Le tournage le plus étrange (Le Film perdu #7)

Un Western tourné dans les Halles de Paris.

François Descraques
17 min readMay 16, 2023

Ceci est la partie 7 de “Le Film Perdu” ( Voir la liste de toutes les parties)

Extrait de la retranscription de la cinquième entrevue.

ROLAND RICARDON : …le médecin m’a donné des cachetons. Ça m’endort un peu, désolé. Comment ça va toi ?

FRANÇOIS DESCRAQUES : Très bien. Merci de demander.

R.R. : Je ne veux pas que tu penses que je suis malpoli.

F.D. : Je ne le pense pas. Et je sais que je te demande beaucoup.

R.R. : C’est jamais évident pour moi de me replonger là-dedans.

F.D. : T’as l’air d’avoir une bonne mémoire si ça peut te rassurer.

R.R. : Justement. C’est ça le problème. Tout ça, c’est bien trop clair pour moi. Je revis tout ce que j’ai ressenti à l’époque. C’est comme avoir une machine à voyager dans le temps mais avec laquelle je ne peux rien changer. Une machine à chier.

F.D. : Tu aimerais pouvoir changer des choses ?

R.R. : Comme tout le monde oui. Mais ça ne serait pas honnête. Et puis, ça n’existe pas les machine à voyager dans le temps. Ce qui est fait est fait. Il faut assumer.

F.D. : Tu me disais la dernière fois que la police t’attendait à ton hôtel.

R.R. : Oui. Ils étaient en train de fouiller ma chambre. Ma réputation de dealer commençait à se répandre et j’ai fait l’erreur de rester dans le même hôtel trop longtemps. Les gérants ne voulaient pas être accusés de complicité alors ils m’avaient dénoncé. Heureusement, j’avais tout vendu à Nicholas Beach. Je n’avais aucune drogue. Rien. Ils étaient bien feintés ces porcs !

Malheureusement, mes papiers étaient loin d’être en règle alors ils m’ont emmené au poste. Et là-bas, ils m’ont dit que j’avais un avis de recherche à mon nom mais en France. Ça m’a choqué. C’étaient mes parents qui avaient fait ça depuis deux ans. Je n’étais pas au courant.

F.D. : Tu n’avais donné de nouvelles ?

R.R. : Non. En même temps, je pensais qu’ils s’en fichaient de moi. J’ai demandé aux policiers de pouvoir parler à ma mère par téléphone. Si j’arrivais à l’avoir et à la calmer, j’allais pouvoir régler la situation dans la soirée. Ils m’ont laissé passer un coup de fil en France qu’ils m’ont bien sûr facturé. J’ai appelé chez moi et je suis tombé sur mon père. Je lui ai demandé de me passer maman. Mais elle n’était plus là. En fait, elle était décédée depuis six mois.

Roland prend un moment. Je ne sais pas quoi dire pendant ce long moment de blanc.

R.R. : C’était…brutal. Crise cardiaque. Elle n’a pas trop souffert. Enfin pas trop longtemps. On pense que ça arrive qu’aux hommes ces trucs…C’est faux.

F.D. : Tu as voulu rentrer du coup ?

R.R. : Non. Je voulais faire comme si ça n’existait pas. Si je restais aux USA, ma vie en France restait en suspens. Comme si ma mère restait en vie. Pour toujours. Mais je n’avais pas le choix. J’étais recherché et sans Visa. Le lendemain, j’ai été expulsé. Je n’ai même pas pu dire au revoir à Lucy. J’ai juste récupéré ma machine à écrire et ma valise. J’ai été mis dans un avion et douze heures plus tard, j’étais à Paris.

F.D. : Comment se sont passées tes retrouvailles avec ton père ?

R.R. : Sans surprise, froidement. On a peu parlé de maman, mais ses non-dits étaient très clairs. Pour lui, elle était morte de chagrin suite à mon départ. En soi, il n’avait pas tort. Mais je pense qu’elle est aussi morte à cause de la douleur de rester seule avec lui. Et donc on échangeait peu, mais chacun se reprochait en silence la mort de maman. On était à armes égales sur ce terrain.

