans son appareil pour le donner à la RTF en urgence.

F.D. : Tu veux dire que …

R.R. : Oui. Son enregistrement était sur la bande qu’on avait utilisée pour La Guerre des Mondes des Boutons. Et donc, le soir vers 17 heures, pendant trente bonnes secondes, notre canular a été diffusé à la radio avant que les techniciens ne se rendent compte de leur erreur.

F.D. : C’est génial. Enfin je veux dire, c’est horrible aussi …

R.R. : Je ne te le fais pas dire. Vois-tu. Les trente secondes qui ont été diffusées étaient une scène où les militaires se faisaient tuer par les martiens. Alors non, ce n’était pas aussi réaliste que ce qu’avait fait Orson Welles et personne n’a cru à une véritable invasion. Mais j’avais créé un personnage de caporal du nom de …Marcel Ricardon.

F.D. : C’était le nom de ton père ?

R.R. : Oui. Et ce qui lui arrive dans l’extrait n’était pas très glorieux. On a pu m’entendre dire à la radio en tant que P’tit Gibus : « Oh mais c’est le Caporal Marcel Ricardon qui part en courant. Et il a chié dans son froc ! »

F.D. : Oh le bordel.

R.R. : Oui comme tu dis. Mon père dirigeait le garage municipal à ce moment. Et tout le monde écoutait la radio dans l’atelier. Au début, lui et ses collègues étaient amusés en entendant des voix d’enfants en train de déconner à la radio. Mais quand il a entendu son propre nom, il a très vite compris qui était le responsable. C’était trop pour lui. J’avais réussi à l’humilier publiquement à son travail en me moquant de sa carrière de militaire. J’ai été puni. Vraiment salement. J’ai eu des bleus pendant un mois.

F.D : Tu as regretté ?

R.R. : La seule chose que j’ai regrettée, c’est de ne pas avoir été là pour voir sa tronche quand l’extrait a été diffusé.

F.D. : D’accord, je vois.

Petite coupure où Roland va se chercher une bière dans son frigo.

R.R. : Mais avançons. 1963, c’est vraiment l’année où je suis vraiment tombé amoureux du cinéma. J’allais au Montreuil-Palace avec ma mère le week-end. Son film préféré c’était justement Les Tontons Flingueurs. Ça m’a surpris. Je pense surtout qu’elle était amoureuse de Lino Ventura. Surtout quand on sait que mon père ressemblait plutôt à Bernard Blier.

Lino Ventura et Bernard Blier dans Les Tontons Flingueurs

R.R. : Mais moi, mon rêve, c’était d’assister à un vrai tournage de film. Et j’ai eu cette chance deux ans plus tard en 1965 grâce à Benoît. Il avait arrêté l’école après son brevet et il travaillait déjà dans les cantines de la Maison de la Radio grâce aux contacts de son père. Il est venu me retrouver à la sortie de mes cours et il était tout fébrile. Il m’a dit « Y’a un tournage à la Maison de la Radio ! C’est Godard ! »

Jean-Luc Godard est un réalisateur français et l’un des fondateurs du mouvement de la Nouvelle Vague française dans les années 50. Son premier film À bout de Souffle a été un franc succès et a lancé la carrière de Jean-Paul Belmondo. Ancien critique au Cahiers du Cinéma, il a déconstruit les codes cinématographiques à travers des films à la narration expérimentale et aux moyens de tournage légers et innovants.

R.R.: Tout le monde avait entendu parler de Jean-Luc Godard même si avec Benoît, on n’avait pas vu ses films. Jamais ma mère ne m’aurait accompagné voir ça. Mais je rêvais de voir son film Le Mépris. Brigitte Bardot était toute nue dedans. A l’époque, c’était quelque chose.

F.D. : Moins maintenant.

R.R. : Oui. C’est moche de vieillir, tu sais.

F.D. : Heu…et c’était quel film que Godard tournait à la Maison de la Radio à ce moment ?

R.R. : Alphaville ! Un film de science-fiction futuriste ! Il fallait absolument que je voie ça !

Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution (réalisateur : Jean-Luc Godard)

F.D. : Tu m’étonnes !

R.R. : Benoît a été sympa. Il m’a prêté son badge pour passer la sécurité à l’entrée. Godard et son équipe tournaient uniquement de nuit alors je me suis infiltré en faisant croire que je nettoyais les cantines. Puis, je me suis baladé dans les couloirs vides de la Maison de la Radio dans l’espoir d’apercevoir de loin le plateau de tournage. Et puis je suis tombé sur elle.

F.D. : Elle ?

R.R. : Anna Karina.

F.D. : L’actrice ?

Jean-Luc Godard et Anna Karina

R.R. : Et la femme de Godard à cette époque. Elle était contre une fenêtre, seule dans un couloir. Elle attendait qu’on l’appelle pour tourner. Elle m’a demandé du feu. Elle pensait que je faisais partie de l’équipe du film. J’avais juste seize ans mais j’étais grand pour mon âge. C’était un vrai moment magique pour moi. Elle était d’une beauté ! T’as pas idée. Le lendemain, j’ai tout raconté à Benoît mais il ne m’a pas cru.

F.D : Ça se comprend.

R.R. : Et ça m’énervait ! Alors je suis retourné le soir même sur le tournage, mais avec un appareil photo cette fois. J’ai fait semblant de ranger des câbles et de porter des caisses. Les techniciens me regardaient bizarrement. Et puis, Anna Karina m’a vu de loin et m’a fait un petit coucou de la main. C’était donc la preuve absolue que j’étais un membre de l’équipe pour tout le monde ! Puis, quand j’ai vu qu’elle était toute seule, je suis allé la voir pour lui demander une photo. Elle a gentiment accepté et elle a même demandé à Raoul Coutard, le chef opérateur de prendre le cliché. Il devait penser que j’étais un neveu de quelqu’un d’important ou je ne sais quoi. Mais c’est là que Jean-Luc Godard est arrivé. Il m’a posé quelques questions et il a très vite compris que je n’avais rien à faire ici. J’ai fait semblant d’aller chercher un pied de projeteur et je suis parti en courant.

F.D : Dommage !

R.R. : Pas tant que ça. J’avais ma photo ! Et le rendu était encore mieux que je ne pouvais l’imaginer. Quand je l’ai développé, j’ai remarqué sur l’image qu’il y avait Jean-Luc Godard juste derrière moi, l’air complètement perplexe. Quand Benoît a vu ça, il était sur le cul ! Cette photo a été mon porte-bonheur. Elle m’a ouvert des portes improbables plus tard, tu verras. Mais à ce moment-là, c’était surtout devenu un symbole. Une évidence. Il fallait que je travaille dans le Cinéma.

F.D : Et comment tu y es arrivé ?

R.R. : En étant patient. Pendant des années, j’ai essayé de convaincre mon père de me laisser faire des études de cinéma. Mais mon père était tout simplement contre l’idée. Il voulait surtout que je fasse mon service militaire. Alors en 67, j’ai opté pour des études de langues à Créteil. C’était la meilleure façon pour apprendre l’anglais et espérer me barrer un jour.

F.D. : C’était sage oui.

R.R. : Oh je n’étais pas sage pour autant ! Je passais mon temps à dessiner en cours des scènes de films imaginaires. Et puis Benoît avait une mobylette alors on se faisait des petites virées dans des bars. On fumait de l’herbe évidemment. On voulait tous être des rebelles. Un soir, mon père m’a surpris avec un joint. Il me l’a pris des mains et il me l’a écrasé sur le front en me disant « Tu veux te griller la cervelle ? Tiens ! » J’ai douillé mais j’ai fait semblant de ne pas avoir mal. Et je lui ai répondu que c’était mieux que de se prendre une balle au Vietnam pour défendre une cause impérialiste. Il n’a pas aimé ça. Surtout que je n’étais plus un petit garçon, il ne me faisait plus peur.

