Si vous avez compris le monde réel, c’est qu’on vous l’a mal expliqué

L’unique raison pour laquelle la réalité nous échappe totalement

Jonathan Sabbah
9 min readFeb 27, 2018
‘Mural on Indian red ground’ de Jackson Pollock

Un savant célèbre (certains avancent le nom de Bertrand Russell) donna un jour une conférence sur l’astronomie.

Il décrivit comment la Terre tournait autour du Soleil et de quelle manière le Soleil, dans sa course, tournait autour du centre d’un immense rassemblement d’étoiles que l’on appelle notre Galaxie.

À la fin, une vieille dame au fond de la salle se leva et dit :
« Tout ce que vous venez de raconter, ce sont des histoires. En réalité, le monde est plat et posé sur le dos d’une tortue géante ».

Le scientifique eut un sourire hautain avant de rétorquer :
« Et sur quoi se tient la tortue ?
- Vous êtes très perspicace, jeune homme, vraiment très perspicace, répondit la vieille dame. Mais sur une autre tortue, jusqu’en bas ! »

Toute sorte de théories ont été énoncées pour tenter d’expliquer le monde réel. Certaines plus solides que d’autres, comme en témoigne la précédente (et très savoureuse) anecdote de Stephen Hawking.

Cela dit, comme on l’a vu dans le chapitre précédent, les théories se doivent de suivre des règles bien connues :

Règle n° 1 (critère de Popper)
Si une théorie ne permet pas d’être réfutée, alors elle ne doit pas être prise trop au sérieux.

Règle n° 2
Si une théorie ne s’accorde plus raisonnablement avec la réalité, alors il faut la laisser de côté (peu importe à quel point vous la trouvez élégante et peu importe que vous soyez un génie).

Règle n° 3
Si une théorie n’est jamais confrontée au monde réel, alors elle risque fort d’être
une connerie.

Néanmoins, une exception me vient à l’esprit…

Les Mathématiques

« Nul n’entre ici s’il n’est géomètre »

Phrase supposément gravée à l’entrée de l’Académie de Platon

Je dois admettre que je suis plutôt d’accord avec Platon sur ce point. Les maths sont vraiment un intermédiaire de choix pour accéder au monde des idées. Et, il y a une bonne raison pour ça.

Les mathématiques (et la logique) vivent dans un monde distinct du nôtre. Un monde abstrait, parfait, où la vérité est totale. Ceci confère un avantage décisif aux théories mathématiques : contrairement aux autres théories, elles n’ont pas à se soumettre à une confrontation avec le monde réel. Et par conséquent, elles ne peuvent pas être réfutées par des faits nouveaux. Ce qui est démontré reste vrai pour toujours.

Les outils issus des théories mathématiques sont donc des alliés fiables, qui ont par exemple aidé les théories physiques à monter en puissance. Les théories physiques, quant à elles, sont dans l’ensemble moins solides que les théories mathématiques, bien que l’on sache aujourd’hui prévoir le comportement d’un certain nombre d’objets inanimés dont on connait l’état initial.

En revanche, dès que l’on s’intéresse aux théories impliquant des comportements humains, c’est une tout autre affaire.

Des comportements humains théoriquement compréhensible

En Histoire

Je vais vous parler d’un exemple tiré de Sapiens de Yuval Noah Harari déjà cité précédemment. Si vous étiez réveillé pendant vos cours d’histoire du collège, peut-être que le nom de Constantin vous rappellera quelques vagues souvenirs. Cet empereur romain a vécu au début du IVe siècle et c’est lui qui a décrété le christianisme comme religion officielle de l’empire. On dit en général que cela avait pour but d’unifier des peuples d’ethnies diverses et variées.

Ce livre est incroyable

Pour Harari, le rôle principal des historiens est de décrire ce qu’il s’est passé. Et donc par exemple de reconstituer les étapes, évènements et autres données qui ont fait que le christianisme a conquis l’Empire romain.

Les historiens s’aventurent généralement à mettre en avant une logique dans toutes ces données et enfin à proposer un sens qui pourra les expliquer. Autrement dit : ils recherchent des causalités et se donneront l’objectif de dépasser l’affirmation factuelle « Constantin a choisi Jesus », en se demandant aussi « Pourquoi Jesus plutôt que Bouddha ou Abraham ? ».

