Les lycées privés tunisiens, la dernière voie des décrocheurs

Institut Afkar
6 min readJun 21, 2017

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Dans quelques semaines, l’Institut Afkar va publier un rapport détaillé sur un sujet d’actualité : l’orientation post-bac en Tunisie.

Les données analysées dans le cadre de ce rapport sont extrêmement instructives et dépassent le strict cadre de la réforme du mécanisme d’orientation. Ainsi, elles nous permettent aussi de produire des billets pour répondre à certaines idées reçues concernant notre système éducatif.

Dans cette perspective, nous avons souhaité nous interroger sur les lycées privés tunisiens qui accueillaient en 2014 plus de 30 404 élèves en dernière année de l’enseignement secondaire.

Alors que les épreuves du bac tunisien 2017 sont maintenant terminées et que l’annonce des résultats est prévue pour le vendredi 23 juin, il est pertinent de revenir sur la place de ses institutions privées.

Quels est leur rôle dans le paysage éducatif tunisien ? À quoi, à qui servent-ils ?

Les lycées privés accueillent essentiellement des décrocheurs

À l’issue du brevet, la question se pose, pour les élèves qui ont obtenu les meilleurs résultats, de rejoindre ou non les lycées pilotes. Le rôle premier de ces lycées est de recruter et de concentrer ces élèves, ce qui est en soi un choix de politique éducative.

Tous les élèves qui n’y sont pas admis sont en théorie accueillis par les autres lycées publics.

Mais qu’arrive-t-il aux élèves qui ne trouvent pas leurs marques dans le système éducatif public et qui, en raison d’un niveau scolaire insuffisant ou de mesures disciplinaires, en sont exclus ou en décrochent ?

Les données à notre disposition indiquent qu’une partie d’entre eux, au moins, se tourne vers les lycées privés. Ces lycées, pour leur très grande majorité, se sont spécialisés dans l’enrôlement des élèves en grande difficulté, qui ne trouvent pas leur place dans le secteur éducatif public.

Moyennes au bac 2014 des élèves selon le type de lycée d’origine, Section Maths (sources : Institut Afkar, Ministère de l’éducation nationale)

Si l’on y regarde de plus près, on constate que, parmi les élèves des lycées privés, certaines catégories d’élèves sont surreprésentées.

Répartition des candidats au bac 2014 par sexe/section/profession du père selon le type de lycée (sources : Institut Afkar, Ministère de l’éducation nationale)

Le tableau ci-dessus met en évidence la surreprésentation des catégories suivantes dans les lycées privés :

  • Les élèves aux moyennes du bac les plus faibles
    Les élèves obtenant moins de 10/20 de moyenne représentent plus de 91 % de l’ensemble des élèves des lycées privés en section Maths (contre 4 % pour les lycées pilotes et 46 % pour le reste des lycées publics).
  • Les garçons
    Nous avons à cet égard démontré dans un précédent billet de blog que les garçons réussissent moins bien que les filles.
  • Les élèves des sections Lettres et Économie et gestion
    Le rapport annuel du ministère de l’éducation (p.39) mentionne que ces sections avaient les taux de réussite les plus bas et n’arrivaient pas à attirer de bons élèves.
  • Les élèves issus de milieux moins aisés
    Notre premier billet de blog a démontré que ces derniers avaient de moins bons résultats, du fait de l’incapacité de notre système éducatif à résorber les inégalités économiques et sociales.

Ces éléments nous indiquent que les élèves des lycées privés cumulent les facteurs de décrochage.

Ce constat dressé, la question est de savoir pourquoi les élèves en grande difficulté se dirigent vers le secteur privé ? Que leur apportent les lycées privés ?

