L'origine du savoir

Exploration d'une hypothèse posée par l'anthropologue Jeremy Narby dans son livre "Le serpent cosmique"

Hugo C.
Auto Thérapeute
7 min readOct 27, 2019

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Une découverte majeure

Les chamans sont ce qu’on appelait autrefois des hommes et des femmes de médecine, naturellement médiums, qui sont néanmoins très bien formés pour interpréter les rêves, guérir les malades et guider les gens à travers les connaissances qui leur viennent pendant les transes. On les trouve dans des sociétés tribales généralement considérées comme “ primitives “, de la Sibérie à la forêt amazonienne. Ces adeptes opèrent des ‘vols’ chamaniques (voyages astraux, projections hors du corps) dans les royaumes normalement inaccessibles à l’humanité et reviennent avec des informations spécifiques d’une grande utilité pratique.

En 1995, un livre remarquable a été publié en Suisse sous le titre Le serpent cosmique, l’ADN et les origines du savoir par l’anthropologue suisse Jeremy Narby. Il présente les résultats de l’étude personnelle de celui-ci sur les chamans amazoniens et révèle l’étendue remarquable de l’information que les chamans glanent pendant leurs transes, qu’ils induisent en prenant des substances hallucinogènes naturelles, principalement l’ayahuasca.

A partir de ces recherches, Narby a développé une théorie sur les origines de cette connaissance.

Au milieu des années 1980, Narby étudiait pour son doctorat parmi les peuples indigènes de l’Amazonie péruvienne, travaillant sur un projet environnemental. Comme beaucoup avant lui, il est rapidement fasciné par l’étonnante connaissance botanique de ces peuples dits “ primitifs “, en particulier par leur utilisation médicinale de certaines plantes rares. Il a été impressionné par la gamme de médicaments d’origine végétale utilisés par les chamans tribaux — ayahuasqueros — et par leur efficacité, surtout après avoir guéri d’un problème de dos de longue date que les médecins européens s’étaient montrés totalement incapables de traiter. Plus il en apprenait, plus il était intrigué par la façon dont les indigènes amazoniens avaient développé ou acquis ces connaissances. La probabilité qu’ils puissent trouver ne serait-ce qu’une seule de ces recettes par hasard ou même par expérimentation est tout simplement incroyable. Il y a environ 80 000 espèces de plantes dans la forêt amazonienne, donc pour découvrir un remède efficace en utilisant un mélange de seulement deux d’entre elles, il faudrait théoriquement tester chaque combinaison possible — environ 3 700 000 000 000. Cela ne s’arrête pas là : beaucoup de leurs mixtures impliquent plusieurs plantes, et même alors un tel calcul ne permet pas d’expérimenter les procédures souvent extrêmement complexes nécessaires pour extraire les ingrédients actifs et produire un mélange puissant.

Un bon exemple de cette mystérieuse connaissance médicale est l’ayahuasca elle-même, une combinaison de seulement deux plantes. La première provient des feuilles d’un arbuste et contient une hormone sécrétée naturellement dans le cerveau humain, la diméthyltryptamine, un puissant hallucinogène découvert par la science occidentale seulement en 1979. Si pris par voie orale, cependant, il est décomposé par une enzyme dans l’estomac et devient totalement inefficace, de sorte que le deuxième composant de l’ayahuasca, extrait d’une liane, contient plusieurs substances qui protègent la diméthyltryptamine contre cette enzyme spécifique.