F.D. : Tu te défendais, c’est tout.

R.R. : Oui. Enfin je cherchais aussi à l’emmerder, je t’avoue. Je lui ai quand même volé cent francs un soir et je suis allé me faire tatouer à Pigalle. Il y avait un monsieur du nom de Bruno Cuzzicoli, c’était le premier « dessinateur intradermique » de France. Un tatoueur quoi. Je lui ai demandé de faire des boulons sur le bras. Quand mon père s’en est rendu compte, il est devenu fou de rage. Il a essayé d’effacer le dessin avec du savon. Ça faisait très mal, mais je trouvais ça drôle.

Bruno Cuzzicoli en plein travail

R.R. : Je fréquentais aussi le « Ciné-Club Zoom 16 » dans la salle communale. Et c’est là-bas que j’ai vu d’autres jeunes comme moi qui essayaient de tourner des courts-métrages. Il n’y avait pas de matériel vraiment professionnel dans l’université mais j’ai réussi à emprunter une Pathéscope !

Une Pathéscope

R.R. : C’était une toute petite caméra mais elle ne pouvait filmer que quelques minutes par bobine. Il fallait être vigilant et être sûr de filmer quelque chose d’important, tu vois. Et c’est justement ce qui est arrivé au Printemps 1968.

Les évènements de Mai 68 sont une période de manifestations, de grèves et d’émeutes qui ont secoués la France, provoquant la mort de sept personnes et une centaine de blessées graves. Ces affrontements contre les forces de l’ordre ont eu lieu en réaction à la politique du Président Charles de Gaulle et, de manière générale, contre le capitalisme et l’impérialisme américain. À la suite de ces évènements, onze mouvements d’extrêmes gauches furent dissouts et le parti au pouvoir de de Gaulle gagna quand même les élections législatives.

R.R. : Techniquement, Mai 68 a commencé fin Mars et a fini mi-Juin. Avec mes amis, on suivait de loin le Mouvement de Dany le Rouge. On n’était pas forcément communistes, mais on n’était tous contre la guerre du Vietnam, c’est sûr. Et contre de Gaule évidemment.

F.D : Comment ça a démarré ?

R.R. : C’est quand le gouvernement a fermé la fac de Nanterre après une assemblée générale contre la guerre. C’est là que tout a commencé à s’embraser. Alors beaucoup d’entre nous sont allés à Sorbonne et l’ont occupé. La police est arrivée. C’était brutal. Finis les cours, on était en guerre.

F.D. : Comment ton père voyait les évènements de son point de vue ?

R.R. : Il était bien emmerdé. D’un côté, il était 100% gaulliste et d’un autre, il travaillait maintenant dans un milieu ouvrier. Au début, il ricanait parce que pour lui, tout ça n’était qu’un piètre esclandre d’écoliers. Mais quand les ouvriers ont rejoint le mouvement et qu’ils se sont mis en grève, il est devenu la figure du grand patronat dans son atelier. Tout le monde le détestait.

F.D. : Ça devait être dur pour lui.

R.R. : Peut-être. Mais il avait choisi son camp. Et moi le mien. Bref, au Ciné-Club de Nanterre, les projections des vieux films ont été remplacées par des assemblées générales. On accueillait des gens de tout horizon. Ouvriers, Infirmières, tout ceux qui en avaient marre. On imprimait des tracts, on récoltait des témoignages, mais je sentais que c’était pas assez. Il fallait que je sois sur le terrain.

F.D : Sur le terrain. Dans les émeutes ?

R.R. : C’était pas des émeutes à la base. C’était juste des manifestations. Mais c’est vite parti en cacahuètes, c’est sûr. Avec Benoît, on a décidé d’aider à notre façon. Avec le matériel de son père, on brouillait les ondes radios des CRS et on envoyait leurs camions dans des mauvaises directions. C’était très marrant. Mais malgré ça, il y avait vraiment une violence que je n’avais jamais vue. Des vrais champs de bataille. Et le soir aux infos, les caméras étaient toujours trop loin et les journalistes ne parlaient que des policiers blessés. Et bien sûr, mon père soutenait les forces de l’ordre. Alors il fallait que quelqu’un capte la vraie violence des affrontements, mais de l’intérieur. J’ai pris ma petite caméra Pathéscope et j’ai fabriqué un système pour la visser sur un casque de chantier. Comme ça, j’avais les mains libres. Je pouvais me faufiler dans la foule et partir en courant rapidement quand j’étais chargé par les CRS.

