1855 : invasion social-démocrate des Etats-Unis par la France.

Laurent Calixte
11 min readMay 10, 2019

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Carte des Etats-Unis tiré du livre “Au Texas”, de Victor Considerant. (Source)

Le 13 juin 1849, caché dans un modeste logis parisien, le coeur battant, un homme en redingote froissée, hirsute et barbu, s’attend à être arrêté d’une minute à l’autre par la police du président de la République Louis-Napoléon Bonaparte, élu en décembre 1848.

Il s’agit de Victor Considerant (sans accent aigu sur le “e”, Victor Considerant dira un jour : “il n’y a pas d’accent aigu sur mon “e”. J’ai lutté vainement plus de soixante ans depuis que mon nom s’imprime pour l’en défendre !”)

Député de Paris, il siège à l’extrême-gauche de l’Assemblée nationale législative, parmi les socialistes.

Victor Considerant

Le contexte ? La révolution de 1848, qui a débouché sur la création d’une Assemblée constituante, élue le 23 avril, avec un carton plein pour la gauche : 600 députés républicains, 80 socialistes, et 200 seulement pour le “parti de l’Ordre”.

Mais les élections de 1849 bouleversent la donne : là, c’est le parti de l’Ordre qui l’emporte avec 450 députés, contre 180 démocrates-sociaux (ex-socialistes), et 75 républicains.

Un retour de balancier qui rend la situation politique difficilement lisible : les Français ont certes chassé le roi, mais veulent-ils vraiment la République ? Ou veulent-ils seulement un retour à l’ordre ?

L’affaire du corps expéditionnaire de Rome illustre parfaitement cette ambivalence, sur laquelle Louis-Napoléon Bonaparte surfe avec maestria.

Le 25 avril, La France intervient à Rome avec l’envoi d’un corps expéditionnaire de 7.000 hommes. Officiellement, il s’agit de soutenir la jeune République romaine, instaurée depuis le 9 février 1849 dans les Etats pontificaux (le Pape règne alors non seulement sur Rome, mais aussi sur toute l’Italie centrale).

Et Louis-Napoléon Bonaparte, qui entend bénéficier des derniers effets de la vague révolutionnaire et républicaine, clame bien entendu qu’il faut soutenir cette jeune République progressiste.

La “soutenir”, vraiment ? Non, pas vraiment. Car officieusement, il s’agit en fait pour lui et pour l’exécutif conservateur d’aider militairement le Pape, soutenu par les catholiques français, en envoyant des troupes françaises militariser ses possessions -autrement dit, les protéger… des troupes de la jeune république romaine qu’il était censé soutenir.

Mais le double-jeu ne fonctionne pas.

Car il déclenche un tollé à l’Assemblée législative, notamment sur les bancs de la gauche : l’article 5 de la constitution de 1848 stipule en effet que “la République française (…) n’emploie jamais la force contre la liberté d’aucun peuple”. Autoriser l’envoi de la force armée pour aider un peuple à conquérir sa liberté, oui. Mais constater qu’on l’a envoyée pour qu’elle réprime en fait un peuple épris de liberté, non.

Le député Victor Considerant s’insurge, et prend la tête d’une manifestation pacifique le 13 juin 1849.

Dans la confusion, il se réfugie au Conservatoire des arts et métiers, une sorte de mini-Kremlin parisien, avec ses grandes cours encadrées par de bâtiments aux airs de remparts ou de forteresse.

Le Conservatoire des arts et métiers. Source

Bientôt cerné dans son bâtiment par les troupes régulières, Considerant se rend compte qu’une sortie donnant sur les jardins n’est pas gardée, et parvient à s’échapper.

Dans les rues de Paris, des ouvriers le reconnaissent et crient “vive la Constitution” ! Vive la République romaine !”, ce qui attire sur lui une attention que, en tant que fugitif, il n’estime pas absolument indispensable.

Il est embarrassé, baisse la tête pour ne pas se faire repérer par les sergents de ville, malgré les vivats qui le saluent de toutes part.

C’est alors qu’un jeune ouvrier lui propose de se déguiser avec sa casquette et sa blouse. Mais Considerant refuse le principe même du “déguisement” et préfère se réfugier au domicile de l’ouvrier, qui vit avec sa famille dans un modeste appartement, pour l’heure rempli d’amis et d’ouvriers réfugiés suite aux débordements de la manifestation.