F.D. : Tu continuais à vivre avec lui ?

R.R. : Oui mais il savait que ça n’allait pas durer. Je n’avais toujours pas fait mon service militaire et on n’allait pas tarder à venir me chercher. Mon passeport m’avait été confisqué alors je ne pouvais plus fuir à l’étranger.

F.D. : Tu as donc rejoint l’armée ?

R.R. : Jamais de la vie. Retourner en France chez mon père était déjà le pire retour en arrière. Il fallait que j’aille de l’avant et pour moi, ça passait par La Révolte des Planètes. Si j’arrivais à faire ce film, alors ma fuite n’aura pas été vaine. J’aimais ma mère mais elle serait toujours morte, quoique que je fasse. Faire en sorte que ce film existe, c’était la seule façon pour donner du sens à cette tragédie.

Aux USA, j’avais beaucoup appris grâce à George, Francis, Steven et même Orson. Il fallait que je l’applique tout ça mais en France. Et donc, il fallait que je me fasse un réseau et vite.

F.D. : Mais comment tu as pu échapper au service militaire ?

R.R. : Je me suis marié. Avec Martine. Celle qui travaillait à la mairie, tu te rappelles ?

F.D. : Oui. Mais elle ne t’en voulait pas que tu sois parti du jour au lendemain ?

R.R. : Un peu si. Mais j’avais tellement d’histoires folles à lui raconter sur mon périple. Et elle était vraiment gentille. Un peu trop même.

F.D. : Mais elle a compris que tu l’as épousée pour échapper à l’armée ?

R.R. : Sur le moment, je ne crois pas. Je l’aimais bien, tu sais. On ne discutait pas autant qu’avec Lucy, mais elle était rassurante. On s’est marié en Janvier 1973. Il faisait un froid de canard et je n’avais que deux invités sur ma liste. Mon père et Ben-Joe. Pardon, je veux dire Benoît. Le mariage n’a pas été trop cher heureusement.

J’ai emménagé chez Martine dans un petit appartement à Montreuil et l’armée m’a fait une dérogation. J’étais jugée non-apte parce que je devais subvenir aux besoins de ma femme. Seul problème maintenant, je devais vraiment subvenir aux besoins de ma femme.

F.D. : Elle travaillait, non ?

R.R. : Oui heureusement. Même si ça ne l’enchantait pas. À cette époque, une femme se mariait par amour certes mais aussi pour ne pas avoir à travailler. Elle a tout de suite été déçue par mon cas. Mais je lui ai promis que j’allais trouver quelque chose. Quand mon film sera fait, je serai millionnaire, je lui ai dit.

Mais pour faire produire mon film, il fallait que je réintègre le monde des tournages. Mais c’était pas si facile. A Hollywood, tu pouvais te pointer devant un studio et au bout d’un moment, tu te retrouvais sur un plateau à tirer des câbles. Mais en France, c’est beaucoup plus fermé.

Pendant des mois, je n’ai pas réussi à trouver quoi que ce soit. J’en ai quand même profité pour peaufiner mon synopsis. J’ai même terminé une première version du script en entier.

Et puis en juin, j’apprends qu’Orson Welles était à Paris pour tourner The Other Side of the Wind.

F.D. : Il ne l’avait pas terminé ?

R.R. : Toujours pas ! Il avait eu des problèmes avec les financiers. Alors pour gagner de l’argent, il jouait dans des pubs pour du vin et des photocopieuses. Puis, quand il le pouvait, il continuait à tourner des bouts de son film avec l’argent qu’il avait gagné.

Donc, je me suis pointé sur son tournage à Orvillier et j’ai tenté ma chance. Quand il m’a vu, il a eu quand même un long moment de réflexion. Je lui ai dit « C’est moi, Roland, le gars que tu as viré le premier jour ! » Il a secoué la tête et il m’a dit « Je te crois. ». Il m’avait clairement oublié, mais il a eu pitié de moi alors il m’a accepté sur le tournage. L’équipe était encore plus réduite qu’avant et peu de gens parlaient anglais. Heureusement, Orson parlait très bien français.