F.D : Comme une Go-pro avant l’heure !

R.R. : Oui, mais je devais quand même m’arrêter régulièrement pour changer la bobine. Je n’avais le droit qu’à quelques minutes à chaque fois. Donc, il fallait que je choisisse bien mes batailles pour être sûr d’avoir de bonnes images. Et puis, j’ai attiré l’attention d’un gars. Un Américain. Il s’appelait Michael Wadleigh. Retiens son nom parce qu’il va revenir plus tard. C’était un documentariste venu exprès des États-Unis pour filmer les affrontements. Et quand il m’a vu au milieu de la foule avec mon drôle de système sur la tête, il a été épaté. Il m’a dit « I want your footage ! » Je lui ai dit « No problem ! » Il était sérieux et il était prêt à m’acheter mes images. Ce qui tombait bien parce que j’avais pas les moyens de développer les films moi-même. Mais il fallait que ça soit juteux. Et donc brutal.

F.D : Tu avais pas peur de te blesser ?

R.R. : J’étais prêt à tout pour mes images. C’était drôlement grisant d’être au milieu de ça. C’était un peu ma guerre à moi. Et au final, j’ai eu ce que je cherchais. Malheureusement.

Petite pause où Roland s’allume une cigarette. Mais je pense plutôt que c’est un joint.

R.R.: C’était le 10 Juin. J’ai rejoint des camarades maoïstes aux usines Renault de Flins dans les Yvelines. Ils étaient venus soutenir les grévistes de l’usine. C’était un mélange improbable. Des jeunes d’à peine 18 ans tout élancés et souriants aux côtés de rudes bonshommes en salopettes et au regard désabusé. Mais on était soudé et on défilait pacifiquement. J’avais enfilé mon casque-caméra mais tout semblait trop calme. Je me disais qu’il ne fallait pas que je crame du film pour rien.

Et puis, on les a vus arriver. La gendarmerie mobile. Un vrai mur face à nous. Et ils ont commencé à charger. On est parti en courant à toute allure. Mais on s’est vite retrouvé bloqué. Il y avait la Seine qui nous empêchait d’aller plus loin. Et les gendarmes nous fonçaient dessus. Ils étaient armés et protégés. Pas nous. Ça allait être le carnage. Et ils se sont fait plaisir. C’est peut-être parce qu’on n’était pas en plein centre de Paris qu’ils se sont dit qu’il y aurait moins de témoins.

R.R. : J’ai lancé ma Pathéscope sur ma tête. Je la sentais vibrer sur mon crâne pendant que j’essayais de capter le chaos autour de moi. J’ai entendu des bruits de gens qui tombaient dans l’eau. Certains de mes camarades essayaient de traverser la Seine à la nage pour attendre l’autre rive. Moi, je ne pouvais pas me permettre de ruiner ma caméra. Et puis blam ! Je me suis pris un grand coup de matraque dans les côtes et je suis tombé. J’étais plié au sol. J’essayais de protéger mon corps et ma caméra en même temps. Et là, j’ai remarqué que certains de mes camarades essayaient de revenir sur la berge. Mais les policiers leur faisaient face et les menaçaient. Certains se moquaient même d’eux.

Et puis, je l’ai vu. Celui qui s’est noyé.

Il se débattait dans l’eau. Il criait à l’aide mais j’étais toujours au sol, au milieu des CRS. Je pouvais rien faire. Personne n’est allé le chercher. Le courant l’a emporté et il a disparu. Il s’appelait Gilles Tautin.