Après avoir attendu quelques heures, il perd patience et dit : “ce que j’ai de mieux à faire, c’est de prendre mon chapeau, de passer tête haute devant ceux qui parlent de m’arrêter, et de m’en aller tranquillement”.

Il tente de rentrer chez lui, mais tombe à chaque fois sur la troupe et doit rebrousser chemin. Il passe finalement la nuit chez un ami, avant de s’enfuir en Belgique.

C’est là qu’il réfléchit à un nouveau plan. Les Français ont donc voté en masse pour un politicien habile, Louis Napoléon Bonaparte, qui a su mettre en avant son engagement en faveur de “l’extinction du paupérisme”. Cet engagement rappelait l’origine révolutionnaire du destin de son oncle glorieux.

Mais après s’être autoproclamé champion de la République sociale, il se révèle être un Prince-Président champion du parti de l’Ordre, autoritaire et brutal.

Puisque la société de ses rêves est alors impossible en France, Victor Considerant ira la créer de toute pièces… aux Etats-Unis.

Il se documente, se renseigne, et, en 1852, entreprend un voyage exploratoire au Texas.

A son retour en Europe, il rédige un livre qui raconte son périple, “Au Texas” et publie en 1855 les statuts d’une “société de colonisation européo-américaine au Texas”, qu’il crée dans la foulée.

Le livre Au Texas (lisible ici)

Déçus par l’échec de la révolution de 1848, tétanisés par la proclamation de l’Empire en 1852, mais souhaitant ardemment garder espoir, de nombreux républicains adhèrent au projet avec enthousiasme.

Alors bien sûr, l’expérience est souvent qualifiée aujourd’hui de “communiste” ou de “socialiste”.

Mais, en 1891 un journaliste américain, auteur d’un article très complet sur cette épopée recensé sur ce site (au paragraphe “1891”) , la qualifie de “social-démocrate” : “Il s’agissait d’une tentative d’établir le communisme, ou plutôt, comme les leaders du mouvement le disaient, la social-démocratie (“social democracy”) en Amérique à une large échelle”.

On peut aussi traduire “social democracy” par “démocratie sociale”. Mais il est curieux de constater que le modèle économique théorique de la communauté de La Réunion évoque le modèle social-démocrate. A mi-chemin entre communisme et capitalisme, il parie sur la mise en commun de plusieurs moyens de production, tout en laissant la part belle à la propriété privée et à l’enrichissement personnel.

Ainsi, selon le journaliste, “Les maisons devaient être construites d’après un plan uniforme. L’agriculture devait être la principale industrie, mais la série et les groupes (groupes humains constitués “scientifiquement” selon les principes de Charles Fourier NDT) dans lesquels les membres devaient être répartis, pourraient se consacrer à des occupations plus agréables.

Il n’a pas été jugé nécessaire d’abolir la propriété privée, ni l’intimité de la vie familiale.

Chaque famille peut avoir des appartements séparés, et il peut y avoir des membres plus riches et d’autres plus pauvres. Sur le produit commun de la phalange, une certaine part est déduite pour fournir à chaque membre sa subsistance, et le reste est réparti en actions à la main-d’œuvre, au capital et au talent : cinq douzièmes à la main d’oeuvre, quatre douzièmes au capital et trois douzièmes au talent.

Cette répartition des revenus évoque l’idée du 50/50 ou du “fifty/fifty” évoquée plus haut : la redistribution est importante, puisqu’une part importante du revenu est prélevée pour assurer à chacune et chacun sa subsistance, l’autre part du revenu devant rémunérer notamment le capital et le travail. Mais avec une nuance supplémentaire qui la rend intéressante. Car, outre la rémunération du capital et du travail, les utopistes de La Réunion avaient considéré qu’il fallait aussi rémunérer le talent, les idées, le savoir-faire.

Or on retrouve aujourd’hui ce concept dans le fait que certains salariés bénéficient de la participation et de l’intéressement, et que certains salariés de start-up reçoivent des stock-options, ce qui est une façon de fidéliser les talents en les associant à la réussite future (éventuelle) de l’entreprise. L’idée de rémunérer le talent, qui est opérationnelle aujourd’hui avec le phénomène des stock-options, est donc née de l’imagination de sociaux-démocrates européens, près de Dallas, au Texas.

