Pourquoi la social-démocratie est-elle une Atlantide invisible ?

Laurent Calixte
35 min readMay 10, 2019

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Illustration inspirée de The Economist

Le 23 avril 2016, je me suis fait huer par la foule à Nuit debout.

C’est bien, ça tanne le cuir.

Il faisait nuit (logique), 200 personnes étaient assises en rond sur le pavé gris de la place de la République, entourées par quelques passants et de nombreux stands bariolés et sonores -une atmosphère de kermesse sérieuse et festive (j’hésite au sujet de la formule “sérieuse et festive”, ça évoque l’expression “austère qui se marre” employée jadis par Lionel Jospin, mais c’est l’impression que j’ai eue).

Prostré près de la tente qui abritait les oratrices et les orateurs, j’ai demandé timidement à bénéficier du temps de parole de deux minutes accordé à toutes celles et ceux qui voulaient s’y exprimer.

Le coeur battant, la gorge sèche, j’ai pris le micro que l’on me tendait, j’ai regardé les 200 personnes assises ou debout, et j’ai parlé comme j’ai pu.

Quelques sifflets ont fusé, puis ce furent des huées, et j’ai fini mon discours dans un feu d’artifice de protestations.

A la fin de l’allocution, l’un des animateurs est venu me voir en disant, d’un air navré :

— Je suis désolé, mais un participant a déposé une “opposition radicale” à ton texte.

— Une “opposition radicale” ? C’est quoi ?

— Eh bien en fait il est tellement en désaccord avec toi, qu’il a déposé une “opposition radicale”, donc il va te répondre pendant trois minutes, et toi tu auras une minute pour lui répondre, et ensuite nous voterons pour savoir si nous ouvrons un débat.

Alors j’ai exulté.

J’étais rayonnant.

Fou de joie.

Mon discours avait en fait dépassé mes objectifs, et mes espérances : il avait eu l’honneur de bénéficier d’une “opposition radicale”, il allait susciter une réponse de trois minutes, et allait même peut-être déclencher un débat !

Ce texte de deux minutes que j’avais dit au micro (je l’avais appris par coeur, pour ne pas lire un texte froid), avait pour sujet la deuxième “Atlantide invisible” évoquée à la fin de la première partie de ce texte, qui posait la question de savoir si les GAFA (Google, Apple, Facebook, etc.) n’étaient pas devenus des partis politiques déguisés en entreprises.

Cette Atlantide invisible, c’est donc la social-démocratie.

2/ Deuxième Atlantide invisible : la social-démocratie

2.1. La social-démocratie, invisible à Nuit Debout

La social-démocratie, une idéologie politique dont je craignais qu’ici, place de la République, à Nuit Debout, elle ne parût obsolète, ennuyeuse, ou dépassée.

Je craignais que mon texte ne suscite qu’une morne indifférence polie -comme celle qu’aurait pu entraîner un discours radical-valoisien à Occupy Wall Street.

Je n’en ai pas gardé la trace, mais je me rappelle l’avoir calibré pour qu’il n’excède pas deux minutes, et il disait en substance que face aux appétits toujours grandissants des entreprises multinationales et des libertariens, seule la social-démocratie pouvait apporter une réponse efficace -c’est là que les sifflets et huées ont commencé (“Hollande et Valls, social-traîtres !”, Ils sont complices du capitalisme !” etc, et je n’ai pas eu le temps de leur répondre que la politique du gouvernement d’alors était fort peu social-démocrate.)

La réaction hostile à cette allocution aurait dû m’abattre, mais les sifflets, puis “l’opposition radicale”, puis le débat qui a finalement été voté ont été rassurants et même galvanisants : car cette réaction négative valait bien mieux que l’indifférence polie, et signifiait que la social-démocratie avait suscité un “amour déçu” -donc de l’amour.

C’est ce jour-là que j’ai eu la confirmation que la social-démocratie était une “Atlantide invisible”, en tout cas méconnue et incomprise, et qu’il fallait contribuer à la dévoiler, voire à lui rendre ses lettres de noblesse.

2.2 Définition

Ingvar Carlsson et Anne-Marie Lindgren, dans “What is social-democracy ?”, préviennent que “La social-démocratie n’est pas et n’a jamais été un parti avec un corpus fixe de dogmes auquel chacun doit adhérer”. Il est vrai que son histoire a plus de 130 ans et que sa doctrine est fluctuante. Pourtant, il existe une bonne définition de la notion de “social-démocratie”, donnée paradoxalement par un site d’inspiration… libérale, Wikibéral :

“Historiquement, après la grande rupture de 1917, la social-démocratie s’oppose au communisme, et accepte la démocratie pluraliste. Ses caractéristiques sont les suivantes :

  • Démocratie politique, pluralisme politique et social ;
  • Keynésianisme ou néo-keynésianisme : l’État impulse l’initiative privée, politique monétaire et budgétaire laxiste [politique budgétaire laxiste” : je rappelle s’il était besoin que cette définition est donnée par un site… libéral NDLR] ;
  • Importance de la protection sociale et de l’État-providence ;
  • Rôle de l’Etat face à l’économie de marché pour répondre aux « revendications sociales »”.

2.3 La social démocratie est invisible

2.3.1. Elle est invisible car elle est réalisée.

Le peuple en France a fêté la victoire du pays lors des Coupes du monde de 1998 et de 2018.

Mais le peuple de gauche n’a pas fêté l’avènement de la social-démocratie en France.

L’explosion de joie populaire de 1981 ? Elle n’était que le couronnement symbolique d’une révolution douce déjà accomplie depuis longtemps.

Car c’est en 1945 que la social-démocratie a été instaurée en France.

Et elle n’a pas été instaurée par un “Parti Social-Démocrate”, comme en Suède, ou par le Parti Socialiste.

Mais par un gouvernement pluriel sur la base programmatique multi-partisane du Conseil National de la Résistance, en 1944 et 1945.

Un article percutant par sa densité et sa vision, paru sur le site Usbek & Rica explique très bien ce paradoxe : le problème que les social-démocraties doivent affronter aujourd’hui, c’est qu’elles ont gagné.

Et ne savent ni comment défendre cette victoire, ni vers quels horizons nouveaux s’élancer.

Un article de The Economist partage le même constat : “Bon nombre des objectifs des partis de gauche progressistes qui remontent à la Deuxième Internationale de 1889 et aux marxistes qui favorisaient le processus parlementaire plutôt que l’insurrection, ont été atteints.”

Or la social-démocratie est aujourd’hui un idéal à défendre en France, à promouvoir en Europe, et à exporter dans le reste du monde.

2.3.2 Une révolution douce

La social-démocratie est donc restée invisible en France depuis 1945, même aux yeux des électeurs de gauche.