En effet, l’ayahuasca est un produit de synthèse, fait sur mesure. C’est comme si les exigences exactes du mélange étaient spécifiées à l’avance, puis les bons ingrédients choisis pour répondre aux exigences. Mais comment ? Comment quelqu’un, même un botaniste occidental sophistiqué, aurait-il pu trouver les ingrédients parfaits sans passer des décennies — peut-être même des siècles — à faire des essais en laboratoire ? Comment les indigènes “ primitifs “ amazoniens ont-ils pu connaître les propriétés de ces deux plantes ? Après tout, la probabilité qu’ils trouvent cette combinaison par hasard est vraiment minime, voire impossible. Comme l’écrit Narby :

“Voici donc des personnes sans microscopes électroniques qui choisissent, parmi quelque 80 000 espèces de plantes amazoniennes, les feuilles d’un buisson contenant une hormone hallucinogène produite naturellement dans le cerveau, qu’elles combinent avec une liane contenant des substances qui désactivent une enzyme du système digestif, qui sinon, en bloquerait les effets hallucinogènes. Et ils le font pour modifier leur conscience.
C’est comme s’ils connaissaient les propriétés moléculaires des plantes et l’art de les combiner, et quand on leur demande comment ils ont acquis ce savoir, ils disent que leurs connaissances viennent directement des plantes hallucinogènes¹ elles-mêmes.”

Un autre exemple donné par Narby est celui du curare.² Ce puissant poison pour les nerfs est un autre produit “ fabriqué sur mesure “, dont les ingrédients proviennent cette fois de plusieurs plantes différentes et répondent à un ensemble très précis d’exigences. Comme le souligne Narby, les indigènes avaient besoin d’une substance qui, lorsqu’elle était étalée sur les pointes des fléchettes de la sarbacane, non seulement tuerait l’animal, mais ferait en sorte qu’il tombe au sol. Les singes arboricoles, par exemple, s’ils sont abattus avec une flèche non empoisonnée, serrent souvent leur prise sur les branches avec une action réflexe et meurent ainsi hors de portée du chasseur. La viande elle-même devrait, bien sûr, être exempte de poison et propre à la consommation. C’était un défi de taille, mais le curare répond à toutes ces exigences : c’est un relaxant musculaire (il tue en arrêtant les muscles respiratoires) ; il n’est efficace que lorsqu’il est injecté dans la circulation sanguine — d’où son administration par sarbacane ; et il n’a aucun effet lorsqu’il est pris par voie orale. L’invention du curare est une chose vraiment stupéfiante. Le type le plus courant exige une méthode de préparation complexe dans laquelle plusieurs plantes sont bouillies pendant trois jours, au cours desquels des fumées mortelles sont produites. Et le résultat final a besoin d’une technologie spécifique — la sarbacane — pour être délivrer. Comment tout cela a-t-il été découvert en premier lieu ?

Le problème devient encore plus déconcertant lorsqu’on se rend compte que quarante types différents de curare sont utilisés dans la forêt amazonienne, tous ayant les mêmes propriétés, mais utilisant chacun des ingrédients légèrement différents car les mêmes plantes ne poussent pas dans chaque région. Ainsi, en effet, le curare a été inventé quarante fois. Ce n’est que dans les années 1940 que le monde occidental l’a appris, lorsqu’il a commencé à être utilisé pour la première fois comme relaxant musculaire pendant la chirurgie.

Les Amazoniens eux-mêmes ne prétendent pas avoir inventé le curare, mais qu’il leur a été donné par les esprits, à travers leurs chamans.

Ce ne sont là que deux exemples d’une vaste gamme de mélanges de végétaux utilisés par les peuples de l’Amazonie, dont l’étendue n’a pas encore été entièrement cataloguée par les botanistes modernes. Réalisant qu’il était absurde de suggérer que ces recettes complexes auraient pu être réalisées par l’expérimentation, Narby a commencé à demander aux habitants locaux et aux chamans comment ils avaient acquis ces connaissances. Ils lui ont dit que les propriétés des plantes et les recettes pour les combiner sont données directement au chaman par des entités spirituelles très puissantes pendant qu’il est en transe extatique sous l’influence d’hallucinogènes comme l’ayahuasca. (Bien sûr, cela soulève un problème fascinant de type oeuf et la poule. Si les chamans ont découvert les propriétés secrètes de l’ayahuasca seulement en l’ingérant, comment les connaissaient-ils au départ ?)