F.D. : Tu as pu enfin suivre le tournage plus d’une journée ?

R.R. : Alors. Justement. À la pause repas, Orson vient me voir et me demande un petit service. J’ai tout de suite compris ce qu’il voulait. Il avait besoin de virer quelqu’un devant toute l’équipe en fin de journée comme il avait l’habitude de le faire. J’ai accepté mais à la seule condition qu’il lise mon histoire.

Il m’a dit « Jamais je ne ferai l’affront de lire ton histoire. Je n’arrive pas à produire mes propres films alors ceux des autres, tu imagines ! Je ne suis pas l’homme qu’il te faut. En France, il y a des nouveaux jeunes producteurs qui tentent des belles choses ! Va les voir ! »

Je lui ai répondu que je ne les connaissais pas alors il a été sympa et il m’a donné un contact. Et puis, il m’a engueulé devant toute l’équipe et il m’a viré.

F.D. : Sacré Orson.

R.R. : Le contact qu’il m’a donné n’était pas un producteur malheureusement. Mais c’était la personne en charge de la figuration d’un film qui se tournait en plein centre de Paris. Et c’était le tournage le plus étrange que j’ai jamais connu.

On touche pas à la femme blanche ! est un western de Marco Ferreri avec Catherine Deneuve, Marcello Mastroianni, Philippe Noiret et Darry Cowl. Tourné sur le chantier du futur Forum des Halles, cette reconstitution historique ambitieuse se déroule pendant la bataille de Little Big Horn. Suite à un contentieux lié aux recettes de son précédent film, Marco Ferrerri aurait entrepris ce tournage complètement insensé afin de ruiner son producteur, Jean-Pierre Rassam.

F.D. : Je ne connaissais pas du tout ce film.

R.R. : Et pourtant, il a existé. Je suis arrivé en métro à Châtelet, en plein centre de Paris et là, il y avait des centaines de chevaux, des tuniques bleues et des Indiens. Tout était tourné dans l’énorme trou où allait être construit le Forum des Halles. Mais à l’image, ça ressemblait un peu au Far West selon les angles. Et puis il y avait Michel Picolli en Buffalo Bill.

F.D. : C’est totalement dingue.

R.R. : Et celui qui avait produit le film devait être totalement dingue aussi. S’il avait mis de l’argent pour ce projet, il n’aurait pas de soucis à financer un film comme La Révolte des Planètes. Il fallait absolument que je le rencontre !

F.D. : Ce n’est pas facile sur un tournage de cette ampleur. Il y a tellement de monde. Et les figurants sont souvent parqués comme des moutons loin des caméras et des gens importants.

R.R. : Oui. Rien à voir avec les tournages d’Orson Welles où les stagiaires devenaient chef de poste en une semaine. Alors, je suis allé voir le coordinateur des figurants et il m’a demandé si je savais monter à cheval. J’ai dit oui. C’était faux évidemment mais je voulais qu’on me remarque et sur un cheval, je pouvais faire une meilleure impression qu’à pied.

Ils m’ont fait monter sur mon destrier et ils m’ont demandé de charger sur des faux-indiens en tenant un fusil d’une main. Je n’avais jamais fait ça. Ils ont lancé le moteur. J’ai pas réfléchi et j’ai foncé. Il y avait des centaines d’autres figurants autour de moi qui faisaient n’importe quoi. C’était tout sauf coordonné. Et puis, il y avait tellement de poussière, on ne voyait rien !

Très vite, mon cheval a essayé de se débarrasser de moi et d’un coup violent, il m’a propulsé dans les airs en pleine action. Je pensais avoir ruiné la scène. Mais non. Ils ont gardé la prise dans le film.

F.D. : Tu t’es blessé ?

R.R. : J’ai dû me fêler une côte oui, mais je ne voulais pas perdre ma place alors j’ai fait semblant d’aller bien. Ils m’ont dit de continuer d’autres scènes mais à pied. J’étais d’accord.