C’est en effet depuis 1945 et l’application du programme issu du Conseil National de la Résistance par le Gouvernement provisoire de la république française, que la France est devenue un pays social-démocrate : sécurité sociale, services publics puissants, système de santé performant, “Retraite des vieux”, Etat Providence…

Le seul élément constitutif de la social-démocratie qui fait encore défaut, c’est une représentativité significative des syndicats, puisqu’en France, le taux de syndicalisation ne dépasse guère 8%.

Du coup, lorsqu’en 1981 les socialistes sont arrivés au pouvoir pour la première fois dans l’histoire de la Ve république, ils n’ont pas compris que la social-démocratie était déjà en place.

Comme si, après avoir parcouru dans le brouillard le chemin escarpé menant vers la victoire à l’élection présidentielle de 1981, ils avaient cru n’être qu’au sommet du Mont Blanc, alors qu’ils étaient en fait au sommet de leur Everest, sans en prendre conscience, du fait du brouillard.

Sans prendre conscience non plus du fait que, paradoxalement, c’était la politique sociale de De Gaulle, inspirée par le CNR, puis bonifiée par les accords de Grenelle de 1968, qui avait créé et consolidé les bases de la social-démocratie à la française.

Par une de ces “ruses de la raison” dont l’Histoire a le secret, ce n’est pas la SFIO, ce n’est pas le Parti Socialiste, ce n’est pas un Parti Social-Démocrate qui a instauré la social-démocratie en France : c’est le “front républicain” que représentait le CNR, dans lequel tous les partis républicains étaient représentés : le Parti communiste, la SFIO, le Parti Radical, les démocrates-chrétiens, l’Alliance démocratique (droite modérée et laïque), et la Fédération républicaine (droite conservatrice et catholique.)

Autrement dit, c’est un arc-en-ciel représentant toutes les tendances de l’échiquier politique républicain qui a jeté les bases de la social-démocratie en France, ce qui explique pourquoi ce changement majeur de paradigme économique et politique n’a pas pu être considéré par la gauche comme la résultante de sa seule action -et donc, par conséquent, qu’elle n’a pas pu admettre, prendre en compte ou célébrer cette “victoire consensuelle”.

En outre, la rapidité même du changement a sans doute empêché les Français de réaliser l’ampleur de celui-ci, -comme un film en accéléré laisse peu de temps pour prendre conscience de ses étapes principales :

  • 26 août et 30 septembre 1944 : réorganisation de la presse, interdiction des concentrations;
  • 13 décembre 1944, institution des Houillères du Nord-Pas-de-Calais ;
  • 18 décembre 1944, contrôle de l’État sur la marine marchande ;
  • 16 janvier 1945, nationalisation des Usines Renault avec confiscation des biens de Louis Renault ;
  • 22 février 1945, institution des comités d’entreprise ;
  • 29 mai 1945, transfert à l’État des actions de la société Gnome et Rhône ;
  • 26 juin 1945, transfert à l’État des actions des compagnies Air France et Air Bleu ;
  • 4 octobre 1945, ordonnance de base de la Sécurité sociale ;
  • 2 décembre 1945, nationalisation de la Banque de France et de quatre grandes banques de dépôt.
  • 21 février 1946, rétablissement de la loi des quarante heures ;
  • 28 mars 1946, vote de la loi sur la nationalisation de l’électricité et du gaz ;
  • 24 avril 1946, nationalisation des grandes compagnies d’assurances ;
  • 26 avril 1946, généralisation de la Sécurité sociale incluant la “Retraite des vieux”.

Voilà. En moins de deux ans, avec l’apparition d’un secteur public très fort, la généralisation de la Sécurité sociale, l’extension du régime de retraite… La France était sur les rails de la social-démocratie.

Il est même possible d’aller plus loin en rappelant l’affirmation de Valéry Giscard d’Estaing en 1974, selon lequel, si le taux de prélèvements obligatoires progresse “au delà de 40% du PIB, nous basculerons dans le socialisme” (Nous en sommes aujourd’hui à plus de 45%.)

Non seulement la France aurait donc évolué insensiblement vers la social-démocratie, mais elle serait en fait devenue totalement socialiste -affirmation sans doute excessive, même si l’économiste Philippe Chalmin, auteur de “Une brève histoire de la mondialisation” a affirmé sur le plateau de l’émission Conversation que “la France est le seul Etat soviétique qui ait réussi”.

Cette victoire progressive, lente, laborieuse, et surtout pluri-partisane n’a donc pas permis à la gauche de planter fièrement le drapeau de la gauche sur ce régime.

Ce qui pose problème. Pourquoi ? Parce que si la gauche oublie d’annoncer fièrement que les bases de son système idéal sont enfin posées, comment la gauche peut-elle faire valoir à son électorat qu’elle a gagné ?

En fait, puisqu’ils n’avaient plus grand chose à faire pour parachever cette social-démocratie, les socialistes ont donc pris en 1981 des mesures économiques pouvant être considérées à l’époque comme purement symboliques : 39 heures, cinquième semaine de congés payés, nationalisations supplémentaires — un peu comme on installe une échelle au sommet de l’Everest pour avoir l’impression de grimper, puisque, à cause du brouillard, on n’a pas conscience d’être déjà à 8.848 mètres d’altitude.

2.3.3 Bonne en attaque, nulle en défense

Mais, en continuant à aller de l’avant, à conquérir de nouveaux droits, à faire voter les 35 heures, bref, en lustrant l’étendard progressiste grâce à des mesures sociales et sociétales nouvelles, la gauche a oublié d’assurer la pérennité des bases social-démocrates qui forment la structure économique et sociale du pays : d’où son manque de vigilance quant aux conséquences ultra-libérales du traité de Maastricht, d’où les privatisations massives sous l’ère Jospin, d’où la faiblesse de la gauche de gouvernement dans la défense des services publics face à la vague ultra-libérale, d’où l’incapacité de la gauche à réguler la finance, et notamment, par exemple, sa renonciation à séparer les banques de dépôt et les banques d’affaires.

Au fond, la social-démocratie en France est comme l’équipe de football du Brésil à la coupe du monde de 2014 : bonne en attaque (“toujours plus de conquêtes sociales et sociétales”), nulle en défense (“nous ne réussissons pas à défendre les bases de la social-démocratie”).

2.3.4 La SD est invisible sur le plan des scores électoraux

C’est peu dire que, sur le plan des scores électoraux, la social-démocratie devient peu à peu invisible : en France, élimination au premier tour de Benoît Hamon, candidat du PS, à l’élection présidentielle de 2017, avec un score lamentable (6,36%).

En 2018, le Parti Démocrate de Matteo Renzi n’a obtenu que 18,7% des voix aux législatives, son plus faible score depuis la création du parti en 2007.

En Hongrie, le Parti socialiste n’a obtenu que 12,4% des voix aux élections d’avril 2018.

En octobre 2017, le parti social-démocrate tchèque, le CSSD, remporte seulement 7,3 % des voix aux législatives.