Mais pour l’auteur de Sapiens, répondre à la question du pourquoi de l’Histoire est un exercice risqué.

Raison n° 1 : l’Histoire est un système complexe.
Il y a tellement de forces en présence et leurs interactions sont si complexes qu’un infime changement peut avoir des conséquences immenses
.

Ainsi l’universitaire qui prend en compte toute la complexité d’une situation historique, sera bien souvent amené à ne pas se prononcer sur le pourquoi et se garder d’y donner du sens. D’après Harari, plus on maitrise une période historique plus on aura du mal à expliquer pourquoi les choses s’y sont passées de cette façon plutôt que d’une autre.

« Si une seule route empruntée mène du passé au présent, d’innombrables embranchements conduisent au futur »

– Yuval Noah Harari

Raison n° 2 : il est difficile de confronter sa théorie avec la réalité de façon définitive.
À part si de nouvelles découvertes spectaculaires permettent une réfutation, on pourra au mieux, tenter de faire s’affronter les théories entre elles. Sans oublier de se demander si le hasard n’explique pas les évènements de manière également convaincante.

Construire des théories précises dans un système complexe est une affaire périlleuse. On l’a vu pour les théories historiques qui s’efforcent de clarifier le passé. Mais qu’en est-il des théories politiques qui essaient de comprendre passé et présent pour prévoir l’avenir ?

En politique

La politique est un autre exemple de système complexe. Beaucoup reprochent aux soviétologues de n’avoir pas prévu la chute de l’URSS ou moquent les experts du Moyen-Orient qui n’ont pas vu arriver le Printemps arabe en 2011. Il y a un problème dans ce raisonnement. Imaginons qu’un groupe d’experts ait été suffisamment bon pour théoriser une vague de révolutions. Vous seriez d’accord avec moi pour dire que les leaders en place l’auraient très vite appris et se seraient empressés de baisser les taxes et sans doute de gonfler le budget de leurs polices secrètes. Résultat : les révolutions auraient eu beaucoup moins de chance de se produire et les experts auraient donc dû reconnaitre que leurs théories annonçant des soulèvements ont été réfutées.

Révolution tunisienne

Encore que. On voit rarement des experts et analystes (très souvent Adepte de la Théorie Unique) admettre publiquement leurs erreurs et réorienter leurs réflexions pour intégrer les échecs subis.

Dans la finance

On retrouve le même problème dans le cas des théories financières. Comme les marchés réagissent aux prévisions les concernant, ils se dérobent à toutes prédictions exactes. Si un génie parvient à développer un logiciel calculant les futures évolutions du prix du pétrole, il est certain qu’à l’instant où des négociants vont s’en emparer, le prix va évoluer d’une manière imprévue par le logiciel.

Les théories traitant de systèmes complexes ont donc structurellement un faible pouvoir de prévision. La sociologie ou l’économie néoclassique ne fait pas exception.

En sociologie et en économie

Éblouis par les formidables avancées de la physique au cours du XXe siècle, de nombreux économistes et sociologues se sont mis en tête de transformer leurs disciplines respectives à l’aide d’une forme de « pensée mécaniste ». Cette conception issue de la physique énonce que si l’on connait parfaitement l’état initial et la totalité des chaines causales d‘un environnement donné, on est censé pouvoir prédire toutes ses évolutions, tel un horloger.

Si l’environnement n’est constitué que d’une poignée d’objets inanimés, aucun problème. S’il s’agit de l’économie mondiale ou de l’ensemble des membres d’une société, c’est beaucoup moins évident. Vous conviendrez que si j’étais capable de connaitre précisément votre futur, vous ne seriez pas si libre que ça.

De même que dans la plupart des systèmes complexes, il est impossible d’obtenir des preuves définitives qu’une théorie est objectivement meilleure que les autres. Plusieurs écoles s’affrontent alors pour le leadership de la discipline, en l’occurrence les néo-classiques, les post-keynésiens ou l’école de Vienne dans le cas de l’économie moderne.

« Quand on m’explique les mathématiques, je perds pied dès le premier mot. En physique, je comprends la première phrase, en biologie j’ai compris l’essentiel du message et en sciences humaines, chacun donne son avis. »

– Roland Barthes

Roland Barthes

Il est temps de définir un peu plus précisément ce qu’on appelle un système complexe.