La colonie s’installe aux Etats-Unis en 1855. Selon le journaliste qui a décrit son installation 36 ans plus tard dans le Dallas Morning News, les fermiers locaux, avec leurs vêtements en daim à la Davy Crockett, furent surpris par l’arrivée d’un “convoi d’étrangers en chars à boeufs, vêtus de blouses et chaussés de sabots”. Après l’arrivée à Dallas, le convoi français de chars à boeufs s’installe en périphérie. Les cinq cents colons achètent d’autres boeufs, ils sèment du blé, construisent des magasins du type “Tout à tout prix” avant la lettre (vente d’ustensiles, récipients et articles divers et variés), ils érigent même un moulin.

Magasin coopératif de la colonie. Source

Les maisons ? Construites “à la française”, tout en longueur, mais finalement trop petites pour accueillir le flot de nouveaux colons, on s’y entasse à plusieurs familles.

Logements de colons. Source
Maison du directeur de la colonie. Source

Ils installent aussi un piano, curiosité pour la région, apporté là par un certain M. Bureau -dont des descendants, apparemment, vivent encore au Texas, si l’on en croit l’annuaire téléphonique de 2019.

Au début, c’est l’été et l’euphorie. On s’organise selon les principes de Considerant et de Fourier. Des fêtes champêtres sont organisées sur la prairies, en présence des femmes, de plus en plus nombreuses à rejoindre les colons. La chorale se réunit souvent dans la salle de bal. Le magasin coopératif et la maison du directeur sont construites en béton, ce qui était une grande première dans le comté de Dallas.

Bref, l’été ensoleille les travaux de construction et les bals champêtres. Ces “travailleurs du monde”, ainsi qu’ils se baptisent dans leur hymne Les Emigrants, ouvrent plusieurs commerces, dont une boucherie, une scierie et le magasin communautaire, dans les mois qui ont suivirent leur arrivée. Certains colons pratiquaient même la viticulture avec le raisin muscat sauvage qui poussait sur les plateaux calcaires sur lesquels se trouvait la colonie. (Attention à “plateau calcaire”, donc aride, ce sera important pour la suite.)

Mais un problème se pose : alors que le groupe agricole aurait dû être le plus nombreux, il n’y avait que quelques agriculteurs seulement parmi les colons. La colonie regorge de charpentiers, fleuristes, médecins, boulangers, maçons, céramistes, et lithographes. Les architectes, ingénieurs, orfèvres, ainsi qu’ un astronome, un botaniste et un poète affluent, mais les laboureurs sont minoritaires — une douzaine d’agriculteurs seulement, sur un demi-millier de colons.

Un déséquilibre tel que M. Cantegrel, le directeur, a un jour hurlé au beau milieu de la colonie: “Mon Dieu ! Je suis ici pour diriger des agriculteurs et il n’y a aucun agriculteur à diriger !” Sans doute son long hurlement a-t-il traversé les siècles, car il existe encore aujourd’hui une “Cantegral Street (sic) à Dallas, de même qu’il existe une “Victor Street”, en hommage à Victor Considerant.

Des mariages sont célébrés, et la première femme qui se maria épousa non pas un colon, mais un Américain, greffier du comté de Dallas, M. Jones.

Victor Considerant est aux anges : son épouse donne naissance à leur premier enfant.

L’été décline, l’automne va surgir, l’hiver arrive et souffle un air glacial sur la motivation des colons. Les dissensions apparaissent, notamment au sujet du partage des fruits du travail, dont les modalité furent pourtant dûment signées par chacun des aventuriers.

A la malchance s’ajoute, non pas l’incompétence, mais la tendance de beaucoup d’inventeurs à imaginer un modèle in abstracto, sans tenir compte du réel coût du travail et des matières premières, de la concurrence, et des compétences des uns et des autres. La Réunion n’a jamais été vraiment rentable ni même autosuffisante : interviewée par le Dallas Morning News en 1901, Barbara Frick, alors 79 ans et qui avait connu les premiers colons vers 1860, expliquait qu’à son grand étonnement, ils ne fabriquaient pas leur pain eux-même mais venaient l’acheter à la boulangerie de ses parents.