Le parti social-démocrate néerlandais, le PVdA, n’a pas fait mieux aux législatives de mars 2017, avec 5,70% des voix.

La carte ci-dessous, tirée de The Economist, montre son effacement progressif à travers la baisse des scores électoraux en Europe, de 1986 à 2016 -si elle avait été actualisée avec les résultats électoraux mentionnés ci-dessus, la teinte générale serait rose très pâle.

Le phénomène est encore plus visible avec ce graphique, qui indique les performances électorales des partis socialistes et social-démocrates en Europe, depuis 1950 :

Comme on peut le voir, leur indice de performance électorale a progressé jusqu’en 2005, puis chute fortement à partir de cette date.

Curieusement, la courbe du “vote à gauche” progresse donc globalement de 1950 jusqu’au milieu des années 2000, ce qui signifie que le vote à gauche a augmenté pendant les Trente glorieuses, en période de prospérité, puis il a diminué lors des deux chocs pétroliers de 1973 et 1978 et lors de la guerre du Golfe, puis a chuté brutalement depuis la crise financière de 2008. Comme si le vote à gauche progressait en période de croissance économique, et régressait en temps de crise.

Si cette corrélation est avérée, alors cela signifierait que les électeurs font confiance à la social-démocratie pour redistribuer les fruits de la croissance, mais ne lui font pas confiance pour sortir des crises. Ceci pourrait inciter les partis social-démocrates à revoir leur discours : insister sur la gravité des crises (économiques, sociales, identitaires, sociétales) fait le jeu de la droite, considérée comme plus compétente par les électeurs pour les résoudre.

Tandis qu’un discours positif de la gauche en faveur de la croissance verte et de la transition écologique serait cohérent avec la tendance du corps électoral à voter pour la gauche quand elle incarne un espoir de prospérité et d’horizons nouveaux.

2.3.5 La social-démocratie est invisible à l’échelle internationale

Qui, en 2018, a entendu parler de l’Internationale Socialiste ? Quasiment invisible sur le radar médiatique, cette association de partis politiques sociaux-démocrates peut jouer un rôle à l’échelle internationale.

D’autant plus que si la social-démocratie peut s’affirmer comme une alternative crédible au libertarianisme, c’est précisément parce qu’elle est déjà présente à l’échelon planétaire.

Le libertarianisme se déploie avec la mondialisation ? La social-démocratie s’est construite à l’international. Et peut continuer à le faire.

Pourtant, la dimension internationale des enjeux politiques semble échapper aux dirigeants de gauche en France, tant ils sont préoccupés par les élections locales, régionales ou nationales.

L’attitude du parti socialiste vis-à-vis des élections européennes est ainsi éloquente : depuis plusieurs années, la désignation de ses candidats en position éligible semble se faire, non pas au vu de leur compétence et de leur expérience européenne, mais à l’aune d’enjeux tactiques et personnels strictement politiciens.

Ceci dit, lorsqu’on regarde le nombre de pays dans lesquels la social-démocratie est implantée, et le nombre de pays dont le parti social-démocrate est membre de l’Internationale Socialiste, on est frappé par le fait qu’ils ressemblent à ces pièces de navire miniature couchées dans une bouteille vide, qu’il est possible de redresser en tirant simplement sur une cordelette.

D’autant plus qu’aujourd’hui, l’Internationale Socialiste, certes peu active et méconnue, compte pas moins de 145 partis membres, issus de plus d’une centaine de pays.

Il faut noter cependant que parmi ses membres ne figurent ni le SPD allemand, ni le parti social-démocrate suédois, ni le parti social-démocrate norvégien -l’absence de ces trois pays semblent indiquer que cette internationale est plus “socialiste” que “social-démocrate”, et qu’un ancrage social-démocrate plus affirmé de l’organisation semble nécessaire pour renforcer son efficacité.

2.3.6 La SD est invisible car elle est ennuyeuse

Soyons franc : a priori, la social-démocratie est le système politique le plus ennuyeux du monde.

Ceux qui n’en étaient pas persuadés ont peut-être lu les romans de Michel Houellebecq, et sans doute ont-ils pris ensuite une décision fatale à cause de laquelle ils ne peuvent plus témoigner du fait qu’ils ont été anéantis -et donc convaincus- par la description qu’en fait l’écrivain.

Chez les survivants, pas de posters “Vive la social-démocratie !” dans les chambres des jeunes, pas de révolution passionnante au programme de la social-démocratie, et, en prime, pour les rares sociaux-démocrates restant, l’inconvénient de subir les accusations récurrentes de “social-traîtres” proférées par les communistes orthodoxes jadis, et par certains partis d’extrême gauche aujourd’hui.

Cet ennui vient du fait que la social-démocratie est le régime du “juste milieu.” Un positionnement aussi passionnant que celui du “tiède” par rapport au “chaud” et au “froid”.

Et c’est précisément ce qui est passionnant. Comment un régime apparemment aussi ennuyeux peut-il faire face à son déficit de passion, de désir, et d’enthousiasme ?

Il peut le faire notamment grâce à des récits épiques, telle l’épopée méconnue qui a fait défaut jusqu’ici à la social-démocratie pour gagner les coeurs : à savoir l’invasion sociale-démocrate des Etats-Unis par la France en 1855. Oui. En 1855, il y a eu une invasion sociale-démocrate des Etats-Unis par la France.

Ici, permettez-moi d’ouvrir une galerie dans ce long tunnel de (déjà) huit pages. Je vais en effet ouvrir une galerie vers une histoire perpendiculaire à ce texte.

Si je parle d’une “galerie”, c’est parce que le lien que je vais insérer va vous conduire à un texte de plusieurs pages. Or je suis vraiment réfractaire à l’idée “d’expédier”, grâce à un lien hypertexte, un lecteur ou une lectrice vers un texte perpendiculaire sans l’avertir au préalable que ce texte est en quelque sorte une extension de ce texte. Pourquoi ? Parce qu’un lien hypertexte est pratique, mais aussi piégeux.

C’est la raison pour laquelle des blogueurs comme Olivier Cimelière-Cordonnier préfèrent les remplacer, sur leur site, par les bonnes vieilles notes de bas de page. Comme pour montrer que les documents référencés ne doivent pas être consultés immédiatement, en cliquant, mais plus tard, quand on aura envie d’en savoir plus après avoir lu l’article entier.

Ici, du fait de l’interface de Medium, je ne peux apparemment pas mettre de note de bas de page vers l’épopée social-démocrate aux Etats-Unis, alors je mets un lien, en prévenant simplement que la lecture en sera assez longue. Le lien vers la “galerie perpendiculaire” à vocation historique est ici.

Si vous cliquez maintenant sur le lien, vous aurez, selon le compteur de Medium, plusieurs dizaines de minutes de lecture devant vous. Donc, si vous cliquez sur le lien vers cette galerie perpendiculaire, à tout à l’heure, see you, à bientôt.