Le reste de la journée a été éreintante. J’ai respiré je ne sais pas combien de kilos de particules de poussières et j’avais un mal de crâne pas possible. À la tombée de la nuit, j’ai rendu mon costume et je me suis posé au bord de la Seine, encore couvert de poussière. Je souffrais le martyre et je devais vraiment ressembler à un clochard.

Au bout d’un moment, un assistant du tournage est venu me retrouver. Il m’a demandé « C’est toi qui est tombé du cheval ? » J’ai répondu « Oui mais j’ai continué la journée ! ». Il m’a alors dit « Justement. T’as l’air d’avoir peur de rien et de ne jamais te plaindre. » J’ai acquiescé sans trop comprendre pourquoi. Il m’a pris par le bras et il m’a isolé avec d’autres figurants.

Il nous a dit qu’il avait besoin de gens comme nous. Des durs à cuirs qui savaient aussi fermer leur gueule. On était perplexe. L’équipe avait déjà remballé le matériel. C’était pour tourner une scène ? L’assistant était gêné. Il ne voulait pas trop nous dire la raison. Il nous a donné à tous 100 francs et il nous a demandé de le suivre.

F.D. : T’étais pas inquiet ?

R.R. : Un peu. C’était mystérieux comme proposition et il faisait déjà bien nuit. L’assistant nous a alors amenés au Plaza Athénée. C’était un hôtel de luxe. On nous a fait entrer par la porte de service pour ne pas effrayer les clients, j’imagine. On avait tous l’air de sortir des catacombes.

On est tous arrivés au troisième étage et on nous a fait entrer dans une suite de luxe. Et là, Jean-Pierre Rassam, le producteur du film, nous attendait. Il était en peignoir et il se servait du champagne. Il nous a accueillis en criant « Mes gladiateurs ! Entrez ! ». Là, j’ai commencé à être inquiet.

F.D. : Tu m’étonnes.

R.R. : Qu’est-ce qu’on allait devoir faire ? Il n’y avait que des hommes dans la salle. J’imaginais déjà l’orgie. Mais au final, il nous a tous donné des coussins et il nous a demandé de nous battre avec. C’est tout. Franchement, 100 francs pour jouer à se donner des coups de coussin, y’a pire !

F.D. : Pourquoi est-ce qu’il faisait ça ?

R.R. : J’en sais rien. J’imagine que quand tu es riche, tu cherches à t’amuser d’une façon ou d’une autre. Et puis, ce n’était pas illégal en soi. Les autres figurants étaient gênés. Pas moi. J’ai donné des coups de polochons à tout va. Je jouais le jeu et j’ai gagné la compétition !

F.D. : Qu’est-ce qu’il y avait à gagner à part 100 francs ?

R.R. : Du gâteau. C’est ridicule je sais mais c’était Jean-Pierre Rassam ! Le gars était le producteur le plus fou de la place de Paris. Il avait produit La Grande Bouffe. Tu vois ce que c’est ?

F.D. : Oui. C’est le film où les quatre amis s’enferment dans une grande maison pour se suicider en mangeant des plats gastronomiques. Un film d’une autre époque, clairement.

R.R. : Voilà. Donc j’ai gagné la bataille de coussins et Jean-Pierre m’a pris la main et l’a levée comme si j’étais un champion olympique. Je suis rentré dans son jeu.

Quand les autres figurants sont partis, je suis resté dans sa suite et j’ai tout fait pour amadouer Jean-Pierre. Tout ! Je lui ai raconté que j’avais tourné avec Orson Welles et Francis Ford Coppola. Je n’ai pas parlé de George Lucas ni de Steven Spielberg, c’était des inconnus en France en 72. Jean-Pierre m’écoutait d’un air peu impressionné tout en mangeant des crevettes. J’ai continué à lui raconter mes histoires à Woodstock et à Hollywood.

Puis j’ai sorti la photo de moi avec Godard. Il me l’a prise des mains et il l’a regardé de plus près. Il m’a dit « C’est toi là ? ». J’ai acquiescé. Et j’ai ressorti les anecdotes que j’avais inventées sur Godard. Le fait qu’il dirigeait en langue des signes. Je lui ai même dit qu’Anna Karina et moi, on était devenu très proche sur le tournage. Des vrais amis. Là, il était vraiment impressionné.