R.R. : Après la bataille, on s’est tous dispersé. Les gendarmes ont compris qu’ils avaient fait une faute grave et ils sont allés chercher le corps. Moi, je suis vite rentré chez moi et j’ai planqué les bobines sous mon lit. Le soir, tout le monde parlait de Gilles aux infos. Mais comme d’habitude, les témoignages étaient contradictoires. La police disait qu’on s’était jeté dans la Seine de nous-mêmes, sans réelle menace. C’était pas juste de la violence policière. C’était un meurtre. Et moi j’avais les images qui pouvaient tout prouver.

F.D. : Ok…

R.R. : Le lendemain, les affrontements on repris de plus belle en mémoire de Gilles. C’était très tendu. Je suis allé au Ciné-Club pour parler stratégie. D’abord, il fallait vérifier que le film était exploitable. Et il fallait aussi qu’on développe une deuxième copie au cas où. On savait qu’on pouvait se faire censurer ou pire, se faire réquisitionner les images. Mais je leur ai dit que j’avais un contact. Un allié américain, Michael, qui pouvait faire en sorte de diffuser le film au monde entier ! On était persuadé qu’avec ça, le gouvernement allait éclater. C’était la fin de de Gaulle. Alors j’ai fait une petite collecte pour couvrir les frais de développement et je suis retourné en vitesse chez moi pour récupérer les pellicules.

Il y a encore une pause. Je l’entends tirer sur sa cigarette longuement.

R.R. : Mon père avait aussi suivi les infos. Il savait ce que j’avais fait et ce que je comptais faire. Et donc, il avait pris les devants. Quand je suis arrivé à la maison, il avait brûlé les bobines dans la cheminée.

F.D. : Quoi ?

R.R. : Ouais. C’était un choc. Mais pas une si grande surprise. J’aurais dû le prévoir. C’est de ma faute en fait.

F.D. : Comment tu as réagi sur le moment ?

R.R. : J’étais hagard. Comme vidé de l’intérieur. Pendant deux jours, je n’ai pas réussi à manger. C’était comme s’il m’avait coupé le peu de motivation que j’avais dans ma vie. Mais j’ai rien dit. Je ne me suis même pas défendu.

F.D. : Pourquoi ?

R.R. : J’avais compris à ce moment que le problème entre mon père et moi n’allait jamais se résoudre. On était trop différent. On n’aurait jamais dû se fréquenter. Pas de bol pour nous deux, on était obligé. J’ai compris que ça allait être toujours comme ça avec lui, que je ne pourrais jamais le changer. Je n’ai pas essayé de me battre. Il m’a dit que j’allais devoir faire mon service militaire pour mes 20 ans et que c’était comme ça. J’ai baissé la tête et j’ai dit « Comme tu veux. »

F.D. : Est-ce que ta mère était d’accord avec ça ?

R.R. : Elle n’avait pas le choix. Elle me conseillait de lui obéir pour m’éviter des problèmes. Alors c’est ce que j’ai fait. J’ai arrêté mes études et j’ai commencé à travailler avec lui dans son atelier.

F.D. : Ça a dû te faire bizarre.

R.R. : Tous les matins, je me levais à 6 heures pour être à l’atelier à 7 heures 30. J’avais une liste de petites missions très simples à accomplir. J’étais devenu un robot finalement. Un automate qui suivait son créateur et qui accomplissait des tâches. Finalement, mon tatouage de boulon commençait à prendre du sens.

En cachette, je me suis mis à lire aussi. La même année, j’ai découvert La Planète des Singes de Pierre Boule et La Nuit des Temps de René Barjavel. Deux chefs d’oeuvres de la science-fiction. Je commençais à vraiment aimer ce genre. Ça me permettait de m’évader de mon quotidien. Mais ça parlait aussi de sujets que je connaissais aussi. L’injustice sociale…

F.D : Et c’était des auteurs français !

R.R. : Exactement. J’ai aussi fréquenté une fille. Martine. C’était une apprentie secrétaire à la mairie juste à côté. Elle était gentille avec moi . On rentrait le soir tous les deux et au bout d’un moment, on a commencé à sortir ensemble.