Wow ! Vous êtes déjà de retour ? Ou alors vous avez zappé le lien vers la galerie souterraine ? Dans les deux cas, welcome ou re-welcome.

Où en étais-je ? Ah oui. L’enthousiasme. Bon, en fait, il n’est pas évident que mon récit de l’invasion social-démocrate des Etats-Unis par la France en 1855 ait pu déclencher chez vous un quelconque enthousiasme.

Mais disons alors qu’il est possible de résoudre le problème du peu d’enthousiasme suscité par une idéologie du “juste milieu”.

D’une part, en prenant la défense… du “juste milieu”. Et même de la Tiédeur, comme l’a fait l’écrivain Philippe Garnier dans son livre éponyme. Raison pour laquelle furent inventés les “championnats du monde de la tiédeur” : une dizaine d’amis se réunissent pour dîner, chacun d’eux remplit un verre avec une eau qu’il estime la plus tiède possible, on colle un numéro sous chaque verre, et les dix amis trempent un doigt dans chacun des verres (euh, AVANT le dîner, hein), notent la tiédeur de chaque eau, et le verre qui emporte le plus de suffrage permet à son auteur d’être désigné “champion du monde de la tiédeur”.

Et d’autre part, en prenant conscience du fait qu’un bon régime politique est souvent celui qui génère le moins d’enthousiasme -de même que le roi Louis XII, réformateur habile et prudent, méconnu et à l’image estompée, fut pourtant l’un des meilleurs rois de France, au point qu’il fut proclamé “Père du peuple” par les Etats généraux en 1506.

L’enthousiasme peut en effet se révéler contre-productif : mouvements de foule, espoirs souvent déçus, et, surtout, croyance en une “solution politique miracle” qui résoudrait tous les problèmes d’un coup de baguette magique.

Car après tout, générer de l’enthousiasme n’est pas le but d’un régime politique. Celui-ci doit simplement assurer les bases démocratiques, civiques et matérielles à partir desquelles les citoyennes et les citoyens pourront décider -ou non- de s’épanouir individuellement.

Libre à eux, ensuite, de s’enthousiasmer pour la poésie, le cinéma, la musique, la danse ou l’amour.

2.4 Les points forts de la social-démocratie.

2.4.1 Fifty/fifty

Le régime économique social-démocrate est la synthèse de deux systèmes antinomiques : le libertarianisme, et le communisme.

Quand le libertarianisme tend à attribuer la majeure partie de la richesse créée dans le pays aux individus qui la créent, le communisme tend à l’attribuer à l’ensemble de la collectivité.

Or, en France, en revanche, le taux de prélèvements obligatoires se monte en 2017 à 46,2% selon l’OCDE.

Autrement dit, près de 50% de la richesse du pays est prélevée pour être redistribuée.

Ce qui signifie que la France social-démocrate est la championne du 50/50.

Du “fifty/fifty”.

“Quand je gagne de l’argent, la moitié va à la collectivité et à la redistribution, et je fais ce que je veux des 50% restant”.

Ce chiffre de 50/50 est arbitraire. Mais il a le mérite d’être clair, car le terme de “50/50” est parlant.

En outre, il n’est pas synonyme de “pression fiscale excessive”, puisque le Danemark, par exemple, est à la fois le pays “champion du monde du bonheur”, et le deuxième pays de l’OCDE où les prélèvements obligatoires sont les plus élevés (46,0%).

Au lieu de se scandaliser de ce ratio qui témoignerait de prélèvements obligatoires excessifs, il est sans doute préférable de le valoriser. Afin de montrer que la France et les pays social-démocrates sont des pays de justice sociale, des pays dans lesquels la moitié de la richesse créée va à la collectivité et à la redistribution.

Et que c’est précisément l’expression “50/50” qui montre que la France est social-démocrate -tant il est vrai que, comme nous l’avons dit plus haut, la social-démocratie ne considère pas que la richesse créée doive être taxée à 0%, elle ne considère pas non plus qu’elle doive être taxée à 100%, elle se contente du juste milieu, avec un taux qui tangente les 50%, comme c’est le cas au Danemark et dans les autres pays scandinaves.

Un simple exemple montre que cette notion de “fifty/fifty” est utile pour comprendre la logique économique qui sous-tend la social-démocratie : en France, il est courant que le salaire net figure en gras sur les fiches de paye.

C’est une erreur de “communication RH” de la part des employeurs.

Car le vrai salaire est deux fois plus élevé : le vrai salaire, c’est en effet le salaire “brut-brut”, c’est-à-dire le salaire augmenté des cotisations patronales et salariales.

Pourquoi ?

Parce que ces cotisations bénéficient directement à celui ou à celle qu’elles concernent : les cotisations “formation”, “chômage”, “veuvage”, “1% logement”, “retraite” sont affectées au salarié. Elles ne financent pas le tonneau des Danaïdes du déficit chronique du budget de l’Etat. Certes, la salariée ou le salarié ne bénéficiera pas forcément de toutes les prestations auxquelles donnent droit ces cotisations, notamment s’il ne tombe jamais malade, ou s’il n’a pas besoin du 1% logement.

Mais il faut penser à ces versements comme des assurances… co-payées par l’employeur.

Si le MEDEF était plus sagace, il aurait l’idée de demander à ses entreprises adhérentes de faire figurer en gras le salaire “brut-brut” sur les bulletins de paie, ce qui aurait le mérite de faire prendre conscience aux salariés de leur salaire réel, et celui de leur faire prendre conscience que, s’ils deviennent auto-entrepreneurs, ils devront par exemple penser à doubler le montant de leur devis pour prévoir le paiement ultérieur des cotisations maladie ou retraite.

On objectera que mettre en valeur le salaire “brut-brut”, ce serait “culpabiliser” le salarié, lui faire prendre conscience de ce qu’il “coûte”.

Il n’en est rien.

C’est mettre en valeur le fait que les cotisations salariales et patronales ressortissent au principe de l’assurance et de la solidarité responsables. “Je cotise, et je serai, moi aussi, le bénéficiaire des prestations associées à ces cotisations.”

Ainsi, à l’échelle de l’entreprise, je bénéficie du fifty/fifty : la moitié de mon salaire m’est versé directement, l’autre moitié est un salaire différé.

Et à l’échelle du pays aussi, je bénéficie du fifty/fifty : la moitié de la richesse créée collectivement est redistribuée à celles et ceux qui en ont besoin et aux besoins collectifs (routes, ponts, services publics…), et nous pouvons dépenser individuellement l’autre moitié à notre guise.

