Une autre vue sur le manifeste éco-moderniste [3/3]

Marc Chataigner
Postscript on the societies of design.
5 min readOct 28, 2015
Eyes as Big as Plates # Matti © Karoline Hjorth & Riitta Ikonen

3. Pour d’autres formes de découplages

“Les humains devront chercher à détacher l’environnement de l’économie.”

Fondamentalement, le mythe du découplage n’est pas mauvais en soi, car il peut autoriser à penser distinctement les parties d’un même système, afin, peut-être, de les préserver l’une et l’autre. En revanche, il requiert d’être traduit avec précaution, car les parties sont inopérantes sans ce système — je vous renverrais ici au concept de ‘causalité descendante’ dans les systèmes complexes — et le découplage ne peut se réduire à une simple séparation des parties, car le tout est plus que la somme des parties. D’autre part, miser le salut de l’humanité sur des technologies encore à inventer, sans préciser dés à present leur nécessaire ‘neutralité’ ou ‘accessibilité’ au plus grand nombre, revient à pêcher par excès de confiance.

La lecture du manifeste des éco-modernistes m’a conduit, finalement, à me demander pourquoi n’étaient pas mentionnées ni imaginées d’autres formes de découplages permettant de réduire la pression des activités humaines sur notre biosphère. Au-delà du simple registre de la ‘décarbonisation’ de nos économies de marché, il existe nombre d’autres cycles au sein desquels nos activités prennent place et sur lesquels elles peuvent influer. Voici quelques autres formes de découplages:

  • Un découplage entre la vitesse d’exploitation et les besoins en ressources. Exploiter un écosystème n’est pas nécessirement néfaste ni fatal pour lui, si le temps de se restaurer ou de trouver un équilibre lui est laissé. C’est-à-dire laisser le temps à un écosystème de se refaire ou limiter la ponction sur cet écosystème plutôt que d’en protéger des parcelles éparses.
  • Un découplage entre valeur marchande et autres valeurs. Si l’une des ambitions du manifeste éco-moderniste est que l’environnement ne soit pas forcément perçu à travers sa valeur marchande, au lieu de chercher à ne pas l’inscrire au sein du règne économique il serait préférable de s’accorder au préalable sur d’autres domaines de valeur. Car à partir du moment où cet ‘environnement’ fait parti du contexte humain, qu’on le protège ou l’exploite, il acquiert de facto une valeur. Imposer qu’il n’ait pas de valeur, c’est s’exposer à ce qu’il soit perçu soit comme ‘gratuit’ soit comme ‘sacré’, deux postures qui encouragent des excès potentiels. La question du découplage relève plutôt de la capacité à imaginer des systèmes de valeurs qui ne soient pas que marchands.
  • Un découplage entre le bien-être humain et la création de point de croissance économique. Les éco-modernistes reviennent régulièrement sur cette notion de “pollution par point de croissance économique”. Dans Prosperity without Growth, l’économiste Tim Jackson rappelle qu’il est possible — voire vertueux — de penser la prospérité décorrélée de la croissance économique. Il rappelle que dans des économies dont la stabilité et le financement des institutions reposent sur les points de croissance économique, il est évident qu’en dehors d’une croissance positive il ne peut exister aucune stabilité, c’est-à-dire aucune alternative à la prospérité. Tim Jackson précise néanmoins que la prospérité requiert une stabilité, et que celle-ci existe au-delà du seul domaine de l’économie. D’autres économistes insistent même sur le fait que l’économie tend à négliger les externalités négatives, sources d’instabilité, et que le bien être humain doit être absoluement décorrélé des points de croissance.
  • Un découplage entre la valeur d’usage et de la valeur d’échange. Les théories marxistes tournent autour de ces deux types de valeurs, indissociées l’une de l’autre. Avec l’émergence de pratiques dites ‘collaboratives’, certains réalisent qu’il est possible de découpler usage et possession, qu’il est possible de louer, prêter, etc. Sans que les deux termes soit fondamentalement découplés, il est possible de distinguer la valeur d’usage et la valeur d’échange d’une matière première par exemple, afin d’encourager à faire le maximum d’une ressource donnée dans le temps, emploi après réemploi, faire le maximum d’usage et non le maximum de valeur.
  • Un découplage entre l’usage individuel et de la propriété individuelle. Dans le monde occidental contemporain, il semble convenu que l’usage est réservé à celui qui possède. Même dans The age of access, Jeremy Rifkin conservait l’unité d’usage et d’accès à l’échelle de l’individu. Néanmoins, il existe des formes de découplages possibles, ou l’usage à l’échelle individuelle n’est plus couplée à la possession à léchelle individuelle mais à l’échelle d’une communauté par exemple. Les biens et ressources mutualisés, les formes coopératives illustrent ces exemples. Entre la sphère du public et celle du privé, il serait intéressant d’approfondir les autres échelles, comme celle des communs, ou celle d’une communauté d’usage.

À mon sens, l’exercice de découplage n’est pertinent que s’il y a un re-couplage in fine. Le découplage ne peut être qu’un moyen pour isoler des parties interagissant dans un système, mais en rien une fin. Car ce qui nous englobe est toujours un ‘alliage’, comme le précise le philosophe Martin Seel quand il explique qu’il « n’y a plus de nature dite vierge, elle est toujours domestiquée, toujours un alliage de nature et de culture ».

Cet enjeu de ‘recouplage’ ne doit pas s’apparenter pour autant, comme le laissent à penser les éco-modernistes, à une obligation des sociétés humaines à “s’harmoniser avec la nature afin d’éviter un effondrement économique et écologique de leur milieu”. Utiliser des eco-sytèmes en place au lieu de les épuiser, les cultiver comme des agents de notre monde commun et non simplement les exploiter comme des objets donnés par cette planète, soigner leurs capacités de production et non seulement détériorer les habitats des agents productifs, entretenir la biosphère et non la mettre sous cloche, voilà des postures possibles qui n’imposent pas ‘un mode de vie primitif en harmonie avec la Nature’.

Pour “réduire les impacts de l’humanité sur l’environnement afin de laisser plus de place à la nature”, il ne s’agit donc pas de devoir s’harmoniser avec la nature, mais bien de s’allier aux agents du système complexe dont nous faisons partie, puissent-ils être entre autres économiques, sociaux, écologiques. L’idée de découplage ne sera jamais qu’un exercice pour se représenter comme une des parties d’un tout, mais ne permettra jamais d’envisager les propriétés émergentes de l’alliage possible de nos capacités avec celles des autres agents avec qui nous partageons cette planète.

--

--

Marc Chataigner
Postscript on the societies of design.

#service #design #transition to #collaborative #innovation PhD candidate @UnivKyoto, @WoMa_Paris co-founder, @OuiShare alumni, @super_marmite co-founder