Episode 1 : La perte de sens

Lili&Julie
6 min readJun 14, 2018

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Illustration by Lili

Banquiers devenus bouchers, fonctionnaires passés cultivateurs…les témoignages de reconversion vers les métiers manuels ont fleuri dans la presse ces dernières années. Mais au-delà de ces changements de vie radicaux, de plus en plus de Français souhaitent inventer leur propre parcours professionnel. Certains appellent ça “switcher”. C’est une étape, une transition, un passage d’un état à un autre : une réinvention de soi. Selon un récent sondage du groupe d’information AEF, 64% des Français veulent se reconvertir et 28% l’ont déjà fait, soit plus d’un Français sur 4 ayant déjà changé d’horizon professionnel. Ce qui motive le plus ces désirs de réorientation ? La volonté d’exercer une activité en phase avec leurs valeurs pour 70% des sondés (55% pour ceux ayant déjà changé). La quête de sens est bien au cœur de la reconversion.

Interroger la question du travail, d’aujourd’hui et demain

Nous (Aurélie et Julie, la trentaine bien tassée, amies depuis un certain cours de danse africaine en 2001) souhaitons témoigner de ce processus, cette mutation à la fois individuelle et collective. Notre récit, publié sous la forme d’une série de 5 épisodes, permettra d’illustrer que face aux anciennes formes de travail, de nouveaux modèles sont à inventer, pour notamment un meilleur équilibre vie pro/vie perso. En toile de fond, se dessine le futur du travail, de plus en plus marqué par ce qu’Emilie Vidaud appelle le Social Calling. Cette volonté d’avoir un impact sociétal et d’être maître de son destin professionnel. Il s’agit de faire bouger les lignes du monde du travail, à l’heure où 50% des jobs d’aujourd’hui n’existeront plus demain.

Tomber de haut. Vous le connaissez sûrement vous aussi, ce sentiment qui émerge un beau matin et gagne peu à peu du terrain. Qu’est ce qui me conduit, moi, à l’issue d’un parcours sans faute de longues études d’architecture, à me sentir si peu à ma place après quatre ans d’exercice à peine ? Qu’est-ce qui a bien pu me faire trébucher ? Un échec, pensez-vous ? Non, bien au contraire.

En réalité, comme beaucoup de surdiplômés et autres « Premiers de la classe », j’étais loin d’être privilégiée au moment de choisir un métier ou une voie professionnelle épanouissante. Jusqu’à un certain point, j’avais avancé sans trop me poser de questions, surfant sur la vague de la réussite scolaire en glanant quelques lauriers au passage. Mais il fallait voir la réalité en face, un défi s’imposait à moi : se révolter pour se trouver. Il s’agissait bel et bien de se rebeller contre l’ordre établi d’un parcours tout tracé, d’une voie royale, de remettre en question la réussite que l’excellence des résultats m’apportait jusque-là …sans pour autant me permettre d’exercer un métier qui me fasse vibrer et, plus encore : une activité qui ait du sens pour moi.

Mon quotidien me semblait de plus en plus éloigné du large champ des possibles ouvert par mes études

Gagnée par la désillusion, voire l’ennui, crise de doutes. A trente ans, j’en étais précisément là. Premier réflexe : la culpabilité. Comment ces études qui m’avaient tant stimulée et nourrie ne pouvaient-elles pas ensuite me procurer le métier qu’elles m’avaient fait miroiter ? Je soupçonnais tout d’abord un caprice d’enfant gâté, qui a tout pour être heureux mais demeure insatisfait. Je trouvais indécent de remettre en cause ce job si bien rémunéré dans une période où tout nous presse à penser que la crise sévit durement, que le chômage — tel un rouleau compresseur — guette le moindre faux-pas et que le travail est devenu une denrée rare ou plutôt une chance à saisir ? Ma déconvenue me semblait suspecte, inappropriée, voire carrément honteuse. Bien que freelance, je n’avais jamais connu l’inactivité, j’aurai donc dû être reconnaissante.

Pourquoi ce malaise ? Mon quotidien me semblait de plus en plus éloigné du large champ des possibles ouvert par mes études, et j’en souffrais. Ma créativité et ma sensibilité, qui avaient fait le sel de mon apprentissage, étant de moins en moins sollicités, j’avais l’impression de dépérir lentement mais sûrement. Certes, j’occupais un job valorisé aux yeux de la société et aussi de mes parents…cependant, il fallait me résoudre à regarder la réalité en face : je n’y trouvais pas mon compte. Je me trouvais alors face à ce décalage entre la réussite en soi et la réussite pour soi. « Je ne me reconnais pas dans ce que je fais et je le fais cinquante heures par semaine ». Est-ce que je vais laisser passer ça ? En écho à cette perte de sens avérée, une révolution silencieuse commence alors en moi.