Bref, en raison de son déséquilibre commercial avec les marchands de l’autre rive de la Trinité, La Réunion accumule un déficit important. La terre calcaire aride évoquée plus haut est ingrate pour l’agriculture, la sécheresse ravage les récoltes, les sauterelles dévorent le peu qui reste, et les coûts de production du blé explosent. Le rêve de la production en commun, de l’auto-suffisance et des bénéfices partagés en trois partie s’évanouit.

C’est donc sur une scène de “western beauceron” que nous conclurons cette histoire : en 1858, trois ans après l’arrivée de la colonie, un visiteur parcourt l’artère principale de Dallas un jour de marché.

Il chemine entre les deux façades de maisons de bois, estampillées “Saloon”, “Barber” ou “Bank”, ses bottes font valser la poudre sèche de la “Main Street”, il marche lentement sur un air paresseux d’harmonica.

Il jette un oeil aux étals alignés le long de la rue, où des fermiers rivaux vendent leur blé, il prend note des prix affichés par les fermiers américains : “75 cents le boisseau” sur le premier étal, “80 cents le boisseau” sur le second étal, “70 cents le boisseau” sur le troisième étal.

Puis il se campe devant l’étal des fermiers français et éclate de rire en lisant : “3 dollars le boisseau”.

L’épopée s’est soldée par un échec français, c’est à dire un échec glorieux. Non, pardon, pas “glorieux”, mais plutôt fécond.

Ainsi Donald J. Kagay, de l’université d’Albany, écrit-il que “la grande majorité des habitants de Dallas considèrent que la Vieille colonie française” avait créé un boom économique grâce auquel la population a doublé (…) Leur méthode de construction rapide consistant à remplir des caisses en bois de pierres concassées, à empiler ces conteneurs comme des parpaings, puis à recouvrir les murs de stuc a été admirée par les habitants de Dallas et a été utilisé dans la construction de maisons dans toute la ville à la fin du XIXe siècle.” Ce stuc explique sans doute la couleur blanche de nombreuses maisons de Dallas à la fin du XIXe siècle :

Dallas en 1872. (Source image)

Au bout de trois ans, la communauté s’est peu à peu délitée. Certains, comme Victor Considerant, rentrent en France. D’autres quittent la colonie mais restent aux Etats-Unis : les Boulay, Royer, Raymond, Michel, Boll, Loupot, Barbier, de 2019 sont certainement les descendants de ces pionniers, puisqu’ils portent le même nom que certains des premiers colons.

Selon le site Flashbackdallas.com, “plusieurs de ces immigrés sont restés, dont beaucoup sont devenus des hommes d’affaires et des dirigeants communautaires prospères (l’un d’entre eux, Benjamin Long, né en Suisse, est même devenu maire de Dallas pendant deux mandats dans les années qui ont suivi la guerre civile). On leur attribue également le mérite d’avoir apporté une sophistication culturelle [Yeah ! La French Touch ! NDLR] et une vision du monde dans une petite ville poussiéreuse à la frontière du Texas qui n’en avait pas beaucoup avant leur arrivée. Sans l’influence de ces utopistes ratés [Hum. N’exagérons rien. NDLR], Dallas serait une ville bien différente de celle que nous connaissons aujourd’hui.

L’article du Dallas Morning News de 1891, qui évoquait les derniers survivants de la colonie social-démocrate, se termine ainsi : “Tous ces anciens membres de la colonie parlent avec amour de la Réunion. Leurs yeux brillent quand ils racontent la construction de la première maison , la première naissance, premier mariage, la découverte de la source qui leur apporta l’eau, les mille et toutes ces petites choses qui firent la vie de tous les jours à la Réunion.”

Huit colons d’origine, en 1906. Oui, bon, OK, là, sur cette photo, leurs yeux ne brillent pas trop, mais c’était sans doute à cause du soleil. Source.

Voilà, c’est la fin de cette “galerie souterraine” verticale à vocation historique, il vous est possible de revenir au texte horizontal relatif à l’Atlantide social-démocrate en cliquant ici.

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