Le secteur privé permet aux élèves en grande difficulté d’atteindre la dernière année du lycée

Note moyenne en cours d’année (à gauche) en fonction de la note moyenne au bac 2014 (en bas) pour chaque lycée, section Maths (sources : Institut Afkar, Ministère de l’éducation nationale)

Ce graphique, qui agrège pour chaque lycée les moyennes de ses élèves, illustre deux choses :

  1. Dans tous les lycées, publics et privés, les résultats à l’épreuve du bac sont généralement moins bons que ceux obtenus en cours d’année, les lycées pilotes étant la principale exception.
  2. Les lycées privés constituent la part ultra majoritaire des lycées qui accordent en cours d’année des notes largement supérieures à la note finalement obtenue au bac.

Ce second point confine à la caricature : dans certains lycées privés, les résultats au bac sont en dessous de 4/20, alors que les moyennes en cours d’année dépassent 16/20.

Cette observation nous permet donc de comprendre pourquoi les décrocheurs peuvent avoir intérêt à rejoindre les institutions privées d’enseignement secondaire :

  1. D’une part, la pratique du gonflement des notes par rapport au niveau scolaire réel de l’élève semble généralisée dans ces établissements. Cela permet de conduire jusqu’à l’année du bac des élèves qui n’auraient pas eu les acquis nécessaires pour l’atteindre dans les lycées publics.
  2. D’autre part, ce gonflement des notes se révélait encore plus avantageux pour eux du fait du “bonus des 25%” qui consiste à inclure 25 % de la moyenne annuelle dans la moyenne finale du bac. Ce bonus a toutefois été supprimé à la session 2017.

Dès lors et malgré le “bonus des 25 %”, il n’est pas surprenant que les élèves des lycées privés aient les résultats catastrophiques suivants à l’examen national du baccalauréat :

Taux de réussite au bac 2014 selon la section et le type de lycée (sources : Institut Afkar, Ministère de l’éducation nationale)

Nota bene :

Les lycées privés considérés excluent les lycées de la mission française et les lycées privés qui n’ont pas présenté de candidats au baccalauréat 2014.

Les données à notre disposition permettent de pointer trois lycées privés qui sortent du schéma décrit plus haut :

  • le lycée privé L’Idéal de Nabeul, avec 88 % de taux de réussite au bac Maths et une note moyenne des élèves au bac de 12,8/20 ;
  • le lycée privé L’Excellence de Nabeul, avec 94 % de taux de réussite au bac Maths et une note moyenne des élèves au bac de 12,3/20 ;
  • le lycée tunisien de Doha au Qatar, avec 100 % de taux de réussite au bac Maths et une note moyenne des élèves au bac de 14,5/20.

Conclusion

Les élèves en grande difficulté — redoublants, exclus et décrocheurs — ne trouvent pas aujourd’hui une issue ou un débouché dans le secteur public tunisien de l’enseignement secondaire. Le secteur privé a rempli le vide.

Ces élèves se dirigent donc vers les lycées privés qui, à travers une notation complaisante, les conduisent jusqu’aux portes de l’examen national du baccalauréat et permettaient même, jusqu’à 2016, d’accroître leurs chances de l’obtenir grâce au “bonus des 25 %”.

Cette stratégie des lycées privés, bien que problématique, répond à une demande réelle : les élèves en difficulté n’ont aucune autre alternative, mis à part la déscolarisation pure et simple.

Il y a ici un réel enjeu de politique publique. Quelle solution la collectivité offre-t-elle à ceux qui ne trouvent pas leurs marques dans nos programmes d’enseignements ?

Ceci nous amène, comme dans notre précédent billet, à nous poser la question de l’encadrement et de la prévention du décrochage, ainsi que celle de l’efficacité de la formation professionnelle. La politique éducative a aussi pour objet de rattraper les décrocheurs et de leur donner les qualifications nécessaires à un parcours professionnel a minima décent.

Au sujet de l’Institut Afkar

L’Institut Afkar est un groupe de réflexion qui travaille sur les politiques publiques tunisiennes. Il s’intéresse notamment à leur conception et à leur évaluation, par l’analyse de faits et de données et par la comparaison internationale.

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