Pourquoi votre cerveau raffole des narrations

(et du bullshit par la même occasion)

Jonathan Sabbah
7 min readApr 22, 2018

Je me rappelle avoir pris conscience de l’extraordinaire pouvoir des narrations pendant mes révisions d’histoire-géo au lycée. En scénarisant légèrement le cours, la mémorisation devenait beaucoup plus simple (certes au prix de quelques écarts historiques). J’ai d’ailleurs lu récemment qu’un excellent rebondissement générait de la dopamine, ce qui est l’équivalent pour le cerveau du bouton Enregistrer ! Alors pour bien comprendre ce que j’appelle narration, jetez un œil à ces deux phrases :

  • « Le roi mourut et la reine mourut ».
  • « Le roi mourut puis la reine mourut de chagrin »

Si la première n’est qu’une liste de données brutes (un roi mort, une reine morte), la seconde raconte une petite histoire : c’est une narration.

La seconde phrase contient plus d’informations que la première puisqu’on y a ajouté la relation de cause à effet, mais malgré ça, elle semble bien plus facile à retenir. De plus, vous noterez que l’on a davantage envie d’y croire, car ce qui a du sens est toujours plus satisfaisant intellectuellement qu’une suite de données sans liens.

Mais le gros problème avec les narrations, c’est qu’elles peuvent induire en erreur.

Le problème avec les narrations

J’aimerais vous présenter Sophie.

Sophie est une jeune femme d’une trentaine d’années. Plutôt intelligente et douée pour l’écriture, elle partage souvent ses opinions politiques avec de longs posts sur les réseaux sociaux. Si vous allez au restaurant avec elle, il y a de grandes chances pour qu’elle vous parle assez rapidement du combat qu’elle mène pour la protection des animaux, le tout autour d’un bol de quinoa (Sophie est végétarienne).

Maintenant que vous avez fait connaissance, je vais vous demander de classer les 3 propositions suivantes de la plus probable à la moins probable :

  • « Sophie est trader »
  • « Sophie est trader et féministe »
  • « Sophie est féministe »

Je vous laisse une petite seconde.

Sauf si vous avez déjà lu l’étude dans laquelle j’ai trouvé cette expérience, votre réponse devrait ressembler à ça :

  1. » Sophie est féministe »
  2. » Sophie est féministe et trader »
  3. « Sophie est trader »

Votre esprit a instantanément et automatiquement complété une narration cohérente. Politisée et végétarienne, Sophie est surement féministe. À la limite féministe et trader (tant qu’elle est féministe, ca va). En revanche la proposition « Sophie trader » ne colle pas avec la description du personnage.

Pourtant être trader est forcément plus probable qu’être à la fois trader et féministe. En effet, comme il y a plus de traders que de personnes qui sont traders et quelque chose d’autre, le nombre de traders est plus grand que le nombre de traders féministes.

La Capacité Narrative

Votre évaluation (lente) des probabilités a été abusée par la complétion (rapide) de l’histoire de Sophie. Et même en connaissant la bonne réponse, on est quand même un peu gêné. Comme si une petite voix nous soufflait : « Tu as lu la description ? Elle ne peut pas être simplement trader puisqu’elle est politisée et qu’elle aime les animaux ! »

Comme l’ont montré les psychologues Amos Tversky et Daniel Kahneman, nous sommes dotés à la naissance d’une capacité à composer très vite des narrations. Malheureusement, sauf effort particulier, le cerveau a plutôt tendance à se contenter de cette narration automatique y compris quand une réflexion plus approfondie serait la bienvenue.

Reprenons un instant l’exemple de Sophie la végétarienne. Essayez de choisir la proposition la plus probable :

  • « Sophie est brune »
  • « Sophie est à la fois brune et gauchère »

Normalement, ça ne devrait pas poser de difficultés : la première proposition a plus de chance d’être vraie. La structure est identique au premier problème, pourtant votre sens logique n’a pas été trompé. Alors que s’est-il passé ? C’est simple, contrairement au premier problème, ici aucune des deux propositions n’est impliquées dans une narration ! On constate donc qu’en l’absence de narration, la logique prévaut.