Dernier avantage du salaire “brut-brut” en gras sur les bulletons de paie : cette mesure permet de rendre visible et concret le principe du “fifty/fifty”. Car celui-ci, à l’échelle nationale, conduit la même logique que la logique salariale décrite ci-dessus. En effet, les sommes obligatoirement prélevées par l’impôt sont redistribuées à la collectivité, et ne sauraient être vues uniquement sous l’angle du “fardeau” ou de l’”accaparement”.

Ce qui n’empêche pas bien entendu que les 45% de prélèvement obligatoire doivent être mieux employés qu’ils ne le sont actuellement.

Chaque année, la Cour des comptes livre un rapport acerbe ou les gaspillages des deniers publics sont minutieusement répertoriés et dénoncés. Chaque année, la presse se fait l’écho de ce rapport. Et pourtant, chaque année les gaspillages continuent, et la mauvaise conduite du char de l’État persiste à coûter des milliards d’euros aux contribuables.

Or il n’est pas possible de dire à la fois qu’un taux de prélèvements obligatoires de 45 % est justifié, normal et souhaitable, et tolérer dans le même temps une mauvaise gestion des deniers publics. Les pays nordiques et scandinaves se distinguent à la fois par un taux très élevé de prélèvement obligatoire et par une bien meilleure gestion des deniers de l’État.

2.4.2 La social-démocratie : un socialisme du possible

La gauche en France a longtemps proclamé que le socialisme avait vocation à remplacer le capitalisme. Ainsi, dans un débat télévisé de 1972, François Mitterrand, premier secrétaire du PS, affirmait-il face à Michel Debré que “la seule façon de se libérer, c’est de choisir le socialisme contre le capitalisme” (minute 4'20")

“Socialisme” contre “capitalisme”…

Si le propos était aussi radical à l’époque, c’est que le gauche a longtemps confondu “économie de marché” et “capitalisme” d’une part, et “social-démocratie” et “socialisme”, d’autre part.

Le socialisme, au sens que lui donnaient les léninistes puis les marxistes-léninistes, n’était qu’une “phase inférieure”, et l’étape ultime vers le “communisme intégral”.

Le socialisme léniniste n’a donc rien à voir, par conséquent, avec la social-démocratie, qui n’est pas une étape vers un autre régime, mais qui est un régime pouvant être considéré comme un idéal en lui même -et qui plus est, un idéal réaliste, réalisable et, dans plusieurs pays, réalisé.

D’autre part, comme la gauche avait pour but de “combattre le capitalisme”, elle a eu tendance, jusqu’au congrès de l’Arche de 1991 en tout cas, à jeter l’économie de marché avec l’eau du bain capitaliste.

Or l’économie de marché n’est qu’un simple mécanisme, par lequel un producteur ajoute de la valeur à un produit, puis le propose au marché, lequel décide de l’acheter ou non, permettant ainsi, en cas d’achat, aux producteurs de dégager un bénéfice.

Ce moteur n’est pas condamnable en lui-même, car il est fondamentalement sain. On peut citer par exemple les jeunes Etats-Uniens qui vendent du jus d’orange devant la maison de leurs parents, sur des tables posées sur le trottoir, en ayant pressé eux-mêmes les oranges auxquelles ils ont rajouté du sucre et un peu d’eau et qu’ils vendent aux passants, ravis de pouvoir boire un jus d’orange qu’ils n’ont pas eu à presser eux-mêmes.

Autrement dit, il est possible de considérer l’économie de marché comme un simple moteur.

Ce qui se pose ensuite, c’est donc la question du châssis,de l’accélérateur, du frein et de la carrosserie : quel encadrement légal ? Quelle réglementation ? Quel système d’imposition ? Quelle politique de redistribution ? Quelles normes sociales et environnementales ?

Bref, sur quelle châssis va-t-on ou faut-il installer ce moteur ? Un châssis libertarien ou un châssis social-démocrate ?

2.4.2.1 Le régime politique et social de l’avenir : Formule 1 ou Monospace ?

Pour l’instant, le châssis qui recouvre ou tend à recouvrir le moteur de l’économie de marché est celui du libertarianisme.

On peut en effet comparer le châssis et la carrosserie dans lesquels est actuellement enchâssé le moteur de l’économie de marché à ceux d’une Formule 1.

Une Formule 1, car il s’agit d’être performant, d’aller très vite, d’aller plus vite que les autres, au risque de consommer beaucoup trop d’essence. En outre, l’habitacle d’une Formule 1 ne permet pas d’accueillir un très grand nombre de passagers.

Certes, les libertariens affirment souvent que leur succès engendre des retombées économiques profitables au plus grand nombre, mais la théorie du ruissellement est aujourd’hui contestée.

En revanche, le châssis, l’habitacle et la carrosserie de la social-démocratie peuvent être comparés à un véhicule Monospace. Certes, un Monospace va moins vite qu’une Formule 1, mais il est plus économe en carburant et surtout il peut accueillir un grand nombre de passagers -à savoir la classe moyenne, pilier des démocraties.

2.4.2.2 Quatre briques pour une digue qui nous protège tout au long de la vie

La vision social-démocrate repose en fait sur quatre briques bien alignées : l’éducation gratuite ou abordable pour tous, un système de santé public ouvert à tous, la retraite pour tous, et un système social qui, d’une part, assure un revenu décent à tous et, d’autre part sert d’amortisseur en cas de crise financière grave, comme l’a montré la résilience européenne lors de la crise de 2008.

La social-démocratie est donc un régime qui accompagne les citoyens tout au long de leur vie, car de la naissance à la retraite, ils bénéficient en effet :

1/ De la quasi gratuité de l’éducation (y compris l’université),

2/ De la quasi gratuité des soins de santé (financée en partie par leurs cotisations)

3/ D’un soutien financier conséquent en matière d’aide à l’emploi (les 31 milliards de la formation, et le système d’assurance chômage de Pôle Emploi)

4/ D’un système de retraite par répartition, lequel peut parfois bénéficier d’un “étage” de capitalisation (par exemple, la Préfon pour les fonctionnaires).

Mises bout à bout, ces quatre briques concernant les domaines essentiels de la vie (santé, éducation, travail, retraite) forment ainsi une digue de protection tout au long de la vie.

Cette vision a peu à peu disparu dans le brouillard des débats idéologiques.

Car en France, la gauche a joué à saute-mouton avec la social-démocratie. La gauche prenait son élan depuis le système capitaliste qu’elle voulait abolir, pour bondir vers le socialisme, sans se rendre compte que la table de saut qui lui permettait de bondir vers cet horizon radieux était la table “social-démocrate”, et que cette table de saut est en fait la table prandiale où chacune et chacun participe déjà au repas commun.

Table prandiale sur laquelle, il est vrai, ainsi que je tenterai de le montrer ci-dessous, les portions dévolues aux classes moyennes sont de plus en plus congrues.

Mais reste que la table prandiale social démocrate offre une vision idéologique ou philosophique frontalement opposée à celle que propose le libertarianisme.