Il m’a dit « Reviens me voir demain soir. Ici. » J’ai dit d’accord et je suis parti. J’avais gagné un rendez-vous !

F.D. : Mais tu lui avais parlé de ton film ?

R.R. : Pas encore. Je ne voulais pas le brusquer. Il fallait d’abord qu’il apprenne à me faire confiance. Et donc le lendemain, je ne suis même pas retourné sur le tournage du western absurde. J’avais trop peur d’avoir un nouvel accident et de finir à l’hôpital juste avant le rendez-vous le plus important de ma vie.

Le soir, je suis retourné au Plazza Athénée mais par la grande porte. J’avais même acheté des nouveaux vêtements exprès pour ne pas ressembler au clochard que j’étais la veille. Je suis arrivé à l’accueil et j’ai demandé à voir Monsieur Jean-Pierre Rassam. Ils l’ont appelé, il a répondu et ils m’ont dit qu’il m’attendait dans sa suite.

J’ai frappé à la porte. Il m’a ouvert, toujours en peignoir et il m’a dit « Je suis content que tu sois venu ! Il faut absolument que tu racontes ton histoire à ma copine. Elle va adorer ». Puis il m’a présenté à sa compagne qui était assise sur le canapé. C’était Anna Karina.

F.D. : Oh merde.

R.R. : Je suis devenu tout blanc. Jean-Pierre jubilait. C’était un traquenard, évidemment. Il en faisait des caisses. Il disait à Anna « Mais voyons, tu ne te rappelles pas de ton ami ? C’est Roland ! Roland Ricardon !» Elle m’a dévisagé en essayant de me remettre. Visiblement, je ne l’avais pas marqué. Et c’était normal. Je lui avais à peine parlé presque dix ans auparavant.

Puis, elle a dit à Jean-Pierre « C’est tout ? C’est pour ça que tu m’as demandé de venir ? » Jean-Pierre était hilare. Pas Anna. Elle a pris ses affaires et elle est sortie en claquant la porte. Je me suis retrouvé tout seul avec le producteur qui n’en finissait pas de rire.

Il me disait « Ta tête quand tu l’as vu ! C’était magique ! » Moi, j’étais mortifié. J’essayais de me justifier. Je bégayais bien sûr. Je me suis dit que j’avais encore une fois raté une occasion en or. Et je ne pouvais même plus retourner sur le tournage du film pour faire de la figuration.

F.D. : Jean-Pierre Rassam t’en a voulu d’avoir inventé l’histoire sur Goddard ?

R.R. : Étrangement non. Il m’a dit « Tu racontes des bonnes histoires. Tu pourrais même devenir un bon producteur si tu t’accroches. Mais tu dois apprendre à connaître les gens. Savoir qui couche avec qui, pour ne pas te fourvoyer comme ça. C’est la base du métier. » Alors, je lui ai dit que je ne voulais pas être producteur mais que j’avais écrit un film.

Et justement, je l’avais apporté avec moi. Je l’ai sorti et je lui ai tendu mon script. Il m’a regardé avec un air de défi. Du genre « Tu crois vraiment que je vais lire ton scénario ? » Moi, je m’en fichais. Je n’avais plus rien à perdre. J’ai pas baissé les yeux. Il me l’a pris des mains et il m’a dit qu’il le lirait à l’occasion en le jetant sur son bureau.

F.D. : Mission accomplie.

R.R. : Non. Ce n’était pas suffisant pour moi. Il m’avait forcé à me battre avec d’autres figurants, il m’avait ridiculisé devant Anna Karina, il me devait un minimum d’attention. Je lui ai dit « C’est très rapide à lire. Je peux attendre ». Et je me suis assis sur le canapé.

Jean-Pierre était bouche bée. Puis il a éclaté de rire et il a pris le scénario en me disant « T’as des couilles toi. Je te préviens, si c’est de la merde, je ferais pas semblant, t’entends ? » Et il s’est assis sur le lit pour le lire. Moi, j’étais juste à côté, les jambes croisées. J’essayais de rester digne.