Les systèmes complexes

Complexe vs Compliqué

Tout d’abord, faisons bien attention aux mots : complexe n’est pas synonyme de compliqué. Un avion est un système compliqué, car il contient des milliers de pièces coordonnées avec une grande sophistication. En revanche il n’est pas complexe, puisque l’impact de chacune des pièces sur toutes les autres est connu et calculé avec précision. Un ingénieur pourra toujours expliquer pourquoi telle pièce réagit de telle manière et à quel moment elle doit le faire.

A contrario dans un système complexe, les « pièces » ou composants sont hors de contrôle : les dépendances entre les composants sont multiples, imbriquées et difficiles à identifier.

Géopolitique spaghetti

Prenons l’exemple de la situation géopolitique au Moyen-Orient. Voilà une carte très simplifiée, indiquant les relations entre chaque pays impliqué :

Sur la carte, déjà bien touffue, on notera que chaque pays a une position unique vis-à-vis de chaque pays. Ce qui est une simplification très importante pour la compréhension du sujet. Pour se rapprocher de la réalité et ne pas confondre carte et territoire, il faudrait encore y superposer de nombreuses couches de complexité :

  • les courants qui s’affrontent dans chaque majorité,
  • l’opposition interne et les contre-pouvoirs,
  • les jeux d’alliances,
  • les querelles d’égos et les erreurs commises,
  • ou encore les décisions prises pour déjouer les pronostics.
  • Et d’autres encore que j’oublie.
  • Et d’autres encore qui sont cachées.

Ainsi, l’action de théoriser se heurte à cette particularité des systèmes complexes : il est difficile d’identifier les causes d’un effet donné ou inversement d’identifier les effets d’une cause donnée, et plus généralement d’associer causes et effets.

Sachant que cette carte/assiette-de-spaghettis (qui n’est qu’une photographie du système à un instant donné) évolue en permanence, le théoricien objectif aura bien du mal à adopter une position tranchée et définitive sur des questions liées à la Guerre en Syrie ou encore au conflit israélo-palestinien. Il pourra au mieux essayer de relater les faits, tel l’historien, en se retenant de trop les interpréter.

Je peux donc affirmer sans trop me tromper que si vous pensez avoir compris précisément la situation au Moyen-Orient, c’est qu’on vous l’a mal expliquée.

La Complexité (avec une majuscule s’il vous plait)

Malheureusement pour ceux qui essaient de comprendre le monde, la Complexité est davantage la règle que l’exception. En effet la plupart des systèmes impliquant une action humaine sont complexes. Les théories et même les idées de manière générale se doivent d’être prises avec la méfiance qui convient dès lors que l’on se situe en milieu complexe (ce qui est en fait, la majorité des cas).

Alors qu’en théorie, pratique et théorie sont identiques, en pratique, ce n’est quasiment jamais le cas ! On prendra donc une théorie pour ce qu’elle est : non pas la réalité elle-même, mais seulement un essai pour tendre vers une explication parfaite de la réalité (sans jamais y parvenir totalement).

Quel est le lien avec le bullshit me direz-vous ? Et bien c’est très simple : la Complexité — le fondement du monde réel comme on l’a vu — est un terreau tout à fait fertile pour le bullshit.

Profitons de ce monde complexe et incompréhensible pour en tirer les conclusions qui nous arrangent !

La Complexité

Sources

Yuval Noah Harari, Sapiens : Une brève histoire de l’humanité, Paris, Albin Michel, 2015
https://fr.wikipedia.org/wiki/Causalit%C3%A9_(histoire)
Le Cygne noir — Nassim Nicholas Taleb
Une belle histoire du temps — Stephen Hawking, Leonard Mlodinow
Bienvenue en incertitude ! Principes d’action pour un monde de surprises — Philippe Silberzahn
https://theconversation.com/vrai-et-faux-en-economie-une-question-dinterpretation-91134
https://www.slideshare.net/vallatph/mpr-2-14vica-pdf-def
https://newflux.fr/2017/11/21/bienvenue-nouveau-monde-monde-vica/
https://www.slideshare.net/vallatph/mpr-2-14vica-pdf-def
Pour la règle n° 1, voir Réfutabilité par Karl Popper
Peintures par Jackson Pollock : Mural on Indian red ground et Number 1, 1949

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