Cette prise de conscience a conduit Narby à sa propre quête personnelle de recherche sur cet aspect négligé du chamanisme, ce qui l’a amené a prendre de l’ayahuasca lui-même. Beaucoup d’anthropologues avant lui avaient déjà noté que le chaman acquiert la connaissance par l’ingestion d’hallucinogènes, mais aucun n’avait jamais pris cela suffisamment au sérieux pour en assurer le suivi. Il a constaté qu’il s’agissait là d’une caractéristique commune du chamanisme à travers le monde, et que les tribus attribuent les origines et les techniques de leur culture aux connaissances glanées par leurs chamans alors qu’ils étaient en transe extatique, au cours de laquelle ils rencontrent des guides, des entités qui les leur transmettent.

source : Conférence de Romuald Leterrier : rendre le réel aussi maléable qu’un rêve

Narby lui-même, lors de sa première expérience avec l’ayahuasca, a rencontré une paire de serpents gigantesques qui lui ont enseigné son insignifiance en tant qu’être humain et les limites de ses connaissances, ce qui s’est révélé être un tournant personnel important. Il a commencé à remettre en question ses idées préconçues occidentales et a abordé ses recherches ultérieures avec davantage d’ouverture d’esprit et avec moins d’arrogance scientifique. Son propre livre est lui-même un exemple de la manière dont l’expérience chamanique peut transmettre de nouvelles connaissances. Narby écrit que les serpents induisaient dans son esprit des pensées qu’il était incapable d’avoir par lui-même.
Les propriétés et les méthodes de combinaison des plantes pour obtenir des résultats spécifiques ne sont pas les seules choses que les entités spirituelles communiquent de cette façon à travers l’état de transe. Les tribus amazoniennes attribuent à la même source leur connaissance de techniques spécifiques, telles que l’art du tissage et leur maîtrise du travail du bois. Ce que les chamans reçoivent en transe est une connaissance utile qui souvent, dans le cas de la guérison, sauve des vies.

Au-delà de la question de la réalité de ces entités, l’idée même d’obtenir des conseils pratiques et des informations concrètes par une telle méthode est, pour notre culture, absurde. Il n’y a sûrement que deux façons d’obtenir la connaissance : soit elle est élaborée en étapes logiques par l’expérimentation ou par tâtonnements ; soit elle est enseignée par quelqu’un, ou par une autre culture, qui l’a déjà élaborée.

C’est là, en un mot, le problème de l’origine du savoir des anciens Egyptiens, comme la construction de l’”impossible” Grande Pyramide. Les techniques semblaient sortir de nulle part, sans aucun processus apparent de développement logique ou historique. Étant donné qu’aucune preuve archéologique de développement technologique étape par étape n’a été trouvée, on peut supposer que le processus n’a jamais eu lieu. Cela peut sembler fou, mais où sont toutes les pyramides qui ont échoué avant celles de l’Ancien Empire ?

Et s’il y avait un troisième moyen d’obtenir des informations utiles et uniques : par la voie du chaman, où le savoir est en quelque sorte obtenu directement de sa source.

L’extraordinaire connaissance botanique des peuples amazoniens forme, en fait, un parallèle exact avec l’expertise de construction des anciens Egyptiens.

Non seulement ne devrait-elle dépasser les compétences de leur époque et de leur lieu, mais elle est en avance sur les connaissances scientifiques d’aujourd’hui…

Livres par Jeremy Narby que j'ai lu et que je recommande vivement !

A voir aussi

source : Jeremy Narby (Switzerland) — speaker at Psycherence 2018
Jeremy Narby: Beyond the Anthropo-Scene | Bioneers 2017
source : Joe Rogan asks Richard Dawkins about Heavens and Psychedelics (YouTube)

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Hugo C.
Auto Thérapeute

Quelle triste époque où il est plus facile de briser un atome qu’un préjugé ou une croyance. ― A. Einstein