F.D. : Tu étais amoureux d’elle ?

R.R. : J’étais content d’être avec elle. Et ça rassurait mon père de me voir fréquenter une fille.

F.D. : Pourquoi ?

R.R. : Il avait peur que je sois amoureux de Benoît.

F.D. : Et tu l’étais ?

R.R. : Je l’admirais. C’était mon modèle sur beaucoup de choses. Et il cherchait toujours à m’aider dans mes projets. C’est grâce à lui que j’ai pu monter mon coup.

F.D. : Ton coup ?

R.R. : J’ai travaillé pendant un an à l’atelier de mon père. De l’été 1968 à l’été 1969. J’étais pas le meilleur ouvrier, mais j’étais docile. Et je vivais toujours chez mes parents. Du coup, j’ai beaucoup économisé. Mon père n’a rien vu venir. Personne ne pouvait se douter de ce que j’allais faire. C’est Benoît qui est allé m’acheter le billet d’avion.

F.D : Tu es parti ? Où ça ?

R.R. : À ton avis ? Aux États-Unis !

F.D. : Avec Benoît ?

R.R. : Je lui avais proposé de venir avec moi mais il a refusé. Son père Paul était malade et il devait s’occuper de lui. Ça m’a rendu triste. Paul Russi a toujours été le père que j’aurais préféré avoir et il n’allait pas bien du tout. Et moi, je me faisais la malle en cachette. Mais c’était comme ça. Il fallait que je le fasse. C’était mon plan.

F.D. : Tu avais prévu ça depuis le début ?

R.R. : Oui. Dès que j’ai vu mes bobines dans la cheminée, j’ai su qu’il fallait que je parte de cet endroit. Mais j’étais fauché. Alors pendant un an, j’ai fait semblant d’être le fils parfait. Le petit ouvrier qui obéit à la moindre de ses demandes. Ça l’a complètement endormi.

F.D : Comment s’est passé ton départ ?

R.R. : Le 21 Juillet 1969, les Américains allaient se poser sur la Lune. Il était 3h56 en France et avec mon père, on a veillé pour voir ça à la télévision en direct. J’étais à côté de lui quand Neil Armstrong a posé son pied sur la surface lunaire. Il m’a dit : « Tes enfants iront en vacances sur la Lune comme nous on va à la montagne. » J’ai trouvé ça très beau comme image. Même s’il nous a jamais emmené à la montagne pour autant. Puis il a dit « Ils sont quand même forts ces connards d’amerloques. » et il est allé se coucher vers 4h30. Je lui ai dit que je préférais ne pas dormir pour enchaîner avec le travail le lendemain. Il n’a pas cherché à débattre. Ce qu’il ne savait pas, c’est que j’avais déjà préparé ma valise.

L’alunissage de Appolo 11 vue par le monde entier.

À 6 heures, je suis sorti de la maison. Benoît m’attendait dehors avec sa moto et un casque pour moi. Il m’a conduit à l’aéroport. C’était complètement dangereux, je tenais ma valise d’un bras et je m’accrochais à la moto de l’autre. J’aurais pu mourir à n’importe quel moment, mais heureusement, les routes étaient dégagées.

F.D : Comment tu te sentais ?

R.R. : Libre. Mais triste pour Martine. Je ne lui avais rien dit de peur que mon plan tombe dans l’oreille de mon père. Je ne lui ai même pas dit au revoir. Mais c’était trop important pour moi. Il fallait que je parte.

F.D. : Tu ne regrettes pas ?

R.R. : Non. C’est la meilleure décision que j’ai jamais prise. Niveau cinéma, les choses étaient en train de bouger aussi de l’autre côté de l’Atlantique. Sur la moto avec Benoît en direction de l’aéroport, j’étais comme sur une fusée en train d’être propulsée dans l’oeil du cyclone qui allait changer Hollywood et tout le cinéma à jamais. Et j’y allais pour accomplir mon destin.

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