Échec, frustration, abandon… Mettre de côté ses premières années d’apprentissage, sa vocation, est souvent mal vécu. Pourquoi ne pas y voir plutôt une opportunité ? Une chance de se réinventer et d’être ainsi plus en phase avec ses aspirations nouvelles. Alors on sort sa boussole et on reconnecte les aiguilles à l’essentiel : ce qui fait sens. Pour nous. Pas pour la société ou notre famille. Nous. Au plus profond de nous-mêmes.

Le fameux sens…Coup de bol, moi, le sens, je l’avais trouvé à 14 ans, lors d’un stage de 3ème au journal La Tribune. J’ai alors découvert un métier qui me permettait d’écrire -mon dada-, de poser mes innombrables questions, et d’être payée pour cela. Bingo ! J’ai chopé le virus et il ne m’a pas lâché depuis.

Le journalisme, c’est un métier passion, constitutif de mon identité. J’ai bataillé dur pendant sept ans, tentant de me faire une place dans ce milieu si concurrentiel. J’ai enchaîné les expériences, en chaines d’info, puis au sein de sociétés de production afin de réaliser des longs reportages, pour TF1 et M6 essentiellement. J’adorais mon job… L’adrénaline de l’actu, puis le terrain comme une drogue. Je prenais plaisir à mettre en lumière des héros du quotidien, des personnes qui, par leur action, participaient à changer le cours des choses, à leur manière. Mais je commençais à sentir un décalage, un malaise, cette petite voix qui s’installe et me murmure à l’oreille que ce métier, si longtemps rêvé, ne correspond plus à mes aspirations futures.

J’avais soif de sécurité, matérielle et émotionnelle

J’ai toujours été freelance. Journaliste pigiste (rémunérée à la journée ou au sujet), j’avais donc appris à me vendre, à valoriser mes idées et à savoir les défendre. Néanmoins, je commençais à être lasse d’un tel combat, de cette insécurité permanente. Ne pas savoir de quoi demain sera fait, si on sera payé le mois suivant… Après sept ans d’un tel régime, les inconvénients pesaient finalement plus dans la balance que les avantages. J’étais au demeurant dans une phase de vie personnelle, à 30 ans passés, où j’avais soif de sécurité, matérielle et émotionnelle.

Je vivais surtout de plus en plus mal les montagnes russes : après l’exaltation du reportage, un projet mené durant plusieurs mois avec toute une équipe, l’atterrissage était rude. Retour à la case bureau, chez moi, à me remobiliser afin de proposer à nouveau des idées de sujets. J’avais cette sensation désagréable de passer d’un terrain de foot, où la partie se jouait avec cameramen, monteur, chargé de prod, rédacteur en chef, à une barque, où je me retrouvais à devoir ramer seule pour avancer. Et puis j’ai commencé à ne plus trouver de sens à mon boulot, au sein de ce milieu professionnel si particulier que représentent les sociétés de production. Le déclic, ça a été le dernier reportage commandé : un énième sujet sur la malbouffe, pour la TNT. Je pressentais que j’allais finir par filmer tout ce je détestais à la télévision et que pour la première fois, je ne serais pas fière, mais alors pas fière du tout de mon travail. Moi qui portait le journalisme très haut en estime, je ne voulais surtout pas devenir une journaliste blasée, encore moins désabusée !

Peu à peu, j’ai ressenti un vide abyssal, une profonde lassitude, presque un dégoût. J’arrivais au bureau le matin en me disant : « Mais qu’est-ce que je fais là ? Pourquoi je contribue à cela ? Qu’est-ce que j’apporte en réalisant un tel reportage ? » Je ne croyais plus en rien, je n’avais plus l’envie, la niaque qui me caractérise habituellement, j’étais complètement paumée. Pour résumer, je ne me sentais plus du tout à ma place. Jusqu’à ce fameux matin de janvier 2016. Impossible de me lever pour aller travailler…j’étais tétanisée à l’idée de la journée qui m’attendait. Et là, j’ai compris qu’il fallait que ça change.

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Lili&Julie

Aurelie, architecte en plein switch; Julie, ex-journaliste devenue dircom en startup. Elles partagent l'amour des mots et un goût immodéré pour les histoires.