Les libertariens proposent une vie exaltante, fondée sur la création d’entreprise, la recherche scientifique, le capital-risque, l’enrichissement personnel qui, comme par magie, générerait des revenus aux moins riches, par “ruissellement.”

Les communistes proposent une vie beaucoup plus terne et beaucoup plus oppressante, où tous les besoins -mais non les désirs- de l’être humains seraient satisfaits par la collectivité.

La social-démocratie propose à la fois la défense de l’intérêt général et la défense des libertés individuelles.

2.4.3 Performances sociales

J’ai voulu proposer une vision et une perception nouvelles de la social-démocratie, à partir d’images et de métaphores parlantes, ce qui explique que je n’ai pas insisté sur les chiffres.

Mais il n’est pas inutile de rappeler que les performances sociales des pays social-démocrates (Norvège, Danemark, Suède) sont meilleures que celles des pays libéraux ou ultra -libéraux : le graphique ci-dessous montre que leur taux de chômage est inférieur à 5% (Norvège, Danemark) ou le dépasse à peine (Suède).

Taux de chômage des pays social-démocrates (Norvège, Danemark, Suède; source)

De même, leur taux de pauvreté figure parmi les moins élevés de l’OCDE :

Taux de pauvreté, OCDE (Source)

Enfin, les pays social-démocrates, y compris la France, sont deux fois moins inégalitaires que les Etat-Unis :

Source : Alternatives économiques, OCDE

2.4.4 Performances économiques

Si les bonnes performances sociales des pays social-démocrates ne sont pas surprenantes, le plus incroyable reste que leurs performances économiques surperforment également celles des pays libéraux.

Selon Selon Bo Rothsen et Sven Steinmo, co-auteurs de “La social-démocratie en crise ? Quelle crise ?”, “Les États Providence sociaux-démocrates sont remarquablement “pro-marché”. Ils combinent donc une attitude positive à l’égard du libre-échange et de la libre-entreprise, avec le constat qu’une économie de marché efficace doit également être encadrée par certaines régulations publiques pour fonctionner adéquatement.” (NB : par “pays sociaux-démocrates”, les auteurs entendent ici les pays scandinaves.)

D’une part, et contre toute attente, ils sont plus ouverts sur le monde extérieur, puisque leurs exportations représentent presque 50% de leur PIB, contre 30% pour les pays libéraux (cf graphique ci-dessous.)

D’autre part, ils attirent également les investissements étrangers, qui représentaient jusqu’à 14% de leur PIB en 2000, contre 4% au maximum pour les pays libéraux (sur la période 1970–2012, cf graphique ci-dessous.)

Ce qui bat en brèche une idée reçue largement répandue selon laquelle la social-démocratie, dont l’Etat-Providence exige un taux de prélèvements obligatoires élevé, serait incapable d’attirer les investissements étrangers.

Ainsi, selon l’économiste Nathan M. Jensen, cité par Stéphane Paquin dans “Social-démocratie 2.0” (Presses de l’université de Montréal”), “le niveau de taxes sur les entreprises et les dépenses publiques n’ont à peu près aucun impact sur les IDE entrants (investissements directs étrangers, NDLR.) Les gouvernements qui maintiennent à des niveaux élevés les dépenses gouvernementales et les taxes sur les entreprises ne sont pas punis par les marchés financiers internationaux (Jensen, 2008, XII)”

Dans le même ouvrage, Stéphane Paquin insiste sur ce point : “Les classements internationaux produits par le World economic forum et autres institutions du même genre représentent réellement un très mauvais prédicteur de la destination des IDE (investissements directs étrangers NDLR). Dans ces classements, la France, par exemple, est pratiquement toujours très mal classée, parfois même au 60e rang, alors que dans les faits, elle se retrouve fréquemment parmi les 10 pays qui attirent le plus, parfois dans les 5 premiers.”

Plus généralement, et toujours sur le strict plan des performances économiques, pas moins de deux pays social-démocrates figurent dans le Top 10 de la compétitivité du World Economic Forum de Davos (Suède et Danemark) :

(Source du tableau)

2.4.5 Il y a social-démocratie et social-démocratie

Les performances économiques mentionnées dans le paragraphe précédent ne concernent que les pays social-démocrates scandinaves (Suède, Norvège, Danemark, Finlande). La France n’affiche pas d’aussi bonnes performances économiques.

Sans doute parce que, malgré le poids considérable de ses dépenses publiques, la France n’a pas encore réussi à assumer ni à consolider sa vocation social-démocrate.

J’ai en effet affirmé plus haut que la France était de facto, depuis 1945, un régime économique social-démocrate. Mais la social-démocratie à la française présente quatre différences majeures avec les social-démocraties scandinaves, à cause desquelles ses performances économiques ne sont pas optimales :

  • Un endettement public excessif, qui atteint 99% du PIB,
  • Une gestion des deniers publics qui laisse grandement à désirer,
  • Une représentativité des syndicats très faible (autour de 8%, soit le taux le plus faible de l’OCDE après la Turquie)
  • Un système de redistribution fondé sur des aides vers des publics ciblés, et non pas sur l’universalisme -cette particularité est explicitée par Bo Rothstein et Sven Steinmo dans leur article “La social démocratie en crise ? Quelle crise ?”(emplacement Kindle 338), paru dans l’ouvrage collectif “Social démocratie 2.1.”

Reste que les social-démocraties accomplies, comme les social-démocraties scandinaves, et les social-démocraties à optimiser, comme la social-démocratie française, possèdent un point commun : la défense des classes moyennes.

Bon, comme le sujet des classes moyennes est assez vaste, je lui ai consacré une galerie souterraine, dans laquelle je tenterai de montrer en quoi elles sont le pilier de la démocratie, en quoi leur évolution n’est pas du tout la même dans les pays développés et dans les pays émergents, et pourquoi leurs évolutions divergentes empêchent les social-démocrates d’avoir un discours homogène sur le plan international.

2.5 La social-démocratie et son avenir

2.5.1 La SD face aux futures échéances électorales

Actuellement, il n’est pas exclu que la social-démocratie dans le monde ait atteint le point bas de la “courbe Kondratiev idéologique”.

Une “courbe Kondratiev idéologique” est le pendant de la courbe Kondratiev économique.

En économie, en effet, une courbe Kondratiev est un cycle long, d’une durée de 40 à 60 ans qui se caractérise par la succession de phases de croissance et de phases de récession. Après la crise, la reprise, puis après la reprise, la crise, suivie de la reprise, etc…

Les cycles économiques Kondratieff depuis 1800

Et en matière idéologique, il existe aussi des “cycles longs”.

Depuis 1945, deux grands cycles idéologiques se sont succédé.

