L’art subtil de raconter des conneries

Jonathan Sabbah
Essentiel
Published in
9 min readJun 17, 2017

Vous êtes peut-être déjà tombé sur des speechs comme celui-ci :

Être un maker aujourd’hui signifie prendre en main son destin, être acteur et entrepreneur de son existence, dans une démarche collaborative, en passant du « Do It Yourself » au « Do It Together ».

— discours officiel accompagnant le changement de logo de l’école de management de Lyon

(6 expressions à la mode en une seule phrase, un taux exceptionnel)
Dans le même genre, on a également :

« Nous bâtissons un monde fluide et homogène où les expériences sont aussi naturelles et intuitives que des pensées. […] Ensemble, nous formons une équipe de créateurs, de bâtisseurs et de rêveurs œuvrant pour découvrir et ouvrir de nouveaux chemins vers de nouvelles expériences. »

— Patrick Drahi à l’annonce du nouveau nom de SFR

Woooooaw !

Ou encore :

« Le vrai progrès réside dans la possibilité de donner à chacun la liberté de choix »

— Emmanuel Macron

Qu’ont en commun ces discours marketing et cette fulgurance à tendance mystique de notre nouveau président ?

En un mot, c’est des conneries.

Le professeur Frankfurt qui enseigna à Yale dans les années 80 a posé les bases conceptuelles de ce qu’il appelle « connerie » (ou encore baratin) dans De l’art de dire des conneries, un savoureux petit essai publié en 2005. Pour lui, le monde d’aujourd’hui est tellement rempli de conneries que l’on n’y prête même plus attention. Les responsables ? Les politiques quand ils oublient la réalité, la publicité par nature, le monde de l’innovation, la culture managériale traditionnelle, les brochures d’école de commerce, votre oncle un peu raciste, la quasi-totalité des commentateurs de vidéos politiques sur YouTube, et encore bien d’autres.

Le discours de type « connerie » a deux caractéristiques. D’une, sa vocation est de tromper. Et de deux, il ne se préoccupe absolument pas de la réalité. Même pas un petit peu. Celui qui raconte des conneries fait preuve d’une totale indifférence à l’égard de la réalité des choses. C’est la différence majeure avec le menteur. Le menteur connait la vérité et dit le contraire. Par exemple, quand il affirme au médecin qu’il a bien fait son jogging quotidien (alors qu’en fait non), il sait que c’est faux. Le menteur et l’homme sincère s’opposent, mais ils respectent les mêmes règles du jeu : ils tiennent compte des faits avérés. L’un les détourne, l’autre non.

En revanche, celui qui raconte des conneries s’en moque éperdument.

Et c’est là toute la beauté de la chose. En mettant à distance l’exigence de vérité, on peut effectivement se sortir de situations difficiles. On l’a vu précédemment, le mensonge a son lot de défauts. Produire un mensonge efficace implique une connaissance pointue du vrai. Alors qu’avec une connerie bien pondue… et bien, comme on n’a pas besoin de familiarité avec le sujet, on peut décupler sa créativité !

Livraison quinquennale de conneries

Les conneries arrivent généralement très vite quand les gens sont poussés à donner leur avis sur des thèmes aussi complexes que la sortie de l’euro, la position à adopter à l’égard de Vladimir Poutine ou bien l’établissement d’une constitution européenne.

Une conviction très répandue est qu’en démocratie, il faut absolument avoir une opinion tranchée sur chaque sujet de société. Bien entendu, quelle meilleure occasion que les élections pour partager ces opinions ? Et c’est ici que tweets, « J’aime » et autres commentaires YouTube entrent en scène.

Cette fois encore, les réseaux sociaux ont été inondés de conneries si totales que j’en attendais la fin (et le retour des photos de chats) avec la plus grande impatience.

« Je suis tombé sur un excellent commentaire YouTube, bien argumenté et bien rédigé qui m’a fait changer d’avis. »

— Aucun être humain de toute l’Histoire

La nuance et la prise de recul n’étant pas l’ami du retweet, on trouve un niveau de certitude assez hallucinant dans une bonne majorité des commentaires. Pour ne rien gâcher, il semblerait que plus une personne soit certaine de ce qu’elle affirme, moins elle en sache sur le sujet.