F.D. : C’est la pire chose pour un auteur. Voir quelqu’un lire son histoire en direct.

R.R. : C’était affreux ! Régulièrement, il me jetait des coups d’oeil. Il mimait des expressions de dégoûts. Il soufflait à chaque fois qu’il tournait les pages. Il voulait vraiment que je souffre et ça marchait.

Mais au bout d’un moment, il a arrêté son cirque et il s’est concentré. Il est même remonté en arrière et il a relu certains passages. Il semblait être en pleine réflexion. Puis au bout d’un moment, il a refermé le scénario et il m’a dit « Tu m’as menti. C’était super long ». J’ai répondu que je pouvais le raccourcir s’il voulait. Il s’est levé et il s’est dégourdi les jambes.

Il est allé ouvrir une bouteille de champagne et il s’est servi un verre, juste pour lui. Il était toujours en train de réfléchir. Moi, je n’en pouvais plus de son silence. Finalement, il m’a sorti « Franchement, je vois qu’un seul gars qui peut jouer le rôle de Ben-Joe. » J’étais abasourdi.

F.D. : Ben-Joe, c’est le motard ?

R.R. : Oui. Il m’a dit « Belmondo. Y’a que lui qui peut le faire. »

F.D. : Jean-Paul Belmondo ?

R.R. : Je voulais continuer à faire comme si je n’étais pas impressionné alors j’ai dit « Ouais. Carrément. Belmondo. Pourquoi pas ». Puis il a continué en buvant son verre « Pour le Monarque, il nous faut une légende du Cinéma. Quelqu’un qui impressionne. Gabin. Oui, c’est Jean Gabin qu’il nous faut. Il est toujours assis sur son trône, non ? » J’ai répondu au tac-au-tac « Ouais. Il est toujours assis ». Alors Jean-Pierre a dit « Parfait. Gabin sera content d’être assis toute la journée à son âge. Il faudra juste le convaincre d’avoir des tuyaux partout sur lui. »

F.D. : Jean Gabin en Monarque ?! Mais c’est génial !

R.R. : Oui ! Et Jean-Pierre disait ça comme si c’était évident. Au final, il m’a tendu un verre de champagne et il m’a dit « Tiens, tu l’as mérité ». J’ai trinqué avec lui.

Et puis, j’ai continué la conversation pour voir jusqu’où elle allait. J’ai demandé qui il voyait pour Aniel, le rôle principal.

Là, Jean-Pierre m’a sorti « Vu son âge, ça va être difficile de trouver une tête d’affiche. Il nous faut quelqu’un de jeune et de frais. Un inconnu pour que le public s’identifie à lui. Y’a un jeune gars qui va tourner avec Blier prochainement. Un chien fou pas encore dressé. Il faut qu’on le voie rapidement avant qu’il ne devienne trop cher. Il s’appelle Gérard Depardieu. »

Après la fin de cet entretien, j’ai passé une semaine à me refaire La Révolte des Planètes dans ma tête.

Est-ce que j’avais vu Gérard Depardieu dans le rôle d’Aniel sans m’en rendre compte ? J’étais si jeune, c’est tout à fait possible vu que je ne le connaissais pas à l’époque. Et puis, Gérard Depardieu à 20 ans, c’était un autre délire que le Gégé qu’on connaît tous maintenant. Puis, j’ai repensé au Monarque. Dans mes souvenirs, il était effrayant et tout bouffi. Jean Gabin me paraissait complètement crédible dans ce rôle. Et Jean-Paul Belmondo en Ben-Joe ? Le rebelle avec une moto-volante ? C’était totalement dans ses cordes. Quel âge il avait en 1973 ? À peine 40 ans. Oui, c’était forcément lui que j’avais vu !

Plus j’y repensais, plus je réalisais que le film culte de mon enfance était encore plus incroyable que je ne l’imaginais.

La suite : https://medium.com/@f_descraques/la-cour-des-grands-le-film-perdu-8-ffcc464bb264

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