1/ La fin de la guerre en 1945 marque le début du premier cycle long, celui de “l’ère social-démocrate” : triomphe de l’Etat Providence aux Etats-Unis, en Europe de l’Ouest et au Japon, keynésianisme, rôle moteur des États, création de l’ONU, régulations, réglementations, mécanismes de Sécurité sociale…

2/ Cette “courbe social-démocrate” s’infléchit en 1979 et en 1980, avec les élections respectives de Ronald Reagan aux Etats-Unis et de Margaret Thatcher au Royaume Uni : remise en question de l’Etat-Providence, dérégulations, déréglementation de la finance. C’est l’apparition du deuxième “cycle long” : le cycle libéral et ultra-libéral, cycle renforcé par la chute du mur de Berlin en 1989 et l’entrée de la Chine dans l’OMC fin 2001.

Son point culminant date de 2008 (crise financière) et, dès 2009, la courbe libérale redescend avec la remise en question de la financiarisation à outrance de l’économie, les excès de l’optimisation fiscale, et la paupérisation des classes moyennes dans les pays développés.

Certes, nous l’avons mentionné plus haut, les scores des partis social-démocrates sont actuellement au plus bas.

Mais peut-être ont-ils touché le fond et vont-ils voir leurs scores repartir à la hausse.

Quelques signes avant coureurs semblent l’indiquer, comme la percée de Bernie Sanders lors de l’élection présidentielle américaine de 2016. Sa candidature est d’autant plus remarquable qu’il n’hésita pas à déclarer lors d’un débat télévisé : “je suis social-démocrate”. (“Bernie Sanders is not a democratic socialist, he is a social democrat” a titré The Atlantic)

Sa prise de position a fait naître un débat nourri aux Etats-Unis, et les principaux sites et journaux ont dû expliquer à leurs lecteurs ce qu’était cette notion, nouvelle pour beaucoup d’entre-eux, de “social-démocratie”.

Au Mexique, la victoire d’Andrés Manuel Lopez Obrador à l’élection présidentielle de juillet 2018 signe la première victoire de la gauche dans ce pays depuis 200 ans, sur une base social-démocrate classique : création de services publics (eau, logement), et refus de la privatisation de certains secteurs, lutte contre le “néolibéralisme” (qu’il ne nomme jamais “capitalisme”).

En Suède, le parti social-démocrate a obtenu 28% des suffrages, a contenu la vague de l’extrême droite et est resté le premier parti politique du pays.

Et en Espagne, le PSOE (Parti socialiste) a remporté les élections du 28 avril 2019, avec 29% des voix et 123 sièges.

Du coup, il n’est pas du tout impossible que le train de l’ultralibéralisme, qui a démarré en 1979 avec l’élection de Mme Thatcher, soit en train de ralentir depuis la crise de 2008.

La question est donc de savoir si M.Macron ne risque pas d’être le dernier dirigeant à vouloir monter dans le dernier compartiment du dernier wagon du train ultra-libéral en voie de ralentissement alors que, sur l’autre quai, le train social-démocrate est déjà en train de redémarrer.

Dans un article du Monde de juillet 2018, Françoise Fressoz se pose la question : “Et si Emmanuel Macron était arrivé trop tard ? Et si ce jeune président était déjà daté, parce que le monde a changé bien plus vite que lui ? (…) Emmanuel Macron est fondamentalement un libéral qui évolue dans un monde qui l’est de moins en moins”. Comme l’a fait remarquer l’économiste Philippe Aghion, professeur au Collège de France, la France est aujourd’hui “à la croisée des chemins : est-ce qu’Emmanuel Macron essaie de faire évoluer le modèle social français pour le rapprocher du modèle scandinave ? Ou bien est-ce qu’il va finir par faire du « néo-giscardisme »?” Et, concernant son souhait de développer en France le secteur de la finance, Romaric Godin, de Médiapart, enfonce le clou : après avoir montré qu’il n’existe guère de corrélation entre croissance économique et développement du secteur financier, il conclut : “cette vision trahit une pensée gouvernementale profondément datée dans le meilleur des cas, et fortement sensible aux lobbies financiers dans le pire des cas.”

Il semble qu’Emmanuel Macron ait pris conscience de l’impasse ultra-libérale et de la financiarisation extrême de l’économie, puisqu’il a déclaré dans ses voeux de l’année 2019 : “le capitalisme ultralibéral et financier trop souvent guidé par le court terme et l’avidité de quelques-uns, va vers sa fin.

Face aux excès de la financiarisation de l’économie et, surtout, face à la montée des partis ultra-nationalistes ou d’extrême-droite (élection de Donald Trump en 2016, victoire de Balsonero au Brésil en octobre 2018, victoire de Matteo Salvini en Italie en mars 2018), il semble clair qu’une réponse progressiste crédible et efficace puisse venir d’un mouvement idéologique qui met en avant les notions de redistribution, de défense des classes moyennes, des services publics, de la coopération entre Etats, et de la défense de l’intérêt général.

Autrement dit, aujourd’hui, il est probable qu’après avoir touché le fond, et du fait même de la poussée des mouvements extrémistes, la courbe social-démocrate va de nouveau connaître une phase ascendante, pour faire obstacle d’une part aux partis d’extrême-droite, et d’autre part à l’idéologie libertarienne et ultra-libérale.

2.5.2 La social-démocratie à l’échelle européenne

A l’heure actuelle, la Commission européenne, non élue, a plus de pouvoirs que le Parlement européen.

Pourtant, la Commission européenne, et les conditions juridiquement incongrues dans lesquelles la nomination de Martin Selmayr a été effectuée ne présage pas d’un fonctionnement pleinement démocratique et respectueux des règlements internes.

Pour autant, comme toute assemblée qui prend conscience de sa légitimité, il n’est pas exclu que le Parlement européen puisse revendiquer et obtenir des pouvoirs plus grands, comme les Etats Généraux l’ont fait en se transformant en Assemblée constituante lors du serment du jeu de paume.

Aujourd’hui, à la veille des élections de 2019, le Parlement européen est dominé par les partis de droite, mais le groupe de gauche S&D reste le deuxième groupe en nombre de députés (201 contre 217 pour l’EPP, droite, cf graphique ci-dessous).

Si les Européennes et les Européens souhaitent que l’Union européenne s’engage sur une voie moins néolibérale et plus social-démocrate, il devront voter pour des candidats social-démocrates le 26 mai 2019.

Sans compter que le S&D compte des députés européens issus de chacun des 28 pays membres de l’Union :

Autrement dit, si les forces de gauche social-démocrate prennent conscience qu’elles présentent une alternative crédible au libertarianisme et à l’ultra-libéralisme, elles peuvent prendre aussi conscience qu’elles disposent d’ores et déjà des outils institutionnels qui leur permettent de regrouper leurs forces à l’international.

3. Libertariens contre social-démocrates

3.1. Le tremplin contre la catapulte

La social-démocratie propose une synthèse féconde entre libertarianisme et communisme qui allie la liberté d’entreprendre et la sécurité sociale.