« L’ennui dans ce monde, c’est que les idiots sont sûrs d’eux et les gens sensés pleins de doutes. »

— Bertrand Russell

On en est donc arrivé à une situation où ceux qui en savent le moins sont aussi ceux qui racontent leurs conneries avec le plus d’assurance.

Tous ceux qui auront lu quelques commentaires YouTube de vidéos politiques pourront en témoigner : il est bien plus facile de raconter une connerie que d’en réfuter une. Alberto Brandolini, un programmeur italien, l’avait bien compris et en a tiré une loi : le Principe d’asymétrie des conneries.

Le Principe d’asymétrie des conneries

La quantité d’énergie nécessaire pour réfuter des conneries est supérieure d’un ordre de grandeur à celle nécessaire pour les produire.

Alberto Brandolini

Les conneries ont donc un avantage décisif. En effet, dire n’importe quoi me demandera moins d’énergie qu’à la personne qui voudra prouver que c’était bien n’importe quoi. Ainsi, pour chaque connerie lâchée sur Twitter, il faudra un certain travail de recherche journalistique fouillé et précis pour rétablir la vérité ; et encore rien ne dit que l’opinion en tiendra compte.

« C’est pas cher, c’est l’État qui paye. »

— François Hollande d’après le Figaro (alors qu’en fait non)

Voilà la phrase qu’aurait prononcée François Hollande dans une interview à Gilles Bouleau à propos de certaines aides de l’État, si l’on en croit certains éditorialistes du Figaro et d’autres. Ces derniers en ont, bien sûr, profité pour dénoncer l’État socialiste dépensier, le gâchis fiscal, etc.

Sauf qu’en fait non, François Hollande n’a jamais dit cela. L’Express, puis Le Monde l’ont expliqué à plusieurs reprises. Mais c’était déjà trop tard. Les réseaux sociaux ont totalement déformé le sens de la phrase et s’en sont emparés comme un slogan anti-socialiste qui continue d’apparaitre encore aujourd’hui.

L’individu lambda sur Twitter n’a pas le monopole de la connerie. Loin de là. N’oublions pas les gens « importants », c’est-à-dire (principalement) des hommes bien nourris qui entravent volontairement leur circulation sanguine à l’aide d’un dispositif onéreux nommé « cravate ». En effet, ces derniers sont régulièrement incités à s’aventurer sur toutes sortes de sujets qu’ils ne maitrisent pas. Soit à cause de nombreuses demandes extérieures, soit par un penchant naturel à émettre des jugements sur la situation de l’ensemble de la planète.

Les conneries de qualité supérieure

J’aimerais tracer une ligne nette entre :

  • conneries des réseaux sociaux (et du PMU au coin de la rue), spontanées et peu convaincantes
  • et conneries patiemment composées par des artistes de la communication.

Les mondes de l’innovation, du management, du marketing, ou encore de la politique regorgent de conneries, qu’on pourrait qualifier de « premiums ». Ces milieux ont reconnu aux conneries une qualité indéniable : quand on ne prétend pas connaître la vérité, on ne peut pas mentir délibérément. Car comme le disait Frankfurt, les conneries se situent au-delà de la vérité et de l’erreur : elles ont pris congé de ces notions.

Dans la sphère managériale qu’il connait bien, le professeur André Spicer de la Cass Business School a enquêté et listé certaines propriétés de ces conneries premium :

  • Elles sont vagues. Maniant des concepts très larges comme « l’excellence », ou encore « l’innovation ». Ces mots caméléons sont pratiques, car chacun y trouvera ce qu’il y cherche. Et plus les mots sont ambigus, plus ils pourront être compris de différentes façons et convaincre le maximum de personnes. Par exemple, dans le monde de l’innovation, on entend régulièrement parler du « Design Thinking » une méthode miracle pour la gestion de projets (en réalité, un concept fourre-tout aux définitions si nombreuses qu’elles sont généralement contradictoires).
  • Les conneries noient leur message sous un amas verbeux. Si quelqu’un commence à questionner l’un des aspects du discours, il y aura toujours moyen de rétorquer qu’en fait, ça n’était qu’un détail et qu’il ne fallait pas trop s’y attarder.
  • Les conneries sont infestées de jargons et de mots à la mode. Du côté de l’innovation technologique, on pourra trouver un peu partout des mots comme “blockchain”, “machine learning”, ou encore “Big Data”.