Mais d’où vient cette Capacité Narrative et pourquoi s’est-elle imposée à nous ? Un début de réponse peut se trouver dans la jungle…

Nous descendons de ceux qui ont fui devant le lion

Respirez un grand coup, vous êtes sur le point de vivre une expérience dépaysante…

  • Nous sommes il y a quelques millions d’années, dans la jungle africaine.
  • Vous êtes en compagnie de votre partenaire de tribu en train de chercher du bois pour le feu de la grotte.
  • Soudain, vous entendez un bruit bizarre derrière un arbre.
  • Le vent ou un lion ?
  • Votre survie dépend de la réponse à cette question.
  • Votre compagnon a détalé sur-le-champ (pour lui un bruit bizarre équivaut à un danger mortel).
  • Vous réfléchissez à la probabilité d’un prédateur dans cette zone.
  • Trop tard… c’est bien un lion.
  • Vous finissez comme plat principal.
  • Vous sortez de la sélection génétique.

Cette situation s’est produite d’innombrables fois durant la longue histoire de l’humanité. Ceux qui sont restés un peu trop longtemps à réfléchir ont donc eu moins d’occasions de transmettre leurs gènes à la génération suivante. En conséquence, nous descendons de ceux qui ont agi comme votre partenaire de cueillette et qui ont pris leur première intuition comme vraie avant de courir se mettre à l’abri. Les neurobiologistes ont d’ailleurs montré que nous sommes maintenant capables de réagir à la présence d’un danger avant même de prendre conscience de celui-ci.

La Capacité Narrative qui nous permet d’associer causes et effets pour composer des histoires instantanément s’est construite sur des millions d’années et a assuré notre survie en tant qu’espèce. En contrepartie, elle peut aussi nous jouer des tours comme dans l’exemple de Sophie : la complétion de son histoire nous est venue à l’esprit sans effort, mais avec une erreur logique.

L’autre grand problème avec la Capacité Narrative, c’est qu’elle nous conduit à simplifier excessivement des données chaotiques.

Narration ou Complexité

Comme la Capacité Narrative ne demande pas d’effort particulier, elle « s’active » souvent de façon tout à fait automatique, sans même que l’on ne s’en aperçoive. La conséquence ? Nous avons bien du mal à observer des suites d’évènements sans leur attribuer d’explication. Dit autrement, le plus difficile c’est en fait de ne pas utiliser notre Capacité Narrative.

Cela pose problème quand on se trouve devant une situation complexe où les liens entre les évènements sont loin d’être clairs. On peut avoir l’impression de comprendre la réalité avec des narrations simplistes alors que dans la Complexité, il arrive qu’un évènement n’ait pas d’explication unique, mais soit dû à une succession de causes imbriquées entre elles, de sorte que si l’une d’elles n’avait pas eu lieu, le résultat eût été différent.

Idem quand on fait face au hasard pur. Dans ce cas-là, chaque explication ne peut être que fausse. On l’avait vu avec l’exemple des bombardements de Londres, il est facile de noter des phénomènes remarquables mais inexistants dans une masse de données aléatoires.

Comme nous avons besoin de comprendre ce qui se passe autour de nous, nous cherchons sans cesse les explications et causes des évènements et composons des narrations. Même fausses, elles nous permettent de remettre de l’ordre dans le chaos de l’expérience humaine.

Maintenant que vous détenez le secret de la Capacité Narrative, voyons comment cela pourra vous servir en termes de bullshit.

Le cerveau raffole du bullshit

Besoin de flouer quelqu’un ? Pensez au bullshit de type Tache de Café !

Pour cela, il vous suffira de laisser votre Capacité Narrative créer du sens dans les données qui constituent votre situation. Bien sûr, pour que ce bullshit soit convaincant, il faudra que le sens choisi s’inscrive dans la vision du monde de votre cible. Comme tout le monde, votre cible aime ce qui a du sens. Elle préfèrera donc une narration (qui en plus flatte sa vision du monde) plutôt que des données brutes ou qu’un humble discours avouant qu’on ne peut pas vraiment formuler un avis définitif avec les informations dont on dispose.

Finalement une Tache de Café d’une clarté exemplaire donne une logique unificatrice à des éléments apparemment disparates et participe donc au besoin de cohérence du monde !

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