En effet, les quatre briques alignées forment à la fois une digue de protection collective contre les aléas les plus graves de la vie (santé, retraite), et aussi un point d’appui pour mieux nous aider à nous élever (éducation, politiques de l’emploi et de la formation).

Ce rôle de “digue de protection” contre la pauvreté et la maladie peut paraître démotivant, voire infantilisant.

Il n’en est rien.

Contrairement au communisme, où la vie de chaque citoyen est réglementée dans les moindres détails (les Chinois doivent vivre avec un “hukou” (ou “huji”), à la fois livret de famille et passeport intérieur conditionnant leur lieu de domicile, leur école de formation, l’accès à certains services publics), la social-démocratie donne simplement les bases pour ne pas couler, pour rester à flot, et pour s’envoler ensuite vers un idéal d’accomplissement personnel.

Du coup, non seulement la social-démocratie offre une digue de protection à chacune et à chacun tout au long de sa vie, mais cette digue est également un “tremplin” vers l’éducation et l’emploi, et l’épanouissement personnel.

Autrement dit, avec la règle du 50/50, les besoins vitaux de chacune et chacun sont satisfaits. Ce qui permet à l’individu, ensuite, de s’envoler vers ses rêves, son destin, sa carrière, sa vocation.

Alors que le libertarianisme, lui, a vocation à catapulter quelques “happy few” vers l’horizon incertain de l’ambition individuelle.

Ce qui explique pourquoi l’opposition social-démocrate à la vision libertarienne est frontale, et a remplacé l’ancienne opposition dialectique entre communisme et capitalisme : oui, le partage des richesses est important, oui, le versement d’impôts décents par les entreprises transnationales est important, oui, le respect des lois est important, oui, la loi, expression de la volonté générale, est supérieure au code -ou, pour le dire autrement, “law is code”, c’est-à-dire, “la loi est le bon code”.

Et oui, l’intérêt général est supérieur à la somme des intérêts particuliers.

Bien entendu, la vision proposée par la social-démocratie peut ne pas entraîner l’adhésion de toutes et de tous. Mais elle est respectable, cohérente et peut servir de bouclier ou de porte-voix idéologique face à la vision libertarienne du “chacun pour soi, des dollars pour moi, et les impôts pour les autres.” Ah, j’ouvre ici une autre galerie perpendiculaire pour expliquer pourquoi je fais une fixation sur les très grandes entreprises qui veulent à tout prix échapper à l’impôt. Il ne s’agit pas d’un texte théorique mais d’un récit personnel.

3.2 L’action des consommateurs

Les créateurs libertariens des GAFA ont créé des outils technologiques grâce auxquels ils peuvent transformer le monde selon leur vision, mais sans passer par la case des élections démocratiques.

Par ailleurs, les partis politiques classiques sont limités, d’une part du fait de leurs ancrages nationaux, et d’autre part par le fait qu’ils subissent les assauts des lobbyistes d’entreprises.

Du coup, il est temps pour les citoyens-consommateurs d’utiliser les outils créés par les GAFA pour se faire entendre, et ce d’autant plus que ces outils dépassent les frontières nationales.

Nous l’avions indiqué dans la première partie de ce texte, communisme et capitalisme se sont affrontés selon un processus dialectique.

Aujourd’hui, libertarianisme et social-démocratie se confrontent selon un même processus dialectique, fort heureusement bien moins violent.

Le libertarianisme, du fait de la richesse et de la puissance technologique des entreprises qui le promeuvent, n’a pas besoin des élections démocratiques pour imposer sa vision du monde.

De son côté, la social-démocratie et sa vocation de partage (“fifty-fifty”) a politiquement tendance à voir ses scores électoraux baisser, puisque la classe moyenne rétrécit.

Quand bien même les scores électoraux des partis social-démocrates repartiraient à la hausse, cela ne saurait empêcher les entreprises libertariennes de continuer à appliquer de facto leur programme, et cela n’empêcherait pas les lobbies de peser de tout leur poids sur les décisions politiques.

Mais il existe un autre niveau sur lequel peuvent intervenir les citoyens.

Celui de la consommation.

Selon l’OCDE, la consommation finale des ménages représente 62,6% du PIB mondial.

Autrement dit, les citoyens de base, les consommateurs de base pèsent pour près des deux tiers sur la consommation des richesses mondiales produites chaque année.

C’est donc eux, c’est donc vous, c’est donc nous tous qui, au final, avons le vrai pouvoir au sens où on l’entend actuellement, c’est-à-dire le pouvoir économique.

Autrement dit, si les citoyens ont l’impression qu’il est difficile pour eux de se faire entendre sur le plan politique (que ce soit au niveau des parlements nationaux, au niveau des leaders élus à la tête des gouvernements et des Etats, au niveau des organismes publics internationaux), il leur est tout à fait possible de faire peser leur influence sur ceux qui ne se privent pas de faire appel au lobbying auprès des institutions publiques, à savoir les entreprises.

D’une part, 65 % des consommateurs prennent en compte les valeurs d’une marque lors d’un achat.

D’autre part, les outils numériques, comme les applications, peuvent être un vecteur d’action pour les consommateurs. Ainsi, l’appli Made In Emploi de Charles Huet permet aux consommateurs de savoir où sont fabriqués les produits qu’ils envisagent d’acheter, afin qu’ils puissent, s’ils le souhaitent, acheter localement.

Inutile de rappeler l’efficacité et l’intérêt de sites à vocation citoyenne comme change.org ou Avaaz.org. Un dossier du Monde sur les Civic-Tech montre les pistes que ces dernières peuvent ouvrir pour l’action politique numérique. Quant au mouvement des gilets jaunes, il a largement démontré l’efficacité des réseaux sociaux pour la création et l’organisation d’événements collectifs.

Nous proposons donc un renversement de la logique actuelle : puisque les entreprises pèsent sur le politique, notamment grâce à la puissance de leur lobbying, alors les consommateurs ne devront pas se priver de peser sur les entreprises.

Implication des citoyens vers les représentants européens social-démocrates dans chaque pays, prise de conscience des députés social-démocrates présents au Parlement européen, mobilisation des citoyennes et des citoyens grâce aux réseaux sociaux et aux “achats citoyens” : c’est le triptyque à partir duquel peut être relancée la reconquête social-démocrate à un niveau efficace, c’est-à-dire au niveau international.

Voilà, j’ai tenté de montrer grâce à un ensemble de texte en principes cohérents en quoi la social-démocratie était à la fois plus juste socialement, plus efficace économiquement, et plus prometteuse en matière de lutte en faveur du climat. Si vous voulez savoir pourquoi il y a tant de “galeries souterraines” dans ce texte, et en quoi cette structure est cohérente avec celle de la social-démocratie, la réponse est dans cette dernière galerie.

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