« Le Big Data, c’est comme l’amour chez les ados : tout le monde en parle, personne ne le fait, tout le monde pense que les autres le font, du coup tout le monde prétend le faire… »

— Dan Ariely

Les conneries de qualité ne s’improvisent pas et nécessitent un flux continu de ressources. Heureusement, toute une industrie de consultants, gourous et autres marketeux est chargée de créer et de faire circuler ces expressions à la mode. Ces dernières pourront alors être réutilisées un peu partout.

Conclusion : comment faire passer des idées fumeuses ou se sortir de situations difficiles ?

(si la morale n’est pas un obstacle…)

S’en sortir en racontant une connerie

Une bonne idée pour deux raisons. Premièrement, elle est difficile à repérer en tant que discours vague, verbeux et jargonneux. Deuxièmement, comme on l’a vu avec le Principe d’asymétrie des Conneries, même repérée, elle est pénible à réfuter.

En revanche, la connerie de qualité n’est pas évidente à produire et reste potentiellement réfutable. La connerie montre son utilité quand on ne connait pas la réalité (ou qu’elle n’est pas suffisamment connaissable), comme en économie, en communication d’entreprise, en géopolitique, et plus généralement dans tout système complexe.

S’en sortir avec une Tache de Café

Une Tache de Café (également appelé bullshit) est un discours, qui romance la réalité et qui est énoncé dans l’intention de tromper.

S’en sortir avec une Tache de Café, est une bonne idée pour deux raisons. Premièrement, il est relativement aisé de produire une bonne Tache de Café. Deuxièmement, une Tache de Café est à l’épreuve de la preuve, puisque par définition, elle implique la connaissance de la réalité (contrairement aux conneries) ainsi que le respect de cette réalité (contrairement aux mensonges). La marge de manœuvre se trouvant dans la scénarisation de cette réalité.

La Tache de Café montre son utilité quand la réalité est connue, comme dans la vie de tous les jours, au travail ou à la maison, et plus généralement dans tous les évènements que l’on a vécus ou causés personnellement.

Conclusion : dans une situation simple, la Tache de Café est préférable à la connerie et dans une situation complexe, c’est l’inverse.

La suite à découvrir dans “L’art délicat du bullshit” 👇

Sources

emlyon. (2016). La marque emlyon prend un tournant — EMLYON Business School. Available at: http://www.em-lyon.com/fr/emlyon-enseignement-entrepreneuriat/business-school/actualites-grande-ecole-management/actu-evenements/emlyon-business-school-la-transformation-d-une-marque

A. (2017, May 23). We are creating a path where ideas, emotions, experience emerge at an unparalleled speed #Altice pic.twitter.com/GD5wQeKN8I. Retrieved June 17, 2017, from https://twitter.com/Altice/status/867028448346345474

A. (2017, May 23). The future, after all, is built by us, rather than by the technology we use. #PatrickDrahi #Altice pic.twitter.com/RBUPUjcGSw. Retrieved June 17, 2017, from https://twitter.com/Altice/status/867043212044664835

Frankfurt H. G. (2009). On Bullshit

Spicer, A. (2013). Shooting the shit: the role of bullshit in organisations. M@n@gement,16(5), 653. doi:10.3917/mana.165.0653

Actualité à la Une. (n.d.). Retrieved June 17, 2017, from http://abonnes.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2014/11/10/ca-ne-coute-rien-c-est-l-etat-qui-paye-histoire-d-une-phrase-que-hollande-n-a-jamais-prononcee_4521283_4355770.html

http://www.innovationstory.fr/technologies-numeriques/big-data-tout-le-monde-en-parle-personne-ne-sait-quoi-en-faire/

https://fr.wikipedia.org/wiki/Effet_Dunning-Kruger

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Jonathan Sabbah
Essentiel

Chercheur en bullshit, mensonges et taches de café.